« What Happened » illustre (involontairement) pourquoi Hillary Clinton a perdu
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politique

« What Happened » illustre (involontairement) pourquoi Hillary Clinton a perdu

En essayant d’expliquer sa défaite, elle reprend la rhétorique et les positions politiques qui l’y ont menée.

« Je commence à croire que ce dont nous avons besoin plus tout à ce moment-ci aux États-Unis, c'est ce qu'on pourrait appeler de "l'empathie radicale". »

J'ai de l'empathie pour Hillary Clinton. Pas parce que je suis d'accord avec ses opinions politiques ou parce que je l'aime bien, mais parce que, dans une tentative de devenir plus aimable et plus mature, j'essaie d'avoir de l'empathie pour tout le monde. Mais, justement parce que j'ai de l'empathie pour tout le monde — des habitants de Little Rock à ceux d'Iraq — j'ai beaucoup d'antipathie pour elle. (Rassurez-vous, je ne suis pas sexiste : je déteste Bill tout autant.)

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C'est dans cet état d'ambivalence que je me suis attelée à la tâche peu enviable de lire les 469 pages de What Happened ( Ça s'est passé comme ça, en version française) en 48 heures. Ç'a été une lecture beaucoup plus émotive que je l'aurais imaginé (quoique c'est peut-être en partie parce qu'on m'avait posé un stérilet juste avant ce marathon littéraire). Ce que Hillary Clinton a enduré au cours de sa carrière politique est objectivement enrageant : tout au long du livre, et en particulier dans un chapitre intitulé « On Being a Woman in Politics », elle raconte le sexisme auquel elle a été confrontée au cours de sa carrière et de l'élection présidentielle de 2016, de la réaction démesurée de la presse quand elle avait dit qu'« elle aurait pu rester à la maison à préparer des biscuits et à prendre le thé » à l'analyse scrupuleuse de ses choix personnels et vestimentaires en passant par les commentaires fielleux de Trump (« Such a nasty woman. »).

Il est incontestable que le sexisme a joué un rôle dans sa défaite électorale, et je pense que la plupart des femmes comprennent les préjudices et les affronts qu'elle a dû endurer impassiblement. Depuis le début de sa carrière, elle a eu du mal à paraître authentique, mais, à plusieurs occasions dans le livre, elle semble sincère : son amour pour sa fille, ses petits-enfants, ses parents et même son mari est touchant, et son souhait de voir les États-Unis élire une femme à la tête du pays — et l'atroce déception de voir que c'est plutôt un épouvantable misogyne — a touché une corde sensible de la féministe que je suis.

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Mais pour chaque moment où j'ai pu m'identifier à elle, il y a eu de nombreux moments où elle m'a paru effroyablement coupée de la réalité. Les amis célèbres comme Oscar de la Renta qu'elle mentionne l'air de rien, les résidences secondaires dont elle parle et la poignée de femmes d'affaires sur lesquelles elle semble faire une fixation et les entrepreneurs de l'industrie de la technologie n'appartiennent pas au même monde qu'une prolétaire à faibles revenus. Et pourtant, je suis davantage privilégiée que l'Américain moyen.

Je dois admettre que le livre a été publié dans un contexte politique faisant en sorte qu'il est impossible d'en faire une critique normale. Plutôt que de juger le livre pour ce qu'il est — de ce point de vue, ce sont des mémoires sans profondeur débordant de justifications et de platitudes, et du point de vue politique, c'est ce à quoi on s'attend, je dirais —, les critiques des deux côtés se sont plutôt demandé s'il n'aurait pas été mieux qu'elle ne l'écrive pas. Politico a rapporté que des membres du Parti démocrate redoutaient la tournée de promotion de son livre, craignant qu'elle rouvre de vieilles blessures et crée des divisions, et la gauche n'a pas caché ses récriminations, jugeant que ce « vanity book tour » et cette revanche sur 2016 ne sont pas les priorités que les progressistes devraient avoir aujourd'hui.

Ces réactions ont bien sûr provoqué la publication d'une série de textes de partisans de Hillary Clinton furieux, qui estiment qu'on lui demande de se taire avant tout parce qu'elle est une femme et que What Happened a de l'importance parce qu'elle a un nécessaire rôle à jouer dans l'avenir du Parti démocrate. « Non, Hillary Clinton, la première femme qui a gagné la course à la nomination pour l'élection présidentielle d'un parti majeur ne doit pas se la fermer », a par exemple proclamé Vogue. Un blogue empreint de frustration sur Bustle énumérait les femmes qui devaient aussi se taire si c'est ce qu'on exige de Hillary. La liste comprenait notamment Oprah Winfrey et les femmes de l'Égypte antique.

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De mon point de vue, ils ont tout faux. Ce livre doit exister, mais seulement comme document de référence pour expliquer la défaite qu'on devrait étudier pendant les décennies à venir. Bien qu'il décrive assez bien ce qui s'est passé, il n'est pas instructif de la manière qu'il était probablement censé l'être. De sa vénération des données numériques et des experts à sa méfiance à l'égard des mouvements populistes de toutes sortes en passant par son engagement entêté envers un féminisme selon lequel l'immense succès de quelques femmes profitera éventuellement aux autres (avec apparition de son amie Sheryl Sandberg), Hillary Clinton reprend le discours qui a incité les progressistes de toutes les classes sociales à rester chez eux le soir de l'élection ou à voter pour le troisième parti.

Comme elle l'a montré en siégeant au conseil de direction de Walmart alors que la compagnie luttait contre la syndicalisation, que des femmes accèdent aux plus hautes fonctions n'apporte rien du tout aux femmes en bas de l'échelle sociale. Dans un passage particulièrement significatif, elle louange les millions de personnes qui ont participé à la Marche des femmes partout dans le monde, mais, dans la foulée, se demande avec ressentiment « où étaient cette solidarité, cette indignation et cette passion lors de l'élection ». Pour moi, la réponse est évidente : le monde ne s'est pas mobilisé pour elle parce que ses antécédents ne le justifiaient pas pour eux, parce qu'ils ne se reconnaissaient pas dans son message et parce qu'elle est beaucoup plus conservatrice que l'électeur libéral moyen. Que 90 % des partisans de Bernie Sanders décident de voter pour elle montre que nous sommes prêts à choisir le moindre de deux maux. Mais nous n'avons pas exprimé notre solidarité et notre passion parce que, tout simplement, nous n'en avions pas.

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« Mais pour chaque moment où j'ai pu m'identifier à elle, il y a eu de nombreux moments où elle m'a paru effroyablement coupée de la réalité. »

Bien qu'elle accepte (partiellement) la responsabilité de sa défaite (savez-vous qu'elle a gagné le vote populaire?), les erreurs qu'elle admet sont pour la plupart de moindre importance. Elle mentionne par exemple la perception du public et son charisme, ce qui est l'équivalent de répondre « je suis trop perfectionniste » quand on nous demande notre défaut en entrevue. Quand elle parle de ses conférences payées pour Goldman Sachs, elle assure que sa complicité avec les escrocs qui ont éludé les punitions après avoir causé la crise financière n'avait rien à voir avec ses opinions politiques à leur égard; sa seule erreur a été de mal évaluer la perception du public : « J'ai parlé à des audiences de nombreux domaines… J'ai aussi parlé à des banquiers, écrit-elle. Surtout après la crise financière de 2008-2009, j'aurais dû prévoir que la perception serait négative et me tenir loin de tout ce qui touche Wall Street. »

Elle admet aussi qu'elle n'a pas reconnu le pays « amer, brisé » qu'a si efficacement dépeint Donald Trump; par contre, elle conclut non pas qu'elle était coupée de la réalité, mais plutôt que c'est au monde d'accepter que les États-Unis sont déjà un grand pays. « Il semble que [Trump] n'a rien vu de l'énergie et de l'optimisme que j'ai vus quand j'ai parcouru le pays », se désole-t-elle, après avoir dressé de manière peu convaincante la liste des accomplissements de l'administration Obama, comme « notre armée est toujours de loin la plus puissante du monde ». Elle concède également qu'elle avait commis une erreur en votant en faveur de l'invasion de l'Iraq, qu'elle avait présentée aux grandes compagnies comme une occasion d'affaires en 2011, mais elle se plaint d'en avoir injustement fait les frais.

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« Dans son diagnostic des problèmes des États-Unis, elle se trouve du mauvais côté du fossé grandissant qui sépare l'idéalisme du matérialisme. »

Sans surprise, Hillary Clinton parle de Bernie Sanders et de ses partisans avec un certain degré de condescendance amusée. Lors des primaires, elle était confrontée à un candidat plus à gauche qu'elle pour la majorité des enjeux et elle l'a défait en qualifiant les réformes sociales-démocrates de Sanders d'utopies irréalistes ou de pures folies, et en faisant valoir que sa rationalité technocratique éprouvée à elle est à la fois progressiste et réaliste. Dans un passage particulièrement offensant, elle donne en exemple une publication sur Facebook dans laquelle on compare les politiques de Sanders à une promesse de donner à tout le monde un poney. Comme si des soins de santé abordables étaient un rêve juvénile, un luxe inutile, un cadeau qu'un enfant gâté de cinq ans demanderait pour sa fête.

Tout au long du livre, ainsi que dans les entrevues qui ont suivi sa parution, elle a tendance à décrire les hommes qui ont soutenu Bernie Sanders comme des Blancs « plus que seulement un peu sexistes » qui se fichent de la justice sociale, et les femmes en naïves qui pensent que la luttent pour l'émancipation des femmes est terminée et qui feront ce que les hommes font. « Je sais que pour beaucoup de gens, dont beaucoup de femmes, écrit-elle, le mouvement pour l'égalité entre les hommes et les femmes n'existent en grande partie que dans le passé. »

Quant à savoir si elle s'oppose à une social-démocratie à la façon du New Deal à cause de ses principes ou de problèmes logistiques, ce n'est pas dans le livre qu'on trouve la réponse. Dans des passages, elle dit que le New Deal « a sauvé le capitalisme de lui-même », affirme qu'il n'y a pas de grandes différences entre les propositions de Sanders et les siennes et ajoute que les républicains représentent le seul obstacle qui se dresse entre les Américains et des programmes sociaux comme ceux du Danemark. Par contre, dans d'autres passages, elle soutient que le « socialisme » de Bernie Sanders serait mauvais pour les États-Unis, sans expliquer pourquoi, et que le capitalisme et l'économie de marché ont donné naissance à la meilleure classe moyenne de l'histoire — sans préciser que ce même capitalisme a ensuite détruit cette meilleure classe moyenne. Au fond, il n'est pas important de savoir pourquoi elle s'oppose aux réformes sociales de Bernie Sanders, mais elle aurait avantage à croire sincèrement (même à tort) qu'elles sont impossibles plutôt que de prétendre que nous sommes redevables de la générosité des plus riches ou que les luttes ennoblissent les pauvres.

Dans son diagnostic des problèmes des États-Unis, elle se trouve du mauvais côté du fossé grandissant qui sépare l'idéalisme du matérialisme. Elle croit que la pauvreté dans plusieurs États de la région des Appalaches n'est pas que le résultat de facteurs économiques, mais aussi d'un sentiment d'être victime et bouc émissaire qui découle de l'affaiblissement des valeurs traditionnelles que sont l'autonomie et le travail acharné, comme le soutenait le faiseur de mythes J.D. Vance dans Hillbilly Elegy. D'après elle, le sexisme et le racisme s'expliquent non seulement de facteurs concrets dans l'histoire, mais aussi par une faille dans la fibre morale de la société américaine. Elle refuse aussi d'admettre sa responsabilité dans la perpétuation de l'oppression raciale en soutenant publiquement et indéfectiblement les politiques « sévères contre le crime » de Bill Clinton, en donnant crédit au mythe raciste des « superprédateurs » et en rejetant les critiques de Black Lives Matter à son endroit, qu'elle estime simplistes. Elle affirme qu'on peut résoudre les problèmes des États-Unis par la responsabilité individuelle et la bienveillance. Aussi longtemps que les problèmes sont spirituels et non structurels, elle peut réprimander tout le monde et exiger que chacun soit meilleur tout en laissant la bonne vieille hiérarchie intacte. Mais ce serait tellement mieux si c'était le pied d'une femme qui vous écrasait!

Heureusement, même l'establishment démocrate commence à se rendre compte que les électeurs veulent plus que des platitudes centristes. La plupart des démocrates qui songent à se présenter comme candidat à la présidence soutiennent maintenant l'idée d'un système de santé public, ce qui selon elle « ne serait jamais accepté ». Bernie Sanders reste le politicien le plus populaire aux États-Unis. Partout dans le monde, des mouvements populaires de gauche proposent des politiques réalistes pour sortir de l'échec du statu quo et s'opposer à la montée de l'extrême droite. Et les féministes refusent d'être simplement représentées par quelques femmes au sein de l'élite.

Malgré mes critiques à son endroit, je veux bien lui accorder le bénéfice du doute. Il est possible qu'elle soit plus progressiste maintenant qu'elle ne doit plus rien aux milliardaires qui financent les partis politiques ou qu'elle se rend compte que c'est ce qui a la cote. (Ses raisons sont ses affaires, non?) J'ai longtemps admiré son rire charmant, son intelligence manifeste et sa présence forte, et souhaité qu'elle s'en serve à bon escient. C'est probablement trop demander, mais à notre époque des choses plus étranges encore se produisent.