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« Shazaam », le film que tout le monde a vu… et qui n’a jamais existé

Sur Reddit, des centaines de gens discutent d’un film sorti dans les années 90 appelé « Shazaam », persuadés d’en avoir des souvenirs précis. Sauf que personne n’en retrouve la trace.

Apparemment, quelque part dans une réalité parallèle anglo-saxonne, il existerait un film très particulier. Un film nommé « Shazaam », sorti quelque part dans la première moitié des années 90, qui raconterait l'histoire d'un génie contemporain un peu gangsta apparaissant devant deux enfants pour leur accorder des vœux. Ledit génie serait interprété par Sinbad (David Adkins à la ville), un comique américain de stand-up ayant officié durant cette décennie. Sur Reddit, ils sont des centaines à se rappeler de ce film, qui semble avoir nourri l'imaginaire des enfants des nineties. Le problème, c'est que ce film n'existe pas. Pas dans le sens où il aurait été noyé dans les profondeurs de l'oubli par le courant impitoyable du temps qui passe (et d'une époque, surtout, où Internet n'était pas encore là pour consigner méticuleusement tous nos souvenirs honteux), non. Dans le sens où ce film n'a jamais existé. Jamais. Si vous êtes sceptique, prenez deux minutes pour chercher une trace du film, sur Wikipédia, IMDb, Rotten Tomatoes ou toute autre banque d'informations en ligne. Vous ne trouverez rien. Lisez ensuite le tweet de son supposé acteur principal, Sinbad, qui écrit noir sur blanc qu'il n'a jamais, jamais, au grand jamais joué de génie, et qu'il paiera 5000 dollars à qui retrouve le film, et peut-être alors saisirez-vous l'absurdité de la situation.

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L'histoire de Shazaam, le film qui n'existait que dans la tête de ses fans, remonte à 2009 et une simple question, toute innocente, sur le forum de questions-réponses Yahoo ! Answers, comme le raconte le New Statesman, à l'origine de la médiatisation de l'histoire. Un type comme un autre, qui demande à la grande communauté connectée de l'aider à retrouver un film dont il a perdu le nom. Personne ne trouve, alors que beaucoup assurent s'en souvenir également, mais l'histoire ne va pas plus loin (et l'OP est probablement devenu fou à l'heure qu'il est). Il faut attendre 2011 pour qu'un autre utilisateur, MJGSimple, ne sollicite à nouveau l'aide de la communauté en hurlant à la conspiration. Là encore, à peine quelques vaguelettes sur la surface d'Internet, plus personne ne prêtant attention à ceux qui utilisent le mot « conspiration » pour justifier leurs délires paranoïaques.

L'histoire décolle réellement en 2015, lorsque VICE publie un article sur la « conspiration des ours Berenstain », une théorie complotiste selon laquelle un dessin animé américain populaire des années 80 aurait brusquement changé de nom, qui pousse toute une communauté Reddit à croire en l'existence de réalités parallèles. Les fans de « Shazaam » font le rapprochement et créent eux aussi un fil de discussion Reddit, sur lequel ils échangent des informations toujours plus précises sur leur hallucination collective. Outre le comédien et plusieurs parties de l'histoire du film, les redditors s'accordent sur la description de l'affiche du film – violette, avec le nom « SINBAD » en énorme lettres jaunes, tandis que l'acteur apparaît bras croisés, tourné de trois quarts - voire sur des cassettes qu'ils auraient eu en leur possession, comme un gérant de vidéoclub, Don, interrogé par le New Statesman, qui jure ses grands dieux avoir vu le film plus d'une fois pour corriger un défaut sur la VHS. Rappelons encore une fois, à toutes fins utiles, que « Shazaam » n'a jamais existé.

Shaquille O'Neal, effet Mandela et Sinbad le Marin

Puisque la raison et le bon sens s'opposent fermement à l'explication des réalités parallèles, comment peut-on expliquer la persistance d'une telle hallucination collective ? De fait, plusieurs explications coexistent, qui tressent entre elles un panier d'informations idéal pour faire naître un tel quiproquo. Car Shazaam n'est rien qu'un gigantesque échafaudage d'amalgames, une création ex nihilo alimentée par un flot constant de faux souvenirs qui s'auto-entretiennent en se basant sur des informations bien réelles. Par exemple, il existe bel et bien un film foireux, sorti en 1996, qui raconte l'histoire d'un génie déterré par deux enfants pour exaucer leurs vœux. Le génie est joué par Shaquille O'Neal. Son nom, « SHAQ », s'affiche en lettres énormes sur l'affiche violette, tandis que le Shaq' pose bras croisé, sourire aux lèvres, au-dessus du titre du film… « Kazaam ». Pour les truthers à la recherche du film perdu, pas de doute : Kazaam est un rip-off de Shazaam sorti quasiment en même temps, dont le cinéma hollywoodien est si coutumier - prenez par exemple 1001 Pattes et Fourmiz, tous deux sortis en 1998, ou Deep Impact et Armaggeddon, là aussi en 1998. La liste est non-exhaustive. D'autre part, Sinbad – le comédien - a bien été déguisé en génie en 1994, à l'occasion d'un marathon ciné des films de Sinbad… le marin. Vous suivez ? Et voilà comment, à partir d'informations disparates, les faux souvenirs se créent.

En tout état de cause, cette rocambolesque histoire de film inexistant n'est que l'énième exemple de « l'effet Mandela », un phénomène qui pousse un grand nombre de gens à se convaincre d'un même souvenir, bien que celui-ci soit parfaitement faux. Comme nous vous l'expliquions dans un précédent article, l'invention est celle d'une blogueuse, Fiona Broome, persuadé que Mandela était mort en prison en 1980. Depuis plus de dix ans, sa folle théorie, qui convoque la théorie quantique des mondes multiples, tente d'expliquer, via une liste de « preuves » historiques, que l'Histoire ne cesse d'être modifiée à mesure qu'elle avance. Et le pire, c'est qu'elle convainc, comme le prouvent l'existence d'un paquet de forums dédiés. Plus prosaïquement, l'effet Mandela est surtout une belle preuve de la plasticité de la mémoire, encline à se laisser convaincre par la théorie dominante d'un groupe.

Comme l'explique un chercheur interrogé par le New Statesman, l'histoire de « Shazaam » est un exemple parfait de ce qu'il appelle « la contagion sociale de la mémoire », aussi appelée « conformité mémorielle » : plus une information fait consensus autour de nous, plus nous sommes enclins à réassembler nos souvenirs pour se conformer à la version dominante. Oui, les souvenirs sont aussi soumis à l'influence sociale, et les affabulateurs triomphent dès lors qu'ils font le nombre. A l'époque ou la « post-vérité » semble désormais la norme, cette histoire jette une lumière fascinante sur les mécanismes de propagation des fausses informations en ligne et la manière dont les dynamiques des communautés en ligne – Reddit en tête - ont le pouvoir de redéfinir la notion même de réalité dans la tête des gens. A moins que Shazaam n'ait été intentionnellement et méthodiquement effacé de la surface de la Terre par l'industrie cinématographique, trop honteuse du résultat et suffisamment chanceuse pour qu'Internet n'ait pas eu le temps de s'en emparer. Après tout, en 1983, Atari a bien enterré dans le désert du Nouveau-Mexique l'équivalent de 14 camions remplis de cartouches de jeu vidéo dont «le plus mauvais jeu de l'histoire », E.T. L'extraterrestre. Quand on jette un œil aux 6% reçus par Kazaam sur Rotten Tomatoes, ça ne semble finalement pas si impossible que ça. Et vous savez quoi ? Sinbad, amusé par l'histoire, a annoncé qu'il souhaitait maintenant jouer un génie. A la fin, c'est encore Internet qui gagne.