Avec la jeunesse syrienne qui peine à s’imaginer un avenir dans son pays
Photo: UnsplashBrad Neathery 

Société

Avec la jeunesse syrienne qui peine à s’imaginer un avenir dans son pays

La guerre civile n’a pas seulement détruit des villes. Elle a également détruit les perspectives économiques d’une génération tout entière.

Cela fait maintenant onze longues années que la Syrie est plongée dans une guerre civile brutale. Malgré certaines régions du Nord toujours sous le contrôle des rebelles, le président Bachar Al-Assad, accusé d’avoir perpétré d’horribles crimes contre son peuple, en est jusqu’à présent sorti vainqueur grâce à l’aide de son puissant allié Vladimir Poutine. Mais même où règne une paix fragile, les espoirs de reconstruction et de nouveaux départs restent très faibles.

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Le conflit qui dure depuis plus d’une décennie a ravagé l’économie du pays et tous les secteurs de son marché de l’emploi. Environ 80 % de la population vit actuellement sous le seuil de pauvreté international (environ 1,66 euro par jour), un indicateur d’extrême pauvreté en dessous duquel les individus ne peuvent plus subvenir à leurs besoins les plus élémentaires.

Selon les dernières estimations de la Banque mondiale, plus de 583 000 emplois ont été perdus en Syrie entre 2011 et 2017. Le secteur public et le secteur privé ont été fortement endommagés par la migration forcée et le déplacement interne de plus de la moitié de la population syrienne, la destruction des infrastructures, ainsi que par l’effondrement total des soins de santé et d’autres services essentiels. Ces facteurs ont vu la valeur de la livre syrienne s’effondrer par rapport au dollar américain, entrainant une augmentation vertigineuse du coût de la vie.

Les Syriens qui auraient potentiellement les moyens d’investir dans l’économie du pays préfèrent utiliser toutes leurs économies pour envoyer leurs enfants en Europe ou dans d’autres pays arabes, avec l’espoir qu’ils décrochent un boulot ou entreprennent des études. Ceux qui sont restés et travaillent dur pour obtenir un diplôme dans les facultés les plus prestigieuses du pays — notamment en médecine, en ingénierie et en pharmacie — ont à peine de quoi subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.

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Le docteur Sulafa Al-Youssef, 29 ans, est diplômée en gastro-entérologie de l’université de Tishreen, dans la ville portuaire de Lattaquié. Pendant les cinq années qu’aura duré sa formation spécialisée, son salaire dépassait à peine 10 euros par mois, sans aucune compensation pour les heures supplémentaires ou les frais de transport.

À une époque où même la nourriture reste extrêmement inabordable, cette somme était à peine suffisante pour subvenir à ses besoins. Un kilo d’agneau coûte environ 7 euros sur le marché syrien ; un kilo de fromage, de sucre, de sel ou de céréales coûte 4,4 euros. Il faut débourser 1,75 euro pour un litre d’huile végétale. En d’autres termes, avec son seul salaire, elle n’était pas en mesure de se nourrir correctement.

Désormais sans emploi, Al-Youssef dépend de ses frères pour subvenir à ses besoins quotidiens, et fait occasionnellement quelques traductions pour gagner un peu d’argent. « J’attends l’ouverture de la frontière entre l’Irak et la Syrie pour décrocher un emploi dans un centre médical en Irak. Là-bas, je peux espérer un salaire de 2 000 dollars [1 740 euros] », a-t-elle raconté à VICE. Si la frontière entre les pays est officiellement ouverte depuis 2019, elle a été fermée en décembre 2021 en raison d’affrontements.

Bien qu’ayant également subi les ravages d’une guerre interminable, l’Irak se trouve en bien meilleure forme d’un point de vue économique. D’une part, les ressources pétrolières du pays ont maintenu son économie à flot tout au long de la guerre et ont permis à sa monnaie de se maintenir face au dollar.

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La Syrie aussi possède du pétrole, mais en beaucoup moins grande quantité. Sans oublier que puisqu’il s’agit d’un pays ostensiblement socialiste, toutes les raffineries sont sous le contrôle total de l’État. En Syrie, c’est le gouvernement qui prend des décisions concernant tous les secteurs économiques vitaux. Les entreprises privées sont quant à elles soumises à une réglementation stricte. Qui plus est, le secteur pétrolier et de nombreux autres pans de l’économie syrienne ont été endommagés par plus d’une décennie de sanctions imposées par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne en réponse aux crimes de guerre commis par le président Al-Assad.

Il faut savoir que dans le pays, le régime Assad dispose d’un pouvoir absolu, pouvoir dont il a souvent abusé. Le gouvernement syrien a par exemple récemment été accusé de manipuler la valeur de la livre syrienne pour son profit personnel, aggravant encore un peu plus la crise économique du pays.

Bien qu’en Syrie, la plupart des médecins trouvent du travail au sein de l’appareil d’État, ouvrir une clinique privée afin de pouvoir déterminer ses propres tarifs et horaires de travail reste un rêve partagé par tous. Comme nous l’a expliqué Al-Youssef, ce n’est actuellement pas une option. Ni pour elle ni pour aucune de ses connaissances. « Personne en Syrie ne serait capable d’ouvrir une clinique. Il faut d’abord acheter le matériel médical, qui coûte environ 40 000 dollars [35 000 euros] ». Suite aux sanctions, ce matériel est également extrêmement difficile à trouver. « En ce moment, je n’ai même pas l’argent pour acheter ou louer les locaux », poursuivait Al-Youssef.

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Le docteur Mohamed Salhab, 27 ans, chirurgien orthopédique, a également effectué sa spécialisation à l’université de Tishreen. Il y gagnait l’équivalent d’un peu plus de 12 euros par mois, ce qui lui permettait à peine de prendre en charge ses propres dépenses. Le simple achat d’une blouse médicale, qui coûte environ 5 euros, absorbait presque la moitié de son budget mensuel. Ne pas pouvoir aider financièrement ses parents a été très difficile pour lui.

Tout comme les jeunes médecins, les diplômés syriens en ingénierie luttent pour décrocher un emploi rémunéré. Ro'a Al-Abdullah, 26 ans, est diplômée en mécatronique — une discipline combinant l’ingénierie mécanique, électrique, informatique et logicielle — dans la ville de Lattaquié. Juste après l’obtention de son diplôme il y a trois ans, elle a été engagée par un bureau du gouvernement syrien affilié à la Direction de l’agriculture.

Même si techniquement, Al-Abdullah a la chance d’avoir un emploi, son quotidien au travail est loin d’être idéal. « Je n’ai pas de bureau. On ne me donne rien à faire. Je mets une chaise dans la pièce et je reste assise, c’est tout », disait-elle. « Mon job se limite à ouvrir un cahier pour enregistrer les véhicules et outils agricoles, et je n’ouvre les registres qu’une fois par mois. Ça n’a rien à voir avec ma spécialisation ou ce que j’ai étudié. » Outre les frustrations liées à son quotidien professionnel, son salaire mensuel est d’un peu plus de 12 euros. « C’est loin d’être suffisant pour payer les dépenses quotidiennes ou pour penser à fonder une famille », expliquait Al-Abdullah à VICE.

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George Kalash, 26 ans, est également ingénieur en mécatronique. Il travaille dans une usine de conservation des aliments située dans la campagne entourant Latakia, où il supervise la chaîne de production. S’il a choisi un emploi dans le secteur privé, c’est parce qu’il voulait avant tout éviter d’être lié par un contrat gouvernemental à long terme. Comme il souhaite voyager, c’était pour lui la meilleure option. Malheureusement, les salaires du secteur privé ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux offerts par le gouvernement : Kalash ne gagne qu’environ 26 euros par mois. En raison du grand nombre de diplômés sans emploi, les entreprises privées peuvent se permettre d’offrir des salaires extrêmement bas : il y aura toujours des candidats pour les accepter. En plus de ça, « le secteur privé n’offre aucune garantie — mon contrat ne comporte même pas de clause pénale ou de conditions claires pour assurer ma sécurité », nous confiait Kalash.

L’un des secteurs les plus gravement touchés par le chômage est celui de la pharmacie. Le régime syrien ayant un contrôle total sur l’économie, les pharmaciens fraîchement diplômés sont contraints d’aller travailler dans des zones rurales qui seraient autrement très mal desservies. Mais cette politique s’avère problématique : les campagnes syriennes comptent désormais bien plus de pharmacies que nécessaire, et nombre d’entre elles ne voient guère plus d’un client ou 0,50 € de bénéfices par jour.

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Il y a deux ans, Rahaf Al-Qassem, 25 ans, a ouvert sa propre pharmacie à la lisière de la ville méditerranéenne de Tartous. Comme elle l’a expliqué à VICE, son commerce ne lui rapporte presque rien. Elle espère un jour ouvrir un magasin mieux situé, en pleine ville. Le problème ? « Tartous ne peut plus accueillir de nouvelles pharmacies, et de mon côté, je ne possède de toute façon pas les fonds pour me lancer sur le marché des médicaments. »

Il s’avère que le marché syrien des médicaments pharmaceutiques a lui aussi subi de nombreuses transformations au cours des dernières années. La grande majorité des médicaments vendus en Syrie avant la guerre étaient fabriqués dans le pays par des usines locales, tandis que le secteur était protégé par des lois rendant très difficile l’importation de médicaments étrangers.

Suite aux nombreux conflits, la plupart de ces usines sont maintenant fermées — si elles ont eu la chance de ne pas avoir été complètement détruites. Cette situation rend les importations cruciales pour la chaîne syrienne d’approvisionnement en médicaments. Mais comme de très strictes règles d’importation s’appliquent et que le cours de la livre syrienne reste très bas, de nombreux pharmaciens se trouvent contraints de négocier des médicaments sur le marché noir et de les faire venir illégalement d’autres pays. « Ici, ta réussite ne dépend plus de ton diplôme, mais plutôt de ton statut économique et de ta capacité à faire passer illégalement des médicaments et à les revendre », expliquait Al-Qassem.

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En attendant de pouvoir déménager son entreprise en milieu urbain, Al-Quassem tente de décrocher un emploi de représentante médicale afin d’obtenir une certaine stabilité financière. Même si le secteur traverse lui aussi une crise profonde, de nombreux autres diplômés en pharmacie sont passés du côté des entreprises pharmaceutiques.

La pharmacienne Ruba Hattab, 26 ans, a récemment démissionné d’un poste de représentante dans une entreprise pharmaceutique. « Je travaillais du matin au soir. À cause de ces longues heures de travail et du temps passé sur la route, je souffre de maux de dos chroniques », racontait-elle à VICE. Hattab ne gagnait qu’environ 17,50 euros par mois et nous a confié que son entreprise n’augmentait pas les salaires des employés, même lorsque ceux-ci concluent plus de ventes.

C’est pourquoi l’on peut maintenant observer des centaines de pharmaciens syriens se tourner vers le marché du travail irakien. Là-bas, ces derniers peuvent espérer toucher 610 euros par mois et ainsi subvenir à leurs besoins alimentaires et fondamentaux en attendant que la situation en Syrie s’améliore.

Mais pour beaucoup d’autres, le simple fait d’oser imaginer une amélioration semble impossible. Leur seul désir est de quitter le pays. Hattab nous a confié vouloir décrocher une bourse pour poursuivre ses études en Europe et peut-être mettre un peu d’argent de côté. Avec cet argent économisé, elle pourrait revenir et travailler dans une pharmacie rurale près de chez elle. Mais pour l’instant, ses rêves sont en suspens.

Cet article a été initialement publié sur VICE Arabie.