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L'étrange affaire du savant qui crut prouver que la France avait tout découvert

Comment l'un des savants français les plus brillants du 19ème siècle se fit avoir par un escroc médiocre qui lui vendit des lettres "inédites" signées Aristote ou Jésus-Christ.

Les cas d'hommes de science, d'esprits brillants, d'individus rationnels qui basculent dans une forme de délire confinant à la folie et se mettent - souvent au crépuscule de leur vie - à émettre les idées les plus folles interrogent forcément. Comment un être éminemment doué de raison, reconnu et estimé par ses pairs, peut-il soudain se ridiculiser en semblant renoncer à tous les préceptes intellectuels sur lesquels sa réputation s'est bâtie ? Nous avions déjà évoqué il y a quelque temps l'étrange tourment qui semble s'emparer parfois des prix Nobel et les orienter vers les chemins tortueux du conspirationnisme, voire du négationnisme, quant il ne s'agit pas carrément de délire pseudoscientifique pur et simple ; on parle alors de "Nobel Disease", et si les cas sont nombreux, nul n'est véritablement parvenu à l'expliquer.

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Né en 1793, Michel Chasles n'a évidemment jamais reçu de prix Nobel, mais son parcours relève de la même interrogation. Polytechnicien, membre de l'Académie des sciences, il fut l'un des savants français les plus éminents de l'époque, et nous a notamment légué le théorème qui porte son nom. Mais ce n'est pas sa carrière de géomètre qui nous intéresse ici. C'est plutôt l'étrange mésaventure qui lui est arrivée vers la fin de sa vie, relatée notamment par l'historien Marc Bloch, et qui semble devoir davantage à un élan nationaliste qu'à une quête de vérité scientifique.

Tout commença en juillet 1867, quand Chasles présenta à l'Académie des sciences des lettres prétendument inédites de Pascal semblant indiquer que celui-ci avait découvert le principe de l'attraction universelle bien avant Newton, dont la gloire était par conséquent usurpée. L'affaire fit scandale, l'Angleterre s'émouvant qu'on ose ainsi s'en prendre à l'un des plus grands savants britanniques sur la seule base de documents à l'authenticité douteuse, ce d'autant qu'en France, les voix qui s'élevèrent rapidement pour dénoncer la supercherie (les dates des mesures supposément effectuées par Pascal étaient invraisemblables, entre autres raisons de douter) furent étouffées dans un contexte d'anglophobie croissante.

Chasles, bien déterminé à rendre à la France la gloire scientifique dont elle avait été privée, ne s'arrêta pas là. Quelques jours plus tard, il soutint, lettre à l'appui, que Huyghens s'était lui aussi attribué une gloire qui n'était pas sienne : c'était là encore un Français qui avait, avant lui, découvert les anneaux de Saturne (ce que Huyghens reconnaissait lui-même dans la fameuse lettre autographiée par ses soins !). La Hollande protesta à son tour. Mais Chasles exhumait, jour après jour, de nouvelles lettres qui, toutes, faisaient d'une manière ou d'une autre l'apologie du génie français et qui, toutes, étaient signées de personnalités historiques majeures. Il allait bien trop vite pour que quiconque puisse dûment fact-checker les documents ainsi produits, et la communauté scientifique française restait partagée entre enthousiasme nationaliste et scepticisme consterné.

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Il y avait là une lettre d'Alexandre le Grand à Aristote, cent trente-cinq lettres de Charlemagne, deux lettres signées Jésus-Christ, et d'autres missives de Socrate, Phèdre, Platon…

Hélas, cette affaire invraisemblable tourna court, quand la source de ces inestimables documents fut découverte. Tout savant qu'il était, Chasles s'était laissé abuser par un escroc médiocre nommé Denis Vrain-Lucas, qui lui avait vendu, pour la somme incroyable de 140.000 francs (et "pour qu'elles restent en France", disait-il), plus de vingt-sept mille lettres extraordinaires mais tout à fait fausses, puisque rédigées évidemment par Vrain-Lucas lui-même. Vrain-Lucas prétendait les avoir rachetées à un vieil homme qui lui avait raconté qu'elles provenaient d'une ancienne famille noble, les Boisjourdain, qui avait fui vers l'Amérique lors de la Révolution, mais que ses descendants étaient introuvables. Face à Chasles, Vrain-Lucas feignit l'illettrisme, et parut étonné que le savant s'émerveille devant les papiers "usés et flétris" qu'il lui tendait. L'homme avait bien joué son coup.

C'est l'énumération du contenu exact de ces lettres qui s'avéra extrêmement humiliante pour Chasles, qui se vit bien obligé d'avouer sa naïveté confondante lors du procès qu'il intenta au faussaire. Elle prête franchement à rire : on y trouvait, comme le relatent Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière dans leur inestimable Livre des Bizarres, "une lettre d'Attila au général des Francs, une lettre d'Eschyle à Pythagore, une lettre de Thalès au roi des Gaules, un défi de Jules César à Vercingétorix, cent trente-cinq lettres de Charlemagne, vingt-cinq lettres de Lazare à l'apôtre Pierre, une lettre d'Alexandre le Grand à Aristote, deux lettres signées Jésus-Christ (nous disons bien Jésus-Christ), une lettre de Ponce Pilate à Tibère, deux lettres de Sapho, une lettre de Socrate à Euclide, une lettre de Judas Iscariote à Marie-Madeleine, un défi de Charles Martel au duc des Maures, une correspondance inconnue d'Héloïse et Abélard, cent quatre-vingt-quatorze billets de Jeanne d'Arc, trente-cinq lettres de Christophe Colomb à Rabelais, et d'autres missives de Socrate, Phèdre, Néron, Ovide, Platon, Tacite, Dante, Ignace de Loyola, Shakespeare."

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Bien évidemment, toutes ces lettres étaient rédigées en français, quoique dans une sorte de "vieux français" abscons ne correspondant à aucune période précise mais censé singer la langue de temps plus reculés. Là encore, on ne peut que s'étonner que Chasles n'ait pas eu quelques soupçons face à ces documents supposément rédigés en français par Cléopâtre, Aristote ou le Christ lui-même.

La plupart des originaux de ces 27.000 lettres ont été détruites, mais il en reste tout de même 180, qui sont conservées dans les archives de la Bibliothèque nationale. Quant à Vrain-Lucas, il écopa d'une peine de deux ans de prison, à l'issue d'un procès qui fit grand bruit dans les derniers jours du Second Empire. Chasles avait fini par découvrir la supercherie lorsqu'il avait fait surveiller Vrain-Lucas, qui tardait à lui fournir 3000 (!) lettres que le savant avait achetées ; il s'était alors aperçu que le faussaire composait les documents au jour le jour, et se donnait ensuite un mal fou pour les "vieillir" en un temps record.

Pour donner une idée de l'ampleur de la chose, on reproduira ici deux de ces lettres (d'Alexandre le Grand à Aristote, et de Cléopâtre à Jules César), telles qu'elles ont été présentées au procès opposant Chasles à Vrain-Lucas en 1870. Espérons qu'elles amusent le lecteur autant qu'elles ont fait rire les juges et les lecteurs de la presse de l'époque.

Cléopâtre, royne, à son très amé, Jules César empereur,

Mon très amé, notre fils Césarion va bien. J'espère que bientost il sera en estat de supporter le voyage d'icy à Marseille où j'ai dessein de le faire instruire, tant à cause du bon air qu'on y respire et des belles choses qu'on y enseigne. Je vous prie donc de me dire combien de temps vous resterez encore en ces contrées, car je veux y conduire moy mesme nostre fils et pour prier par ycelle occasion… C'est vous dire, mon très amé, le contentement que je ressens lorsque je me trouve auprès de vous, et, en attendant, je prie les Dieux avoir vous en considération.

Le XI de Mars, l'an de Rome VCCIX.
Cléopâtre.

Alexandre, rex, à son très amé Aristote, salut :

Mon amé, ne suys pas satisfait de ce qu'avez rendu public aucun de vos livres, que deviez garder sous le scel du mystère ; car c'est en profaner la valeur… Quant à ce que m'avez mandé d'aller faire un voyage au pays des Gaules, afin d'y apprendre la science des druides, non seulement vous le permets, mais vous y engage pour le bien de mon peuple, car vous n'ignorez pas lestime que je fais d'icelle nation que je considère comme étant ce qui porte la lumière dans le monde. Je vous salue.

Ce XX des kalendes de mai, an de CV Olympiade.
ALEXANDRE.