Société

Sleeping Giants : « Notre liberté, c’est de pouvoir donner notre avis »

Le collectif Sleeping Giants dit lutter contre les « discours de haine » mais ses cibles, notamment Zemmour et « Valeurs actuelles », crient à la censure. Entretien.
Sleeping Giants Eric Zemmour
Photo de l'auteur 

Novembre 2016 : Donald Trump est élu président des États-Unis à la surprise quasi-générale. La presse américaine, qui avait largement soutenu son opposante Hillary Clinton, gratte partout à la recherche d'un responsable. Serait-ce la faute de Facebook ? Des fake news ? Des « discours de haine » ? Dans la cohue, un professionnel de la publicité, Matt Rivitz, décide d'agir. Il fonde Sleeping Giants, un collectif chargé de combattre la propagation de ces idées haineuses en frappant le porte-monnaie des entités qu'il estime responsables de leur diffusion. Sa première cible, le site d'extrême droite Breitbart, perdra plusieurs annonceurs importants suite à leur campagne.

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Aujourd'hui, les Sleeping Giants font parler d'eux en France. Ses membres anonymes se sont fait remarquer ces dernières semaines en interpellant les marques qui plaçaient leurs publicités sur le site de Valeurs actuelles ou pendant les coupures de l'émission d'Eric Zemmour sur CNews. Plusieurs d'entre elles ont choisi de battre en retraite, et donc de cesser de verser leurs sous aux médias en question. Combat salutaire ou organe de censure aussi indépendant qu'incontrôlable ? Nous sommes allés leur poser quelques questions dans l'espoir de nous faire un avis.

Bonjour Sleeping Giants. Avant toute chose, je dois savoir : pourquoi m’avez-vous bloqué sur Twitter ?
Sleeping Giants : Au début de notre existence, nous avons subi des attaques en masse, et nous avons utilisé l’outil Twitter « bloquer » pour ne pas nous laisser submerger. À cette occasion, quelques comptes ont malheureusement échappé à notre vigilance et ont été bloqués par erreur. Nous nous en excusons auprès de ceux que ça a touché. Ils peuvent nous contacter par email s’ils le désirent.

Bon. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Nous sommes un collectif de citoyens engagés dans la lutte contre le financement du discours de haine. Nous agissons exclusivement sur Internet, et plus particulièrement sur le réseau social Twitter.

Comment décririez-vous vos activités et vos objectifs à une personne qui n’a jamais entendu parler de Sleeping Giants ?
Dans le processus complexe de financement des sites web par la publicité, nous responsabilisons les différents acteurs financiers en les informant de leur participation – généralement non consentie – au processus de financement de sites extrémistes. Quand une marque veut diffuser une publicité sur Internet, elle fait appel à une régie qui lui propose un « catalogue » de plusieurs milliers de sites disposés à afficher sa publicité. La marque peut établir une liste d’exclusion pour ne pas apparaître sur des sites qui ne correspondent pas aux principes moraux qu'elle désire promouvoir ou à la cible démographique qu'elle vise.

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Mais il y a tant de sites que les marques ne sont pas au courant de tous les sites sur lesquels ses publicités continuent de passer.
Nous les alertons de leur présence auprès de contenus extrêmes, promouvant selon nous la haine et la discrimination. L’annonceur est alors libre de compléter sa liste d'exclusion ou de ne pas le faire. Nous ne proférons aucune menace, nous ne harcelons pas, et nous ne prenons aucune mesure de rétorsion à l’encontre de ceux qui ne suivent pas notre avis. Nous pouvons affirmer qu’il suffit la plupart du temps d’un seul tweet d’information pour obtenir une confirmation de la part de la marque du retrait de ses bannières.

Comment sélectionnez-vous les objets de vos actions ?
Nous avons des critères très stricts pour juger si un site web « mérite » qu’on s’y intéresse. Nous ne pouvons pas nous permettre, étant donné notre structure, de nous disperser dans des dizaines d’actions simultanées. Par contre, nous sommes prêts à poursuivre une opération sans relâche pendant des mois, voire des années. Nous sommes des marathoniens, pas des sprinters. Le contenu est soigneusement examiné en amont, et nous regardons si le site publie des fake news, des billets d’opinion présentés comme des articles journalistiques, des faits divers soigneusement sélectionnés pour ne faire apparaître que ceux qui servent son objectif, par exemple, les délits commis par des étrangers ; s’il utilise ces techniques pour susciter la peur ou attiser la haine chez ses lecteurs ; s’il dénigre systématiquement les associations oeuvrant pour l'égalité des droits (associations féministes, anti-racistes ou LGBT, ONG de secours aux réfugiés…) ; s’il adhère à des théories complotistes discriminatoires (« Grand Remplacement », complot franc-maçon, etc). Ensuite, tous les membres de notre équipe doivent tomber d’accord avant d’envisager une action.

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« Nous désirons que les annonceurs puissent connaître et contrôler l’emplacement où apparaissent leurs publicités, et par là même quels sites ils financent. Parler de censure, dans ce cas, est totalement hors sujet »

Assumez-vous un positionnement politique particulier ? Si oui, lequel ? Si non, pourquoi ?Notre action n’est pas liée à un parti ou à une orientation politique. Le mouvement des Sleeping Giants est composé de personnes de tous bords, rassemblées autour des valeurs communes de dignité humaine, de fraternité, d’égalité des droits et de refus des discriminations. Nous pensons que ces valeurs dépassent largement le cadre du positionnement politique ou d’un parti. Traditionnellement, certaines de ces valeurs sont peu valorisées lorsqu’on s’aventure vers l’extrême droite républicaine et au-delà. Mais ce ne sont pas les opinions politiques ou un parti que nous ciblons, c’est le discours d’intolérance, de rejet de l’autre, de stigmatisation raciale ou religieuse, du dénigrement des femmes, des homosexuels, des migrants, des personnes handicapées, des pauvres ou des militants pour les droits humains…

Quant au reproche « Pourquoi ne pas cibler un média d’extrême gauche ? », nous n’avons à ce jour recensé aucun média de ce type qui correspond aux critères Sleeping Giants et se finance par la publicité.

L'une de vos cibles, le magazine Valeurs actuelles, estime que vous portez « la censure des bien-pensants ». Qu'en pensez-vous ?
Censurer, c’est empêcher l’expression. Nous ne réclamons pas la fermeture des sites propageant la haine, le sexisme, l'obscurantisme, tant que leurs propos ne dépassent pas les frontières de la légalité. Nous désirons que les annonceurs puissent connaître et contrôler l’emplacement où apparaissent leurs publicités, et par là même quels sites ils financent. Parler de censure, dans ce cas, est totalement hors sujet, il n’est pas question de supprimer du contenu. Les bannières publicitaires ne sont pas les seuls moyens pour un média de se financer, d’ailleurs certains s’en passent totalement. Il y a aussi les abonnements, les appels aux dons, les newsletters payantes, etc. Dans le monde réel, on ne songerait pas à ostraciser une marque parce qu’elle décide de passer une page de pub plutôt dans L’Express que dans Minute. Pourquoi cela devrait-il en être autrement sur Internet ?

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La liberté des marques, c’est de choisir à quel endroit elles veulent passer leurs publicités. On ne peut les contraindre à investir leur budget marketing sans possibilité de choisir. Notre liberté, c’est de pouvoir donner notre avis. La liberté d’un média, c’est de choisir un mode de financement qui soit compatible avec son contenu.

Vos membres ont choisi d'accomplir leur mission sous couvert d'anonymat. Pourquoi ?
Vu le modus operandi de certains extrémistes ultra-nationalistes ou identitaires, les menaces de mort ou de violences ne manquent malheureusement pas. Nous sommes des bénévoles, avons une vie en dehors d’Internet, et désirons garantir la sécurité de nos familles. De plus, les valeurs portées ne doivent pas dépendre d'un leader, elles ont leur propre droit d'existence. Lier le mouvement à une personne – plus ou moins charismatique – risque de détourner l'attention de ce qui compte : égalité, respect, non-discrimination.

Vos activités ont l’air de demander un temps conséquent. Vous pouvez nous parler de votre équipe et de la répartition des tâches ?
On parle ici du petit groupe qui gère le compte. Une grosse partie de l’action est menée par nos 16 000 abonnés sur Twitter, qui peuvent tous se revendiquer « Sleeping Giants ». Chacun donne le temps qu’il peut, quelques heures par jour si possible. Il n’y a aucun planning, aucune obligation, aucune justification à apporter. Parfois il n’y a plus personne en ligne pour gérer le compte, parfois nous sommes plusieurs à la fois. Nous sommes plus ou moins interchangeables. Quelques-uns, cependant, sont plus spécialisés dans le graphisme ou l’animation, d’autres dans l’aspect technique et le développement informatique.

Comment financez-vous vos activités ?
Il n’y a pas de financement, notre budget est de 0 euro. Nous sommes tous bénévoles, et les réseaux sociaux, l’hébergement, le mail, tout cela est gratuit.

Quels contacts entretenez-vous avec les Sleeping Giants américains « originaux » ?
Notre compte est totalement indépendant du compte original « Sleeping Giants » US. Les objectifs sont communs, les méthodes d'action assez similaires, mais nous avons la liberté totale de mener les actions que nous voulons, comme nous le voulons. Nous maintenons des contacts amicaux mais épisodiques avec les fondateurs, ainsi qu’avec d’autres branches de Sleeping Giants dans le monde.

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