Opinion, Finkielkraut, Beigbeder
Collage : Vincent Vallon
Société

En 2020, on ne pourra vraiment plus rien dire (et ce sera très bien comme ça)

Face à l’hystérisation des débats et l’impossibilité de tenir toute discussion sereine aujourd’hui, il existera toujours une autre alternative : arrêter de se parler.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Pendant longtemps, l’expression « on ne peut plus rien dire » (suivie de près par la méfiance envers « le politiquement correct ») s’est apparentée à mes yeux à des grommellements de tonton bourré dégageant à la fin du repas de Noël une vague odeur de Ricard et de racisme de proximité. Image mentale tout à fait fictive sur laquelle j’ai bizarrement imprimé au fil des années le visage de Didier Bourdon – sans doute parce qu’il avait signé une chanson qui s’appelait « On peuplu rien dire » en 2005 et qu’il avait quand même la gueule de l’emploi.

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Mais un basculement semble s’être opéré ces dernières années, et plus particulièrement ces derniers mois. L’impression d’être passé du sympathique cliché folklorique « de terroir » suscité à une crainte plus grande, diffuse et généralisée, a commencé à prendre forme autour de moi. Soit le sentiment, pas forcément identifié mais qui flotte dans l’air, que la liberté d’expression se trouve désormais de plus en plus menacée – et avec elle, les fondements de la démocratie pendant qu’on y est.

Mais au-delà de ce flou artistique, ce qui semble réellement avoir changé (et que j’ai pu observer en première ligne en ma qualité de Parisien évoluant en vase clos), c’est que si on reste en France très attaché à l’idée de liberté de ton et de dialogue, on le devient désormais beaucoup moins dès que la personne en face a le malheur d’avoir une opinion contraire à la nôtre. À cet instant-là, on passe bien souvent de l’humaniste éclairé des Lumières qu’on croit être à une bête immonde assoiffée de sang, prête à déchiqueter sa proie sans autre forme de procès. Moment d’autant plus ridicule qu’on se sent alors souvent soi-même blessé dans sa chair, meurtri et couvert d’hématomes émotionnels, comme si notre interlocuteur avait choisi sciemment de nous attaquer personnellement.

C’est un phénomène assez récent je pense, mais que je n’ai pas forcément très envie d’expliquer ici, en grande partie car je n’en ai ni le temps, ni la place, ni la caisse. Je peux néanmoins tabler sur ses possibles conséquences futures, tout du moins sur l’année 2020. Et puisqu’il reste jusqu’à vendredi pour souhaiter ses vœux, on en a profité pour vous dégager quatre grandes tendances conversationnelles qu’il faudra fuir dans les mois qui viennent, si vous avez décidé que vous en aviez marre de vous foutre en permanence sur la gueule en société.

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En 2020, on sera tous l’idéologue de quelqu’un

Mais pour comprendre ce qui risque de se passer dans les prochains mois, il faut revenir en novembre dernier. Le 13 au soir, David Pujadas invitait sur son plateau-arène de LCI toute une ribambelle d’experts-polémistes pour débattre de ce sujet éternel qu’est la liberté d’expression, avec une question en forme de coup de gong : « Toutes les opinions sont-elles bonnes à dire » ? Pendant trois heures, des cerveaux plus ou moins disposés ont tenté tant bien que mal d’en découdre autour de ce marronnier saisonnier. Car avec Caroline de Haas, Alain Finkielkraut, Lydia Guirous, Georges Kiejman, Maboula Soumahoro ou encore Frédéric Taddéï comme invités, on se doutait bien que le pseudo débat d’idées allait très vite viré au pugilat carabiné. Ce qui n’a pas loupé, les mots « censure », « islamophobie », « terreur » et « anti-démocratie » fusant en moins de cinq minutes.

Un détachement assez inédit s’est pourtant opéré dans ce combat de coqs, tout du moins dans sa forme. Un moment, Finkielkraut a mentionné le cas de Sylviane Agacinski, philosophe dont la conférence en octobre à l’université de Bordeaux avait été annulée par des associations d’étudiants la considérant comme homophobe car elle s’opposait alors à la GPA. Dans la bouche de Finkielkraut, ces jeunes gens-là se sont alors rendu coupables d’« idéologie », soit de vouloir imposer leur doctrine et d’être incapables de dialoguer avec quelqu’un en désaccord – alors que Finkie entend lui constamment défendre bec et ongles l’idée de « démocratie ». Un argument étrange : l’idéologie est un mot que l’on a longtemps considéré comme parfaitement normal mais qui contamine étrangement de plus le plus le débat public en tant qu’invective.

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« Il suffirait donc d’un terme relativement générique pour discréditer politiquement son adversaire aujourd’hui. C’est tellement gros que de plus en plus s’y collent »

Ce qui est curieux mais qui dit au moins une chose : une certaine incapacité à porter une véritable parole, ainsi qu'à défendre convenablement ses propres idées. Comme avec Finkielkraut (mais aussi avec bien d’autres), on trouve de plus en plus souvent « la démocratie » comme rempart face à « l’idéologie ». On devine alors que la première œuvre pour l’intérêt général de la France, tandis que la seconde défendrait forcément ses intérêts personnels, le cerveau lavé et la bave aux lèvres.

Il suffit donc d’un terme relativement anodin pour discréditer politiquement son adversaire aujourd’hui. C’est tellement gros que de plus en plus s’y collent. À l’image de Nadine Morano, dans le numéro de Valeurs Actuelles consacré aux méthodes de Quotidien de Yann Barthès, y allait de son ouin ouin personnel, après s’être sentie manipulée lors d’un reportage de l’émission : « Moi, je travaille pour la France, lui est dans une démarche politique, militante, idéologique et ne pense qu’au tiroir-caisse de sa boîte de prod. » Ce passage nous gratifie d’une double peine : celle de rendre Yann Barthès presque sympathique tant l’argument est fallacieux, et celle d’être plutôt d’accord avec Valeurs Actuelles quand ils débunkent les méthodes de l’équipe de Bangumi.

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Si même les qualificatifs « politique », « militant » et « idéologique » deviennent des gros mots dans la bouche de responsables politiques (qui, soit dit en passant, sont quand même censés « militer » pour leurs « idées »), que dire de leurs sous-catégories qui fonctionnent déjà comme des épouvantails ? Au point où on en est, il y a fort à parier qu’on soit déjà tous le capitaliste, l’islamo-gauchiste, l’extrémiste, le populiste, le zadiste ou le réactionnaire de quelqu’un. Ce qui nous fait une belle jambe.

En 2020, le ricanement sera obligatoire mais inoffensif

Pour en revenir à la grosse castagne télévisée de novembre dernier, tout le monde a surtout retenu ce savoureux passage où Finkielkraut, se sentant pris en sandwich par deux féministes qui l’accusaient de minimiser la portée de la culture du viol, a eu la bonne idée d’ironiser en répliquant : « Mais bien sûr, d’ailleurs je viole ma femme tous les soirs ». S’en est suivi un shitstorm assez spectaculaire – pour au final pas grand-chose, surtout si on considère que tout ce qu’il avait dit avant sur les femmes était autrement plus tendancieux.

Mais les éditorialistes en quête de biscuit n’en ont donc surtout retenu que l’utilisation de l’ironie, comme si le procédé était devenu dangereux en soi. Pour Finkie, on en a fait un premier degré camouflé, un complice du pouvoir, ainsi qu’une manière de pouvoir balancer des saloperies et de s’en tirer à bon compte ensuite. Et c’est à que ça devient intéressant. Pas seulement parce que ça dessine un horizon médiatique où il faudra dorénavant s’exprimer au premier degré sous peine d’être taxé d’ambigu (frayeur). Mais sans doute parce que le rire, l’ironie, le second degré et la dérision semblent avoir tellement contaminé tout le monde qu’on ne semble plus s’y retrouver entre la vérité et le sarcasme. À force de surutilisation, l’ironie y perdrait-elle de son mordant ?

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C’est ce qu’affirme Frédéric Beigbeder par exemple dans son dernier roman, L’homme qui pleure de rire, bouquin au demeurant assez obscène dans lequel il pleure la perte de ses privilèges d’ex-gloriole du tout-Paris cocaïné des années 80 – en gros, il est devenu pigiste (donc précaire) comme tout le monde et ça le met d’humeur mélancolique. Dedans, le mondain défroqué raconte qu’après une chronique désastreuse sur France Inter, il s’est fait dégager de la radio du service public. Il s’en prend donc vertement aux chroniqueurs de la station ainsi qu’à la dictature du rire en général, laquelle aurait contaminé le débat public et aurait fait de nous des clowns tristes et mécaniquement irrévérencieux envers le pouvoir en place – oui, il le dit vraiment à peu près comme ça.

C’est assez hallucinant de mauvaise foi du début à la fin, d’autant plus que Beigbeder a passé les vingt dernières années à se moquer de tout et de n’importe quoi sous couvert de dandysme frivole, et qu’il continue de le faire tout au long de son bouquin de merde, en renommant par exemple les gilets jaunes les gilets fluos – ça sonne plus rigolo, ça doit lui évoquer le Paris-Paris, les fluokids, tout ça. Mais pire encore, le mec semble confondre le rire avec le ricanement, comme si les gloussements sardoniques « de gauche » de Charline Vanhoenacker, les blagues misogynes de Daniel Riolo, les caquètements humiliants de Cyril Hanouna, ou les rires furieux et cathartiques que provoquent des mecs comme Bill Burr ou Louis C.K, c’était la même chose. Le vrai drame de l’auteur, c’est qu’il n’a jamais su que ricaner, et que même ça, il n’arrive plus à le faire convenablement. Il a toujours fallu se méfier des sophistes, mais aujourd’hui, il semble encore plus falloir se méfier des écrivains-pubards, surtout ceux qui se désolent d’être devenus des ringards absolus et qui font passer ça pour du spleen fin de siècle.

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En 2020, la guerre générationnelle n’aura pas lieu (mais celle des identités, si)

Pour rester dans le thème des vainqueurs et des vaincus, du passé et du présent, on aurait pu croire que l’affrontement verbal entre les jeunes et les vieux dans ce contexte aurait fatalement dégénéré comme tout le reste – notamment avec la destruction programmée de la planète Terre. Mais il semblerait que ce soit plus compliqué que cela. Alors d’accord, les jeunes militants tout colère d’aujourd’hui comme Greta Thunberg reprochent aux dirigeants du monde de lui avoir « volé sa jeunesse », mais on reste dans un combat assez classique – en gros, regardez-moi la planète que vous m’avait laissée, c’est moi qui vais devoir nettoyer toutes vos conneries.

L’éternelle guerre entre les générations (mais pas seulement) semble étrangement se passer plutôt de manière courtoise, soit principalement à coup de memes interposés et de tweets « bien sentis », comme si le monde entier était devenu un gigantesque sous-forum de 4Chan. En ce qui concerne les fameux zoomers contre les boomers (déjà une appellation memesque), tout l’arsenal guerrier des premiers envers les seconds semble désormais se résumer en une seule formule : « Ok Boomer. » Ça ne dit absolument rien en soi, le degré d’argumentation est proche de 0, mais vu que ça peut s’appliquer à tout, tout le temps, pourquoi se priver ?

Au même titre que la dangereuse « idéologie » suscitée, ce genre d’invective automatisée fonctionne comme une pancarte, qu’on pourra brandir à loisir si on veut disqualifier d’office la parole d’autrui. Et à ce titre, si l’âge et l’engagement politique ressortent comme des candidats sérieux au titre de « carotte rhétorique de l’année », le domaine des identités contrariées en serait le champion incontesté. Ne serait-ce que dans sa diversité. Dans une discussion face à une personne avec qui on n’est pas d’accord, on pourra être taxé de « mansplaining » si on est un homme et qu’on tente d’argumenter face à une femme, « d’appropriation culturelle » si on porte le mauvais vêtement, de « classisme » si on parle depuis un endroit socialement privilégié, de « transphobie » quand on se trompe de pronom, etc… Ce qui est pratique quand on est de mauvaise foi et qu’on veut couper court à une discussion. Encore plus pratique : presque tout peut être sujet à « identitarisme » : l’ethnie, le sexe, la classe, le genre, le poids, l’âge, le handicap, etc…

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Mais tous ces vecteurs d’identification n’auraient aucune valeur sans le degré de victimisation automatique qu’ils appellent. Dans son essai La Dictature des Identités, l’universitaire Laurent Dubreuil définit cette souffrance (dont on ne nie pas les causes et effets systémiques réels par ailleurs) comme joker ultime de l’identité blessée : « L’identité personnelle est le dépôt de l’identité collective, dont l’intégrité est sacrée ; sa vulnérabilité est immédiate et immense, elle requiert des protections formelles et une sécurité constante ; l’énoncé de sa souffrance doit mettre fin à tout débat, et, séance tenante, faire taire qui ne partage point sa conformation ». À partir de là, ce n’est pas qu’on ne peut plus rien dire, c’est surtout qu’on ne peut plus rien répondre.

En 2020, le langage n’aura plus aucun sens, alors autant passer la conversation

L’expression « on ne peut plus rien dire » peut alors aussi être considérée dans son sens le plus littéral. Et plus particulièrement lorsqu’elle concerne le langage, qui peut se retrouver tour à tour détourné, aseptisé, lissé, voire tout simplement dépossédé de son sens originel. Comment répondre alors par la parole lorsque les mots d’en face se retrouvent vidés de leur signification ?

Suite à la litanie de conneries proférées par le gouvernement Macron dans le sillage de la réforme des retraites lors des derniers mois (tels que promouvoir « la justice sociale », « s’en référer au Conseil National de la Résistance », refuser de nommer les violences policières comme telles, l’existence de Sibeth Ndiaye, etc…), Frédéric Lordon s'exprimait dans un article du Monde Diplomatique en décembre : « À ce niveau, dévoyer les mots, c’est conchier les choses. […] La démolition de la langue, en son noyau de sens, porte à son comble la démolition des institutions de ladite ‘’démocratie’’ : institutions de la représentation qui ne représentent plus, institutions de la médiatisation qui ne médiatisent plus, et maintenant, donc, institution — la plus fondamentale — de la langue et de la signification qui ne signifie plus. Après quoi on se scandalisera que les gens choisissent l’action directe plutôt que ‘’le débat’’. »

Et effectivement, les pompiers qui s’immolent par le feu et arrachent les barrières anti-émeute, l’engin de chantier qui déboule dans la cour du bureau de Benjamin Griveaux, les gilets jaunes qui saccagent les champs Elysées, tous ces gens ne semblent plus se soucier que la ligne de communication avec le gouvernement soit maintenant coupée. Eux ont désormais largement dépassé la demande de la prise de parole, et nous disent en creux que faire débat aujourd’hui, c’est avant tout un rapport de force qui consiste à faire irruption dans un espace qui n’est pas le nôtre. Ou comme le dit Jacques Rancière de manière plus fleurie, que « la politique commence quand l’ordre naturel de la domination et la répartition des parts entre les parties de la société sont interrompus par l’apparition d’une partie surnuméraire. »

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