Pourquoi Neverwinter Nights est la meilleure adaptation de Donjons et Dragons

FYI.

This story is over 5 years old.

Tech

Pourquoi Neverwinter Nights est la meilleure adaptation de Donjons et Dragons

À l'occasion de la sortie imminente de "Neverwinter Nights : Enhanced Edition", revenons sur l'histoire incroyable du jeu qui a réussi à séduire les rôlistes traditionnels.

Cet article est paru sur Waypoint. Captures d’écran par l’auteur, prises sur le serveur « Arelith ».


Invisible, je me glisse parmi les flagelleurs mentaux. Je ressens une petite exaltation passagère à marcher dans un endroit interdit. Si j’étais un vrai joueur, je me trouverais dans l’endroit le plus hostile qui soit. Mais je suis là, dans mon costume débile de maître de donjon, et en tant que tel les monstres m’ignorent royalement. Ils s’affairent à leurs tâches énigmatiques tandis que je parcours le monde merveilleux de Neverwinter nights.

Publicité

Dans un coin reculé de l’Outreterre, je me retrouve face à un squelette prostré : c’est une sorte de fantôme pris au piège, son âme hypothétique représentée par un crâne violacé flottant sur la surface argentée d’un miroir. L’examen du corps fait apparaître un récit : "Izlude le Magicien était un personnage joueur au début d’Arelith. C’est un exemple de l’influence que les joueurs peuvent avoir sur cet univers. Avec un peu de chance, ça pourrait être toi !" On me dit que si je me rapproche assez de lui, je l’entendrai pleurer.

Au cours des années 1990, les jeux de rôle occidentaux se sont échinés à reproduire l’expérience de jeu RPG sur table ; Bioware possédait la licence D&D et avait tenté de produire des adaptations numériques fidèles au jeu, sans grand succès.

Quant à des jeux comme Baldur’s Gate et Fallout, ils ont connu un grand succès public et critique, mais ils ne proposaient en réalité que des scénarios pré-établis (avec, parfois, quelques arbres narratifs). Malgré leurs plot twist surprenants et la complexité de leur univers, ils n'ont jamais réussi à refléter parfaitement l’expérience réelle du jeu de rôle IRL : s’asseoir avec un maître du donjon et trois autres joueurs, puis élaborer une histoire ensemble. Cette réalité est restée confinée aux tables physiques, et les studios se sont finalement concentrés sur d’autres piliers des RPG numériques, comme Mass Effect et The Witcher.

Publicité

Neverwinter Nights, lui, a recréé l’expérience du jeu de rôle sur table dans un jeu numérique de manière convaincante grâce à un parti-pris habile – l'utilisation du "Dungeon Master client", une fonctionnalité qui permet aux joueurs de rejoindre la partie en tant que maîtres de donjon dans les sessions multi-joueurs en leur donnant le contrôle des PNJ. Ce système leur permet de modeler l'univers du jeu à l'envi, tandis qu'ils s'adaptent en permanence à un récit émergent. Neverwinter Nights n’était pas le seul jeu à proposer cette option, mais il l'associait à des outils de création de niveau très puissants permettant d'ébaucher des scénarios personnalisés de bout en bout. C’était le jeu sur table numérique construit pour l’avènement de l’ère des jeux en ligne, et c'est véritablement lui qui a transposé les règles et l'esprit de D&D dans les mondes virtuels.

À la veille de la réédition de la Enhanced Edition de Beamdog, je suis allé enquêter sur la communauté et les mondes persistants de Neverwinter Nights – des serveurs multijoueurs qui fonctionnent en continu, hébergent plusieurs groupes de joueurs et constituent des MMO miniatures à eux seuls. Je me suis donc retrouvé sur Arelith, le monde persistant de NWN le plus vaste et le plus ancien. Apparu en 2003, il illustre tout ce que Bioware avait espéré en termes de possibilités. Daniel “Irongron” Morris, le propriétaire actuel, a accepté de me montrer comment fonctionne le serveur.

Publicité

Arelith est un joyau, que l'histoire a pourtant laissé de côté. Après Neverwinter Nights, le genre a bifurqué : Bioware, CD Projekt Red et d’autres ont concentré leurs efforts sur la création d’expériences en mode solo tandis que Blizzard et consorts concevaient le fameux MMO occidental : de vastes mondes aux mécaniques complexes, des systèmes s’imbriquant les uns aux autres et des quantités massives de joueurs.

Les mondes persistants comme Arelith ne rentrent pas dans ces critères. Ils sont axés sur l’histoire, avec un scénario qui procède des interactions entre les joueurs et de quêtes pré-formatées. Pour créer un monde persistant, il faut simplement faire tourner le logiciel de serveur sur un ordinateur sans interruption, que ce soit via la location d’un serveur dans une armoire rack ou, à présent, via un serveur privé virtuel loué sur Amazon, Google, etc. Le monde persistant d'Arelith a, pendant un moment, été hébergé sur un ordinateur dans un garage. Les mondes persistants sont indépendants des services d’une entreprise et existent hors des plateformes de l’Internet moderne – à l'image des "donjons multijoueurs" qui sont les ancêtres des RPG et des MMO multijoueurs. Ils appartiennent au monde des sites indépendants d’hier et, je l’espère, de demain.

Une visite éclair d’Arelith, guidée par Morris et ses amis maîtres de donjon, prend presque deux heures. Elle suffit à me convaincre que je n’ai vu qu’un dixième des possibilités du jeu. Du début à la fin, je pose d'innombrables questions sur la conception de niveau (créer des zones pour gérer le nombre de joueurs est essentiel), sur la communauté (il essaye de répondre aux attentes des quatre types de personnalités de joueurs dressés par Richard Bartle), et sur l’histoire et la géographie du monde qu’il entretient.

Publicité

Morris s’est retrouvé impliqué dans Neverwinter Nights lors de son lancement en 2002 après avoir joué à des RPG isométriques pendant les années 1990. NWN était très prometteur à l’époque, et Morris attribue son succès à la reproduction fidèle de la relation entre le joueur et le MJ dans les jeux sur table. "Tous les autres jeux possédaient la mécanique et la configuration d’un RPG mais n’offraient pas une expérience complète."

La saga Neverwinter Nights a constitué le dernier tour de piste des jeux en mode solo (et non multijoueur, non-MMO) sous licence D&D. Obsidian, plutôt que Bioware, a publié Neverwinter Nights 2 en 2009. Il a eu moins de succès que son prédécesseur. Après ça, D&D est devenu un pré carré pour jeux d’action-RPG sans grand intérêt et le MMO Neverwinter, qui n'a pas emballé grand-monde. Entre Neverwinter Nights et Neverwinter Nights 2, le style de jeu que NWN symbolisait – isométrique, à la souris, influencé par D&D, mode solo ou multijoueur à petite échelle – s’adressait à un marché de niche, et des jeux comme Mass Effect et World of Warcraft ont renouvelé le genre.

Si Mass Effect est un film et World of Warcraft un parc d’attractions, alors Neverwinter Nights est plutôt une séance de théâtre. Son monde est une sorte d'immense scène constituée de gros blocs de pixels, chacun de la taille d’une petite pièce, disposés sur une grille, qui constituent le plus petit espace que le jeu peut gérer. Parce que cet univers est tout droit sorti d’une table de jeu en carton, le positionnement minutieux de chaque accessoire est indispensable pour réduire la pixelisation et le manque de réalisme de ces plans. Arelith, en particulier, est construit avec un dévouement quasi-maniaque pour la position des objets. En utilisant uniquement des modèles et des textures du jeu original, le serveur offre un spectacle saisissant. Cette réussite a été rendue possible par le perfectionnisme de l'amateur passionné, mais aussi par la possibilité d'utiliser plus de polygones que Bioware ne pouvait en offrir pour un jeu destiné aux ordinateurs de 2002.

Publicité

« Sans un habillage suffisant et un éclairage soigné, vous pourrez constater que les pixels du NWN d’origine sont vraiment visibles » m’explique Irongron. Des branches mortes gisent dans le lit des ruisseaux ; des cailloux tout juste rejetés par le flot d’une cascade scintillent au soleil ; une route de campagne serpente autour d'un rocher. Curieusement ce monde parait plutôt naturel, alors même qu'il est entièrement basé sur une grille.

Au cours de mon périple dans l'univers du jeu, je me suis retrouvé sur une carte composée de quelques navires navigant en pleine mer sous un ciel rouge. Elle n'a pas vraiment de relation avec le reste du monde du jeu ; c’est simplement un endroit à la disposition d’un MD en cas de bataille navale.

L'univers monde du jeu, lui, est cohérent et auto-suffisant. On y trouve néanmoins également des outils à usage libre pour les joueurs et les MD, des dispositifs qui leur permettent d’enrichir leur expérience de jeu de rôle avec des accessoires et différents mécanismes. Je connaissais le potentiel des outils de conceptions de niveau de NWN ainsi que l’existence d’un « DM client », mais observer toute cet arsenal technique en action est une expérience à part entière. J’avais l’impression d’observer un jeu sur table D&D en milieu de partie, avec des miniatures et des cartes quadrillées disséminées çà et là.

Plus tard, j'ai sauté sur l’occasion de parler à des fidèles d'Arelith. Une petite foule se forme sur une plage inconnue. Je prends mon courage à deux mains pour leur poser des questions : Depuis combien de temps jouent-ils ? Quelles sont leurs histoires préférées ? (« La fois où j’ai secouru un chat coincé dans un arbre. ») Je ne peux pas citer les innombrables réponses, mais il est évident que la symbiose entre le MD et le joueur joue un rôle primordial dans cette expérience unique. Personne n’est là pour les graphiques low-poly mignons ou pour les détails des règles de D&D : les gens sont sur ce serveur pour profiter d'un espace qu’aucun autre jeu de nouvelle génération ne saurait leur offrir.

Publicité

Le mot immersion est utilisé plusieurs fois dans la discussion. Ici, il semble important et précis. Les joueurs d’Arelith plongent tête baissée dans un monde qu’ils ont créé pour eux-mêmes, où les actions ont une signification particulière en lien avec une histoire collective. Ils incarnent leur personnage pendant toute la durée du jeu, en s'appropriant virtuellement des identités qu’ils se sont inventées avec les autres joueurs du serveur. Je me sens comme un intrus qui détruit un cercle magique pour poser des questions.

Une année en temps réel équivaut environ à dix ans de temps de jeu théorique. Aujourd’hui, Arelith est vieux de presque 120 ans. Son histoire peut être lue comme une longue suite de petites intrigues entre joueurs, qui se sont transformées avec le temps en évènements historiques majeurs. Des villes entières ont été rasées, et leurs cartes ont été modifiées pour exposer des ruines plutôt que des cités en effervescence – car c'est comme cela que l'on archive la tragédie sur le serveur. Dans la ville principale d’Arelith, un musée commémore toutes sortes d’évènements historiques, artistiques et fictionnels.

Izlude le Magicien, pleurant au pied d’un donjon pour l’éternité, témoigne bien de cette idée d'une histoire locale. Arelith est un projet de passionnés qui permet aux joueurs de modifier le monde de façon créative et permanente. Les changements faits au royaume d’Azeroth dans World of Warcraft ont vu le jour dans une salle de réunion quelque part à Irvine, en Californie, mais les changements réalisés à Arelith sont le résultat des actions des joueurs – qui brodent parfois des intrigues pendant des mois pour finir par détruire des villages entiers.

Publicité

Arelith a été créé pour permettre à un petit groupe d’amis de jouer ensemble. Par la force des choses, il est devenu une grande communauté durable. « Au départ, Arelith a vu le jour parce qu’on voulait pouvoir se retrouver dans un seul endroit et s’éclater ensemble avec un système équitable » m'affirme Jeremy “Jjjerm” Martin, le fondateur d’Arelith. « J’avais rejoint un autre serveur pendant un temps, mais la partialité et le favoritisme des MD l’avaient complètement ruiné. »

Arelith est maintenant bien plus important que ne l'avait anticipé le groupe d’amis des origines, sans avoir perdu pour autant son sens de la convivialité. Voir les joueurs échanger leurs idées en répondant à mes questions me rappelle les expériences que j’ai eues avec les MUD (multi-user dungeons) : il y a une histoire en cours dans laquelle tout le monde est investi. Mais à aucun moment je n’ai eu l’impression que la communauté était inabordable et le monde incompréhensible ; si j'avais voulu créer un personnage et joindre le groupe, j'aurais trouvé mes repères assez rapidement.

« C’est vraiment génial d’incarner une personne ordinaire parce qu’Arelith la propulse dans plein de situations extraordinaires. »

Arelith est gratifiant pour les rôlistes car ils prennent part à des histoires différentes de l’environnement D&D traditionnel – une joueuse (dont le pseudo est « Vespidae ») m’explique que son personnage est une paysanne avec « une fourche, un chien et tout le reste. » Irongron rebondit sur cette idée : « C’est vraiment génial d’incarner une personne ordinaire parce qu’Arelith la propulse dans plein de situations extraordinaires. » La réussite est secondaire par rapport à l’expérience du monde lui-même, et illustre parfaitement cette notion d’immersion évoquée auparavant.

Publicité

Le succès d’Arelith repose largement sur le travail en coulisses des différents intervenants. Obtenir l'approbation de la communauté pour faire des changements, par exemple, ou assurer la réussite d'une passation de pouvoir entre nouveaux propriétaires. Arelith est passé entre les mains de trois propriétaires ; le deuxième, James “Mithreas” Donnithorne-Tait, souligne l’importance de ce travail annexe : « La plupart des serveurs n’ont pas survécu parce que leurs admins d’origine s’effaçaient au profit d’un successeur qui n’avait pas la confiance des utilisateurs en place. Le résultat ? Des désaccords insurmontables et, au final, la mort du serveur. »

L’objectif est donc d’attirer et de conserver les joueurs grâce à un cercle vertueux : l’activité engendre plus d’activité. Cette idée est rabâchée continuellement lorsque je m’entretiens avec les joueurs : ils font l’histoire, ils créent le contenu et ils en subissent les conséquences. La mission des MD est de comprendre le contexte et de s’en inspirer pour encourager l’improvisation et, parfois, mettre des bâtons dans les roues des joueurs. Un joueur, sous le pseudo « Stylo », me raconte qu’il est un jour entré dans un édifice et s’est retrouvé face à un autre joueur portant une cape de la même couleur que la sienne. Par la suite, il a été accusé de tous les crimes de ce type, à tort. Un évènement fortuit comme celui-ci peut dégénérer de manière très intéressantes dès lors que plusieurs groupes de joueurs se croisent et se rencontrent.

Publicité

Un community management solide est un pilier essentiel pour qu’Arelith continue sur sa lancée. La communication dans le jeu se fait par dialogue texte, pas vocalement, parce qu’il serait impossible d’en garder des traces fiables. Les MD sélectionnés suivent de près les semeurs de trouble grâce à ces rapports soigneusement archivés. Les développeurs qui travaillent sur la narration et la création du jeu ne sont pas autorisés à s’identifier en tant que MD, mais en tant que joueurs lambda, pour qu’il n’y ait pas de confusion ni de conflit d’intérêts entre ceux qui construisent le monde et ceux qui le gèrent.

Ça n’a pas toujours été une partie de plaisir. J’ai l’impression que les standards ont évolué grâce à des remises en question fréquentes. Mais l’équipe d’admins d’Arelith est faite de vétérans en la matière. Peu de MUD et de MMO ont résisté au passage du temps. Et dans l’espace commercial des MMO, qui est soumis au mécanisme classique de la rotation du personnel, vous ne trouverez pas facilement une gestion aussi sophistiquée que celle qui existe sur Arelith. Au fil des ans, l’équipe a dû trouver des moyens efficaces de gérer les désaccords entre joueurs, d'intervenir quand des comptes sur le forum ont été détournés par des néo-nazis, ou encore de répondre aux attentes de classification PG-13 (interdit aux moins de 13 ans, ndlr) pour les nouveaux joueurs issus de la communauté à tendance « jeu de rôle érotique » très active de NWN.

Publicité

Fort de ces évènements, le serveur est maintenant à l’aube du plus grand changement qu’il ait jamais connu. Arelith s’est construit sur des fondations solides qui ont peu évolué au fil des changements de serveur, de la rotation des joueurs et du passage des générations de matériel PC. Aussi, la sortie imminente de Neverwinter Nights : Enhanced Edition (qui est en phase de beta testing à l’heure actuelle) est pleine de promesses, mais aussi de craintes pour les joueurs.

Le studio Beamdog a mis les joueurs au centre des impératifs de développement de Neverwinter Nights : Enhanced Edition, à tel point qu'il a embauché des personnes directement venues de la communauté et demandé à Morris de créer un monde persistant personnalisé basé sur Arelith pour un livestream en décembre dernier. Dès la sortie du jeu, les joueurs auront la possibilité d’utiliser les mondes déjà existants grâce à la rétrocompatibilité. Beamdog ne semble pas décidé à introduire un système de type "persistent worlds as a service", ce qui signifie que les mondes existants pourront faire la transition dès la sortie du jeu. Leur indépendance et leur potentiel resteront intacts.

Arelith a survécu grâce un entretien minutieux ; sa capacité à garder ses admins et la continuité entre les différents propriétaires du serveur au fil des années lui a permis de croître, contrairement à d’autres mondes persistants tombés dans l’oubli. La sortie de l'Enhanced Edition déclenchera sans doute une vague d’intérêt pour Arelith et la communauté Neverwinter Nights existante. Les joueurs que j’ai rencontrés ont réagi avec enthousiasme à cette éventualité, car un buzz potentiel attirerait de nouveaux joueurs, de nouveaux modérateurs et permettrait de créer de nouveaux modules dans un jeu rendu plus accessible.

Depuis le début, il permet aux joueurs de créer des tiers-lieux, des espaces sociaux au sein desquels les hiérarchies extérieures n'ont pas de prise, où les relations ne sont pas dictées par l’argent et où des nouvelles amitiés bourgeonnent. Dans l’univers du jeu en ligne, ce genre de chose est devenu rare ; la dernière fois qu'on vous a encouragé à vous faire des amis plutôt qu'à ramener des amis, c'était quand ?

Bien entendu, les outils servant cet objectif social ambitieux (le dialogue texte omniprésent, les interactions libres entre joueurs) sont vulnérables aux abus et difficiles à gérer humainement. Le fait qu’Arelith les utilise en respectant leur fonction initiale est une réussite, et le fruit d’un travail méticuleux. Distribuer un jeu offrant ce type d’outils peut être vraiment angoissant pour un développeur ; ce parti-pris va d'ailleurs à l’encontre des choix des grands studios, comme le prouvent le système de modération et d'encadrement rigide qui forme le noyau de Destiny 2 ou Overwatch.

Les mondes persistants nous rappellent ce qu’était l'Internet d’hier (et avec un peu de chance, ils préfigurent ce que sera l'Internet de demain). Ils sont bien plus qu'une galerie de comptes sur un service détenu par un tiers. Vous devez posséder ou louer un serveur pour les faire fonctionner. Arelith a été hébergé sur un ordinateur dans un garage pendant des années avant d’être enfin déplacé sur une plateforme d’hébergement en cloud. Neverwinter Nights possède un serveur principal, mais ce serveur est un catalogue, et non un hébergeur pour mondes persistants amateurs. Ces machines privées s'imposent comme des institutions d’un Internet réellement décentralisé. Les admins d’Arelith sont les véritables détenteurs de toutes les données utilisateur de leur serveur, qu'elles concernent monde lui-même ou les personnages qui le peuplent.

Ce système permet de créer des espaces qui n'ont pas vocation à servir des intérêts commerciaux. Les admins d’Arelith payent eux-mêmes les coûts d’hébergement et de bande passante du serveur, avec l’aide d’une petite plateforme de mécénat. Jusqu’à récemment, Neverwinter Nights ne représentait pas une source de revenus intéressante pour Bioware, Atari et Hasbro, mais jamais son existence n’a été remise en cause. Contrairement à d’autres guildes de MMO, les studios et les éditeurs n’auraient jamais pu débrancher Arelith du jour au lendemain. Les mondes persistants ont été créés comme une valeur ajoutée au jeu, pas davantage.

En marge d'une industrie qui semble de plus en plus prisonnière de l'impératif de rentabilité, les mondes persistants ont créé un espace dédié à une expérience de jeu qui ignore ces limites. Cette jouabilité prend une forme qui ne peut exister qu'au sein de conditions matérielles très précises où le profit est indifférent.

Je retourne souvent consulter Izlude le Magicien, qui gémit toujours dans son coin au fond d'un donjon. Arelith existe dans un genre de zone habitable de Neverwinter Nights – à partir de laquelle les joueurs peuvent toujours s’aventurer dans des recoins inexplorés du monde. Parallèlement, ce monde est assez grand pour que les traces laissées par les joueurs semblent négligeables, fugaces. De nombreux groupes d’aventuriers ont exploré ce donjon et écouté la tragédie d’Izlude. L’expérience d’un seul joueur a alimenté les histoires de dizaines d’autres. Petit à petit, l'univers du jeu s’est retrouvé inondé de ce type de détails. Le donjon est désormais comme un dessus de table marqué par les rayures profondes des dizaines de rôlistes qui sont passés là.