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Se battre pour réhabiliter le Minitel, un combat comme un autre

Malgré son débranchement en 2012, l’ancêtre français d'Internet peut compter sur le Minitel Research Lab pour honorer sa mémoire subversive.
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©Pascal George/AFP

Le 30 juin 2012, Orange débranche le Minitel. Trente ans après leur mise en ligne en 1982, les réseaux du kiosque Télétel, l’annuaire des plateformes en 3615, disparaissent, laissant près de 400 000 utilisateurs mensuels désemparés. Normal : depuis 2002, apogée du réseau en France avec neuf millions d’utilisateurs, le web, l’ADSL et la 3G ont successivement érodé la popularité du terminal télématique. En 2012, il est devenu complètement ringard.

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Quelques années s’écoulent et l'engin tombe dans l’oubli le plus total mais en 2017, le Minitel refait surface… Dans la presse américaine. Un article élogieux dans The Atlantic, un autre dans la prestigieuse revue d’ingénierie IEEE Spectrum, une seule signature : Julien Mailland. Plus tôt dans l’année, ce Français installé de longue date aux Etats-Unis, professeur assistant en télécommunications à l’université de l’Indiana et historien d’Internet au Computer History Museum, a publié « le premier livre en langue anglaise » sur le sujet, Minitel, Welcome to the Internet, avec le chercheur américain Kevin Driscoll. Depuis « une dizaine d’années », ce juriste de formation se démène pour sortir le défunt réseau français du purgatoire où l’histoire l’a enfermé.

Raspberry Pi, expos, Arlette Laguiller

Véritable apôtre du vieux terminal (il en possède une quinzaine), il est également derrière le Minitel Research Lab, un site qui rassemble toutes les informations disponibles sur l’univers Minitel et expose une formidable collectionde pin’s, terminaux et manuels d’utilisation d’époque. Son projet : « explorer l’impact technique, social, politique et légal du réseau Minitel, et faire un usage créatif des machines pour encourager une réflexion critique autour du design des réseaux. »

Par « usage créatif », entendez « connecter des Raspberry Pi à des Minitel et tenter des trucs ». Le 22 février dernier, Mailland et Driscoll ont publié une sorte de tutoriel de leurs expérimentations homebrew dans IEEE Spectrum. Spoiler : mieux vaut s’y connaître en électronique et parler un français d’école d’ingé.

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En novembre dernier, le Français organise une exposition sur le Minitel au Ace Hotel — « un hôtel de hipsters new-yorkais ». Il expose ses terminaux bidouillés en client Twitter, webcam et vidéotex, y fait apparaître le visage d’Arlette Laguiller et ressuscite le proto-forum 3615 SM avec son créateur Daniel Hannaby. Les visiteurs peuvent se connecter comme en 85, symphonie du modem en moins. (D’autres services sont également de retour en ligne, comme l’annuaire 3611 RE et, oui, 3615 ULLA.) Au-delà des bricolages de nerd et de la nostalgie des messageries roses, le Minitel, nous assure Mailland, a un rôle décisif à jouer dans le débat contemporain sur la gouvernance du web : celui de l’anomalie, de l’alternative au modèle actuel.

Trop gratuit, trop public et trop neutre pour la Silicon Valley ?

« En France, le Minitel est considéré comme ringard. Dans la Silicon Valley, c’est pire : c’est un exemple de ce qu’il ne faut pas faire », se désole le chercheur. Pour lui, cette diabolisation ne doit rien au hasard : « Dans les années 80, c’est le seul réseau au monde qui a un taux de pénétration élevé et significatif. En 1991, il y a 500 000 foyers américains connectés à Internet, via CompuServe, contre 6,5 millions de Minitel en circulation en France. A partir de 1998, le déclin du Minitel concomitant à l’essor d’Internet permet de construire le mythe selon lequel le web a pu fonctionner grâce au modèle privé américain et à la libre concurrence, hors du périmètre public, alors que c’est complètement faux. » Mailland l’affirme : « Il faut examiner le modèle Minitel non pas dans sa dimension kitsch mais dans son intérêt historique, vis-à-vis des problématiques actuelles de gouvernance des plateformes, de neutralité du Net et de la vie privée en ligne. »

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À l’heure des Macbook à 1 500 euros, des fuites massives de données et de la neutralité du Net piétinée, le modèle Minitel paraît complètement punk. « Minitel est un système hybride: l’accès au réseau était certes centralisé, mais les serveurs sont opérés directement par les fournisseurs de contenu. », détaille Mailland. « C’est l’opérateur central qui connecte l’utilisateur à des serveurs contrôlés par des structures indépendantes. France Télécom ne fournit aucun contenu, à part l’annuaire. »

En conséquence, contrairement à la situation d’impunité des fournisseurs d’accès à Internet (FAI) américains ou des GAFAM sur vos accès à l’information, « si France Télécom ou les PTT refusaient de vous connecter, ils ne pouvaient le faire que si le contenu était illégal au regard de la loi française, pas des community guidelines, et les fournisseurs avaient un droit de recours au tribunal administratif. La plateforme était gérée par une entité publique, dans l’intérêt du public.» Impensable au pays du libéralisme économique, où le réseau français est perçu comme bureaucratique, étatique, bref, quasiment communiste.

« L’Apple Store est pompé sur le kiosque Minitel »

Autre garantie : la protection des données privées, rappelle Julien Mailland. « France Télécom garantissait complètement la vie privée des utilisateurs. L’État détenait les informations mais n’avait pas le droit de les revendre. » Prends ça, Facebook. Et côté modération des contenus, le Minitel rose avait sa recette : « ils avaient des animatrices -souvent des hommes, d’ailleurs – au rôle double : aguicher le client, et déconnecter les utilisateurs qui feraient un usage problématique des messageries, comme les prostituées qui faisaient leur pub. » Enfin, n’oublions pas qu’à l’origine, la machine est entièrement gratuite : en 1981, vous allez à la Poste et vous ressortez avec un Minitel. Bonne chance pour essayer la même chose dans un Apple Store.

On pourrait objecter qu’un tel système — décentralisé, neutre et respectueux de la vie privée —n’est pas reproductible à grande échelle, mais ce serait oublier la taille du réseau Minitel dans les années 90 : plus de 25 000 services coexistent alors que le web pousse ses premiers cris. Forums, sexe, bourse, catalogues en ligne (La Redoute), vente entre particuliers, livraison de courses à domicile (Télémarket), banques en ligne, horoscope, jeux… Et horloge. Cette profusion de services vous rappelle quelque chose ? « L’Apple Store est pompé sur le kiosque Minitel », assène le chercheur. « Le modèle est le même : l’utilisateur paie un opérateur (Apple dans un cas, les PTT dans l’autre) pour accéder à un service ; le fournisseur de service récupère les deux tiers de la somme. Seule l’implémentation est différente.»

Malgré une indéniable avance, le réseau français s’est néanmoins fait bouffer par Internet au tournant du millénaire. La faute à quoi ? « Le terminal a été un peu gelé dans le temps », admet Mailland. « En 1995, quand arrivent les PC, les performances graphiques du Minitel ne suivent pas. En 1981, c’était une technologie exceptionnelle, mais en 2001… Internet a fourni quelque chose de beaucoup plus ouvert. » Aujourd’hui, peu de millennials connaissent le 3615, malgré les efforts de Mailland et d’autres (comme Christian « 3615 ULLA » Quest ou l’école Epitech de Toulouse, qui fait bosser ses étudiants dessus). Dommage : non seulement le terminal Minitel mérite sa place dans l’histoire des réseaux d’information, mais ça fait son petit effet en free party.

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