Comment j’ai découvert le nombre d'or des raviolis chinois

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Comment j’ai découvert le nombre d'or des raviolis chinois

J'ai pesé, mesuré et goûté les meilleurs « xiaolong baos » de Shanghaï et ma conclusion est sans appel : il résultent tous de la même formule mathématique.

« Je suis arrivé. Doudoune verte, chapeau noir, pied à coulisse ».

Même perdu dans la foule qui se tient devant le Jia Jia Xiaolong Bao de Shanghai, Christopher St. Cavish est facile à repérer. Il n'est que 10 heures du matin mais déjà la queue s'allonge jusque dans la rue. L'enseigne est l'une des plus réputées de la ville.

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Pour certains, xiaolong bao signifie « petit ravioli dragon ». D'autres soulignent que lóng est un homonyme des mots « dragon » et « cuit à couvert ». Généralement, il désigne un petit ravioli fait à base de porc et recouvert d'une pâte à la farine de blé. Quand il cuit, il se remplit d'un bouillon de viande. À la dégustation, l'ensemble se déverse en bouche.

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Des clients font la queue devant une enseigne populaire de Shanghai, Jia Jia Xiaolong Bao. Toutes les photos sont de l'auteur.

Le xiaolong bao est un ravioli rempli de porc et de bouillon.

Cela fait douze ans que Christopher est arrivé des États-Unis dans la mégalopole chinoise. Chef de formation, il est aujourd'hui aussi connu pour sa plume. Sa plus grande œuvre est sans doute le Shanghai Soup Dumpling Index pour lequel il a scientifiquement comparé la qualité des différents xiaolong baos de Shanghai. C'est armé d'un pied à coulisse et d'une balance précise au milligramme près qu'il est allé goûter la production de 52 adresses, mesurant au passage le poids du ravioli entier, le poids du bouillon et de la farce ainsi que l'épaisseur de la peau. À partir de ces quatre critères, il a énoncé cette formule :

[(Farce + Bouillon / Épaisseur de la peau) x 100]

Le résultat de cette formule lui donne un score pour évaluer la qualité structurelle du ravioli. Or, tout faiseur de raviolis sait que c'est sur ce point que réside toute la difficulté de son art.

« Pourquoi une telle occupation ? » pourriez-vous demander. Christopher explique qu'il a ressenti le besoin de consacrer du temps à ce snack qu'on trouve tellement partout à Shanghai qu'il passe vite inaperçu.

Christopher St. Cavish, auteur du Shanghai Soup Dumpling Index, mesure les raviolis du Jia Jia Xiaolong Bao.

Tout est passé au crible : le poids du ravioli, celui du bouillon et de la farce qu'il contient et la peau qui renferme le tout. En guise d'outils, Christopher se sert d'une petite balance et d'un pied à coulisse.

Étant moi-même cuisinier et ayant une obsession bizarre me forçant à peser ce que je prépare, je me demande quel est son avis sur la question de savoir si la cuisine est un art ou une science.

« Les deux », me répond-il. « Mon projet était à la fois très sérieux et assez ironique. L'ironie, c'est que je n'ai pas fait rentrer en compte le goût dans ma formule. On mange forcément ça parce que c'est délicieux. Ce n'est pas du Soylent. »

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Il faut aussi dire qu'il est plus compliqué de quantifier le goût d'un aliment.

Cela dit, Christopher m'explique un truc : « Il existe une sorte de 'langue électronique' qui arrive à mesurer plusieurs facteurs qui rentrent en jeu dans la perception du goût mais c'est vraiment le genre de trucs qu'utilisent seulement les grosses firmes agro-industrielles. Ce gadget ne mesurera jamais les aspects immatériels qui rentrent en compte dans l'expérience gustative comme lorsqu'un aliment nous rappelle un bon souvenir ou alors la façon dont notre humeur affecte notre goût. »

En pleine pesée de la farce au porc.

Un bon xiaolong bao, c'est surtout : une peau mince, beaucoup de viande et autant de bouillon. Sur ces quelques principes plutôt simples se déclinent une infinité de variations : différentes façons de préparer la farce, des recettes originales pour la peau et des ratios qui varient entre les différents éléments. Les restaurants interprètent à leur sauce ce classique.

Si Christopher m'a donné rendez-vous justement au Jia Jia Bao, c'est qu'il s'agit selon lui d'un des meilleurs endroits où déguster un certain type de xiaolong bao.

« Il y a deux écoles », m'explique-t-il en précisant qu'il s'agit là de sa propre distinction. « La première propose un bouillon très subtil et un ravioli tout aussi fin alors que la seconde sert un ravioli consistant, dans lequel on sent bien le porc et où la peau n'essaye pas d'être particulièrement fine. »

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Dans la cuisine de Jia Jia Xiaolong Bao.

Ici, contrairement à d'autres restaurants, les baos sont cuits à la commande. Mieux vaut en effet qu'un bouillon de raviolis soit servi à la minute car sinon la peau finit par se désintégrer et on termine avec une bouillie sans nom.

« Un bouillon de raviolis qui attend trop, c'est triste », concède Christopher.

Jia Jia Bao a été ouvert par un couple issu d'une famille aisée mais qui a tout perdu pendant la Révolution Culturelle. Dans les années 1980, toujours dans la pauvreté et sans perspective de travail, ils ont décidé de mettre la main à la pâte en vendant ce que leurs bonnes leur préparaient étant enfants. Ils ont ouvert une boutique sur l'avenue Penglai et ils ont commencé à refaire les recettes de mémoire.

Les premiers résultats ne furent pas fameux – sauf pour les xiaolong baos. Un peu plus tard, le couple s'est fait construire un petit local et c'est à la fin des années 1980 et au début des années 1990 que la réputation de Jia Jia Bao s'est faite – notamment grâce à quelques pop-stars hongkongaises en tournée sur le continent. Aujourd'hui encore, ils jouissent de cette notoriété.

Les raviolis Jia Jia ne déçoivent pas : ils sont faits minute, légers et leur peau est plus fine que celle du Président Aux Petites Mains. Christopher dégaine son pied à coulisse d'un élégant petit étui et tare sa balance. Après avoir mesuré le ravioli entier (23,5 grammes), il sort une petite paire de ciseaux roses et fait une incision dans la peau. Il verse alors le bouillon dans une petite soucoupe déjà placée sur la balance (2,4 grammes). Il extrait ensuite la viande (8,9 grammes). La peau, quant à elle, fait 1,25 millimètre d'épaisseur. Si l'on analyse ces données avec la formule du Dumpling Index, ce pauvre petit ravioli se retrouve, avec ses 9,04 points, rangé dans la Classe B.

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Je suis étonné et demande à Christopher comment un si bon ravioli peut obtenir un score si médiocre avec sa formule. Il me fait alors remarquer que nous n'avons pas commandé le ravioli classique au porc mais un dont la farce est mélangée à du crabe : notre ravioli produit moins de jus que la version classique. Il n'est que 10 heures du matin mais le restaurant est déjà en rupture de stock du ravioli 100 % porc. (En Chine, personne n'est jamais vraiment en rupture de stock de porc. En jetant un coup d'œil en cuisine, on remarque qu'il leur en reste bien assez pour la farce mélangée avec du crabe. Étant donné que le bao au porc se vend 13 RMB tandis que celui mélangé avec du crabe se vend 29 RMB, on peut penser que cette rupture de stock a tout d'une stratégie commerciale.)

Quand il était en train de concevoir son Index, Christopher n'aurait même pas goûté le ravioli porc-crabe et il serait repassé un autre jour pour goûter le ravioli classique. D'ailleurs, dans son classement, le xiaolong bao de Jia Jia a obtenu la note incroyable de 12,49 – un Classe A en bonne et due forme.

Les dumplings de Jia Jia Xiaolong Bao sont remplis d'une farce au porc et au crabe.

Il fallait s'en douter : deux types blancs assis au milieu d'un petit restaurant de raviolis, ça attire les regards. Encore plus quand l'un d'eux mesure ses raviolis avec des outils et que l'autre le prend en photo avec un réflex et l'enregistre avec un Dictaphone. Christopher explique à un père et son fils pékinois son travail sur le Dumpling Index. Ils ont l'air de trouver ça intéressant. Le père décide de prendre en photo Christopher à côté de son fils en lui disant « Tu en tireras peut-être une leçon » d'un air sage.

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Nous prenons ensuite un taxi vers Fu Chun, seconde enseigne à tester. Christopher m'avoue alors que l'interaction qu'il vient d'avoir représente l'essentiel des réactions que son Index suscite ici.

« Je pense que les gens qui me voient décortiquer les raviolis avec mes ciseaux se disent juste 'wahou, cet étranger ne sait vraiment pas comment ça se mange.' »

Fu Chun, un autre restaurant de xiaolong bao.

Alors que nous entrons dans un nouveau restaurant, Christopher m'explique qu'il s'agit là du second style de raviolis dont il m'a parlé. « Ça ne va pas être très délicat. » Nous commandons et cherchons une place assise, en vain.

« Il faut rôder », me conseille-t-il avant d'aller se mettre en embuscade derrière une petite table sur laquelle deux meufs en sont à la moitié de leur repas. C'est pareil dans toute la salle : des gens attentent près des tables encore occupées. Ils ne se gênent pas pour taper du pied et jeter des regards appuyés à ceux qui passent un peu trop de temps devant leur bol.

On arrive finalement à choper des places assises juste avant d'avoir nos raviolis. Christopher secoue le panier vapeur : les raviolis ne tremblotent pas. Ici, la peau est visiblement plus solide que la fine couche qui retenait le xiaolong bao de Jia Jia.

Les dumplings au porc de chez Fu Chun.

« Ici, on se concentre sur le porc. Quand tu vois un ravioli comme ça, il faut comprendre : il a une peau, c'est vrai, mais on s'en fiche un peu. »

Je vois ce qu'il veut dire. La peau est effectivement plus épaisse mais c'est compréhensible vu le porc qui est à l'intérieur. Le parfum du porc y est plus intense que tout ce que j'ai pu goûter en Occident (où l'on préfère camoufler ce goût, précise Christopher). Après trois exemplaires de ces xiaolong baos, je suis calé. Visant le pied à coulisse et la balance, le type qui partage notre table demande à Christopher s'il est scientifique. Il rigole en apprenant que Christopher se définit plutôt comme un gastronome. « Très scientifique, le gastronome. »

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Après ça, nous faisons une petite promenade digestive de vingt minutes dans Jing'An. C'est le printemps et la pollution n'est pas énorme aujourd'hui. Le ciel est d'un bleu pâle et il n'y a aucun nuage. Nous arrivons enfin à Shan Shan Xiaolong, une cantine au style très shanghaien.

« Je n'ai jamais entendu parler de cet endroit en anglais », me confie Christopher. Mais ce n'est pas pour ça que nous sommes ici mais plutôt pour tester leurs xiaolong baos du Wuxi. Il s'agit d'une déclinaison régionale très appréciée par ici.

Les raviolis de Shan Shan Xiaolong, une cantine de style shanghaien.

La découpe du ravioli avant sa pesée.

Ce ravioli est plus gros – comme ceux de Fu Chun – mais la farce à l'intérieur est particulière. On sent de la sauce soja et du sucre. Quand Christopher coupe le ravioli pour le peser, le bouillon qui en sort est marron. Il a un goût qui se rapproche du Coca-Cola – ce qui ne plaît ni à moi ni Christopher. Mais ce n'est pas pour le goût que nous sommes là mais bien pour l'Index. Christopher sort donc ses instruments. Nous sommes face à un gros spécimen (50,1 grammes) qui renferme 11,1 grammes de bouillon et 18,9 grammes de farce. À l'évidence, la peau est plus épaisse et fait 1,75 millimètre. Mais toutes proportions gardées, il obtient un score de 17,4 sur l'Index – ce qui le classe quatrième meilleur ravioli de tous les temps.

« J'ai pris la décision mûrement réfléchie de ne pas inclure les xiaolong baos du Wuxi », me dit sérieusement Christopher. « Ils faussent tous les résultats. »

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Je demande alors à Christopher s'il a songé à aller plus loin avec sa méthode de quantification. Il évoque alors un autre snack connu à Shanghai : le shengjian bao, un ravioli frit connu pour son croustillant. Problème : il est impossible d'en mesurer le croustillant.

« J'ai vérifié dans la littérature scientifique. Des scientifiques de la chips ont passé leur vie à essayer de résoudre le problème mais ils n'arrivent pas à trouver un outil adéquat. Le croustillant est un son qui se transmet par l'os de la mâchoire – si vous mangiez une chips bien fraîche avec des boules Quies, vous trouveriez qu'elle n'est pas si croustillante que ça. »

Alors que notre session dégustation touche à sa fin, Christopher nettoie ses outils. Il replace délicatement le pied à coulisse dans son étui. Je lui demande alors s'il y a des inconvénients à ce travail – si ce n'est les limites de la quantification.

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« C'est une bonne question mais je n'ai pas de réponse », me dit-il alors qu'il repasse dans sa mémoire tous les restaurants qu'il a testés pour son Index au cours des seize derniers mois.

« C'est toujours simple de commencer un truc. Ce qui est plus dur, c'est de s'y tenir tout en le faisant bien. » C'était le mot de la fin.