Qu'est-ce que la technosexualité ?

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Qu'est-ce que la technosexualité ?

Étonnamment, ce n'est pas juste une histoire de gens qui veulent coucher avec des robots.
Giulia Trincardi
Milan, IT

Définir l'attirance sexuelle - de son fonctionnement à son origine - n'est pas chose aisée ; non seulement nous éprouvons une attirance pour des personnes très différentes, mais également pour des choses qui n'ont rien d'humain : des personnages de dessins animés aux animaux, en passant par les fers à repasser (oui, vraiment), le catalogue est aussi pittoresque qu'infini.

C'est l'une des raisons pour lesquelles, quand je lis des titres comme celui-ci, je ne peux pas m'empêcher de sourire : j'ai beaucoup de respect pour les souris de laboratoire, mais j'ai quand même l'impression que l'homme en est désormais à un stade de l'évolution où, quel que soit l'élément hormonal ou biologique à la base de l'attirance sexuelle, il serait absurde de le considérer comme le motif principal et unique de cette attirance. Cela ne fait que quelques siècles, tout au plus, que nous sommes obsédés par l'idée de donner une définition rigoureuse de la sexualité humaine, certainement - comme l'écrit Michel Foucault dans Histoire de la sexualité - pour des raisons politiques. Dans la société occidentale et sa morale, définir la sexualité revient aussi à établir ce qui est bon et ce qui est mal, et par-là même à distinguer bons et mauvais citoyens.

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Mais l'être humain a évolué au point d'avoir désormais peu en commun avec le déterminisme biologique des souris de laboratoire, surtout sur le plan sexuel, puisqu'il est évident que notre culture influe en permanence sur tous les aspects de nos vies, prenant souvent le pas sur les élans biologiques.

Ce n'est pas un hasard si nous avons vu apparaître ces dernières années - alors que notre rapport à la technologie évoluait et prenait une ampleur inédite - le terme de technosexualité.

Joaquin Phoenix dans une scène du film 'Her' (2013), réalisé par Spike Jonze.

Ce terme est moins univoque qu'on ne pourrait le croire : il peut très bien décrire l'attirance sexuelle que nous éprouvons à l'égard de certaines manifestations anthropomorphiques de la technologie (des personnages de jeux vidéo, par exemple), mais aussi au sens plus large la façon dont la technologie a modifié notre rapport au sexe.

Quand on dit d'une personne qu'elle est technosexuelle, il ne s'agit donc pas nécessairement d'un fan de sexdolls en silicone, mais de quiconque s'est déjà promené sur Pornhub et/ou a déjà envoyé des photos de ses parties génitales via Internet. La technologie a amplifié nos sens et notre emprise sur le monde, transformant ainsi notre perception de nous-mêmes, et notre identité ; il est donc tout à fait logique qu'elle ait aussi modelé notre sexualité.

Dans son livre TechnoSex: technologies of the body, mediated corporealities, and the quest for the sexual self, Meenakshi Gigi Durham, professeur d'études de genre à l'université de l'Iowa, explique comment les nouvelles technologies ont un impact très tangible sur notre sexualité.

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Tout comme notre corps se définit à la fois par sa matérialité concrète et par les constructions symboliques issues de la culture au sein duquel il évolue, explique Durham, "le sexe est lui aussi affaire de représentations autant que de matérialité." "Les imaginaires et les récits du sexe parlent à notre corps, en nous stimulant et en nous excitant ; ils définissent les manières dont nous comprenons et ressentons l'altérité ainsi que nous-mêmes, en tant qu'objets et agents du désir."

Autrement dit, la culture dans laquelle nous sommes immergés nous conditionne sexuellement, autant sur le plan conceptuel que sur le plan physique, et comme notre culture est de plus en plus imprégnée par la technologie, notre désir sexuel se déplace nécessairement vers des plans plus abstraits que le plan strictement biologique.

La technologie a amplifié nos sens et notre emprise sur le monde, transformant ainsi notre perception de nous-mêmes, et notre identité ; il est donc tout à fait logique qu'elle ait aussi modelé notre sexualité.

En même temps, la façon dont la technologie est passée du statut d'ennemi potentiel de l'humanité à partie intégrante de l'être humain dans les représentations populaires témoigne de sa "normalisation" culturelle. Pensons par exemple à la représentation du cyborg : ennemi absolu du genre humain dans un film comme Terminator, il est devenu une évolution "naturelle" de notre espèce, dans Ghost In The Shell par exemple. Intégrer l'image du cyborg à notre psychologie revient aussi à inclure la technologie dans notre identité la plus intime, y compris sexuelle.

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Autrement dit, nous sommes peut-être en train de découvrir que la technologie peut être sexuellement attirante, car nous la reconnaissons enfin comme faisant partie de notre nature. À moins que ce ne soit la technologie elle-même qui conditionne le réel au point qu'elle bouleverse notre idée même de ce qui relève de la sexualité.

Pardonnez-moi ces tournures alambiquées, mais c'est précisément cette ambigüité qui mérite réflexion ; on peut trouver un bon exemple de l'évolution du sens que nous donnons à la technosexualité dans la culture pop, en comparant un célèbre épisode de Futurama et le film de science-fiction Her, sorti en 2013.

Dans le premier cas, le rapport entre l'homme et la technologie est représenté par un accouplement grotesque, une rencontre "contre-nature" et stérile, qui ne peut mener qu'à la folie. Fry, le héros imbécile de Futurama, tombe amoureux d'un bot ressemblant à l'actrice Lucy Liu. Tout l'épisode tourne autour de l'angoisse puritaine face à cette union non "traditionnelle", mais aussi de notre obsession pour ce qui paraît réel mais qui ne l'est pas du tout. Fry n'est pas "libre" de vivre sa technosexualité car, nous dit la série, ce n'est pas une union légitime. Un robot et un humain ne seront jamais assez semblables, assez adaptés l'un à l'autre. L'uncanny valley reste insurmontable.

Cela fait bizarre de le dire, mais Futurama est désormais une série datée : en résumant les sexualités robotique et humaine à des stéréotypes, elle reflète bien l'ingénuité de ses personnages, mais elle ignore totalement toutes les nuances du rapport entre l'homme et la technologie auxquelles nous réfléchissons aujourd'hui.

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Dans Her, en revanche, la situation est différente : le protagoniste Theodore (Joaquin Phenix) développe des sentiments et une attirance à l'égard d'une intelligence artificielle, en l'occurrence un OS baptisé Samantha (Scarlett Johansson), avec qui il n'échange que par la voix. Her est une oeuvre de science-fiction dans laquelle le présent et le futur proche de la sexualité humaine sont explorés de façon beaucoup moins caricaturale que dans l'épisode de Futurama : même si dans les deux cas le personnage principal doit finalement faire face à sa propre solitude et à ses lacunes relationnelles, la relation entre Theodore et Samantha nous apparaît légitime.

D'une certaine manière, nous nous reconnaissons dans la difficulté de Theodore à gérer ses relations humaines et nous justifions ses sentiments pour Samantha car son identité sexuelle - bien que dénuée de toute matérialité - est fulgurante et captivante. Samantha ne paraît pas réelle, elle l'estHer parvient à brouiller merveilleusement la frontière entre l'humain et la technologie, en excluant volontairement l'aspect le plus évident et explicite de la technosexualité - la dimension esthétique et physique d'une poupée - et en insistant au contraire sur l'aspect le plus intime et ambigu : l'intelligence et l'empathie (artificielles) de Samantha, l'intimité de sa voix.

Et d'ailleurs, l'ouïe est, parmi nos sens, celui qui est le plus intimement lié à notre intimité, selon des théoriciens de la communication tels que Walter J. Ong. L'attirance sexuelle que Theodore ressent pour Samantha change notre vision de la technologie sexuelle, qui passe d'un fétiche externe et distinct de nous - sur lequel exercer arbitrairement un désir charnel - à un élément intangible qui imprègne notre identité à tel point que nous nous sentons incroyablement vides quand elle disparaît. Comme n'importe quelle relation avortée.

Dans son livre, Durham raconte comment la technologie fait partie de notre "sexscape", ou "panorama sexuel", dans la mesure où nous sommes exposés 24 heures sur 24 à des contenus à caractère sexuel ; peut-être, alors, que si nous avançons vers un futur peuplé de cyborgs et d'intelligences artificielles, la contamination de notre sexualité par la technologie ne vient pas seulement de l'extérieur.

On pourrait en quelque sorte dire que sexualiser la technologie - autant sur le plan matériel que sur un plan plus abstrait - est une façon de se l'approprier en tant qu'espèce. Si la première étape de cette assimilation est brutale et fétichiste (une simulation du processus d'accouplement humain à travers l'utilisation de sexdolls et de programmes en réalité virtuelle toujours plus raffinés), la deuxième est plus ambigüe et radicale, puisque la technologie n'est pas seulement destinée à devenir un filtre et un appendice indispensable de notre sexualité, mais aussi porteuse d'une mutation du sens même de l'attirance, de l'intimité et de l'identité sexuelle.

Peut-être que nous ne serons jamais tous attirés sexuellement par les robots, mais nous sommes déjà, au moins un peu, technosexuels.