Mad Max fait pâle figure à côté d’une fabrique de tanks ukrainienne

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Mad Max fait pâle figure à côté d’une fabrique de tanks ukrainienne

Dans la banlieue de Kiev, une petite équipe d'ingénieurs accompagnée d’un « savant fou » construisent des chars d’assaut à partir de vieux tracteurs.

Les routes de l'est de l'Ukraine sont parsemées des marques de la guerre : barrages routiers, cratères, chars et camions militaires. De temps en temps, un pick-up Mitsubishi L200 peint en motifs camouflage passe sur la route. C'est le Régiment Azov. Il annonce l'arrivée du bataillon sur le front, dans ses tanks d'un modèle et d'une couleur caractéristiques.

Motherboard est entré en contact avec les soldats du Régiment Azov, et s'est intéressé en particulier à ses tanks, qui semblent tout droit sortis d'un film Mad Max. C'est d'ailleurs sous ce nom que les troupes font référence à ces véhicules. Pour cela, nous sommes allés dans la banlieue de Kiev, où la section d'ingénieurs du Régiment Azov a son siège : dans une ancienne usine de tracteurs. Au sommet de l'édifice se trouve un modèle de tracteur rouillé et une roue mécanique ornée du marteau et de la faucille soviétiques. En-dessous, un énorme drapeau Azov flotte au vent.

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Un gardien et un berger allemand étonnamment amicaux nous accueillent dans l'énorme complexe industriel. L'usine de tracteurs a été abandonnée plusieurs années avant le début de la guerre, et le terrain a été vendu à des promoteurs immobiliers. Hélas, il a été victime de l'immobilisme bureaucratique, puis des squatteurs et du vandalisme.

Un aperçu du hangar dans lequel officient les ingénieurs. Photo prise le 9 Septembre 2015 à Kyiv, Ukraine. A gauche, on aperçoit châssis de char renversé, qui sera démonté avant d'être reconstruit sous la forme d'une « Azovette » (en haut à droite). Image: Pete Kiehart

Bogdan Zvarych, membre du régiment Azov et contremaître de l'usine, explique que les militaires ont emménagé dans l'usine désaffectée en 2015, après que la police ukrainienne leur a demandé de les aider à nettoyer les lieux. « C'était le QG de plusieurs bandes criminelles qui possédaient des fusils, des drogues, et fabriquaient de l'alcool, » explique-t-il. « Les forces de police régulières ne pouvaient pas venir ici seules. C'était trop dangereux. Elles nous ont donc appelés à la rescousse. »

Quand il a réalisé que l'usine désaffectée avait toutes les caractéristiques de l'atelier idéal, Azov a signé quelques papiers et s'y est installé.

« Avant, on préparait nos véhicules dans des garages parfaitement conventionnels, aux alentours de Kiev. Du coup, on pouvait trouver des tanks, des armes et des lance-roquettes antichars dans des garages de particulier, » dit-il en riant. « C'est cela, l'Ukraine. C'est notre réalité. »

Le budget militaire de l'Ukraine s'est effondré après que le pays a quitté l'Union soviétique, en 1991. Une tendance qui ne s'est inversée que très récemment. Quand le conflit séparatiste a commencé dans l'est du pays, en mars 2014, la garde nationale ukrainienne comptait 150 000 unités (sur une population de 45 millions de personnes), dont seules 5000 étaient aptes à se battre. Pour grossir ce nombre, des volontaires se sont organisés à la hâte en bataillons et sont partis au front..

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Les membres de la section d'ingénierie d'Azov ont utilisé les quelques outils et matériaux exploitables dans un océan de machines abandonnées. Cette pièce, adjacente à l'atelier de réparation de véhicules, est remplie de machines vétustes et sert de réserve de pièces de rechange. Image: Pete Kiehart

La plupart des bataillons de volontaires, dont Azov (qui était alors une unité paramilitaire spéciale chargée de lutter contre l'insurrection armée pro-russe), ont ensuite été intégrés à la garde nationale ukrainienne. Cependant, ils continuent à fonctionner de manière assez autonome, avec leur propre structure de commandement. « Nous sommes tous frères, » affirme Zvarych. Ils possèdent également leur propre système de recrutement, leur propre programme d'entrainement, et dans le cas d'Azov, leurs propres chars.

« Nous sommes le seul bataillon de volontaires à avoir sa propre fabrique de tanks, » affirme fièrement Zvarych.

Azov possède une réputation pour le moins controversée ; il faut dire que son fondateur est un suprémaciste blanc notoire, et que l'unité a un certain penchant pour le symbolisme et l'esthétique nazies. L'insigne du bataillon, (qui orne l'avant-bras de la plupart des hommes) est une Wolfsangel modifiée superposée à un Soleil noir. De nombreux membres d'Azov se moquent de l'étiquette « néo-nazis » qui leur est assignée, en soulignant que la Russie est leur seul et unique ennemi. Cependant, cette réputation a eu des conséquences graves pour le bataillon, qui a par exemple été exclu du programme de formation militaire américain.

Un membre de la section d'ingénierie d'Azov travaille sur une « Azovette, » un véhicule de combat armé construit à partir d'un châssis de T-64. Image: Pete Kiehart

Azov, et d'autres bataillons de volontaires, possèdent des tanks fournis par le gouvernement ; cependant, ce dernier peut les reprendre à tout moment. Ce n'est pas le cas de leurs chars maison, qui appartiennent exclusivement au bataillon, des chenilles à la tourelle.

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Zvarych nous a invités dans l'atelier, où une petite équipe d'apprentis soudeurs, ingénieurs, et d'anciens employés de l'usine de tracteurs achève sa dernière création, l'« Azovette. »

Le bataillon dispose d'une flotte de véhicules blindés, dont un camion à ordures reconverti que les militaires appellent affectueusement « Pechyvo, » ce qui signifie « Cookie » en ukrainien. Ce jour-là, ils travaillaient à la conversion d'un réservoir de tracteur agricole en réservoir de char d'assaut.

Zvarych nous a montré son monstre de métal de plus près, en attirant notre attention sur les couches dont était composé le blindage, de 7 cm d'épaisseur chacune et bordées d'explosifs destinés à atténuer un possible impact. La plupart des projectiles capables de pénétrer les 7 cm du blindage seront des missiles à charge creuse, qui consistent en un cône creux posé en concave à la pointe du projectile et soutenu par des explosifs. Lorsqu'elle explose, la charge frappe le sommet du cône et le propulse vers l'avant, le retournant comme une chaussette et générant un jet d'énergie explosive bien canalisé, pour un impact maximum. Les explosifs du blindage des Azovettes sont destinés à contrecarrer cette charge creuse en conduisant l'énergie dans la direction opposée, de sorte que le cône ne peut pas se retourner pour concentrer l'explosion.

Un ingénieur travaille sur son « Azovette. » Image: Pete Kiehart

Le blindage est constitué de couches successives, créant des chambres d'isolement qui permettent d'éviter la déformation de l'ensemble et de limiter les dégâts : sept à l'avant et trois sur les côtés.

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« Habituellement, le blindage d'un char possède 10 ou 20 cm d'épaisseur (à l'avant), mais le nôtre est épais d'1,4 m. Il peut tout encaisser, même un gros missile lancé par avion. Aucun projectile ne lui fait peur, » affirme Zvarych.

Il explique que l'Azovette est le char parfait, tout en le comparant au supertank nazi de 50 tonnes et 5 places, le Panzer VIII Maus, un goliath de 188 tonnes aux proportions mythiques qui n'a jamais dépassé le stade de prototype.

Les chenilles du char constituent toujours l'un de ses points faibles : aussi les ingénieurs d'Azov l'ont renforcé avec des couches de blindage faits à la main. Zvarych dit les projectiles devront toucher trois fois le même emplacement avant d'endommager le véhicule.

« Les nouveaux chars, le T-52 et le T-80, ne sont pas aussi bien, » explique-t-il. « Les T-64s ont été faits pour la Russie et l'Ukraine, ils ne sont pas destinés à l'exportation, parce que ce sont les meilleurs. »

Il est très facile de se procurer un T-64 en Ukraine. Quand le pays était en paix, c'est-à-dire dans l'intervalle en la prise d'indépendance de 1991 et le début du conflit actuel en mars 2014, les chars ont été employés à d'autre usages.

« L'usine qui a fait conçu les tanks a fait en sorte qu'ils soient adaptés à un usage quotidien. On peut fabriquer des bulldozers et du matériel agricole à partir des chenilles, » explique Zvarych, en montrant un corps de tracteur jaune vif qui appartenait autrefois au T-64. « N'importe qui peut acheter un T-64. »

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Un véhicule s'apprêtant à être testé. Image: Pete Kiehart

« Un char coûte environ 2 millions de dollars, quand on l'achète auprès du gouvernement. Ce tracteur, lui, coûte moins de 50 000 dollars. Et à l'aide de nos ingénieurs, nous pouvons construire un bien meilleur char que ce que le gouvernement est capable de nous offrir, » explique-t-il.

La section d'ingénierie d'Azov est constituée d'environ dix hommes travaillant sous le commandent du « savant fou » du bataillon, Mykola Stepanov. Stepanov a travaillé en tant qu'ingénieur et directeur adjoint au sein de l'usine Malyshev pendant 46 ans. L'usine appartenait à l'État, et représentait la plus grande usine de chars de toute l'URSS. C'est là que le modèle T-64 est né.

« Il peut construire n'importe quel modèle de char de ses propres mains, » dit Zvarych, admiratif.

Bogdan Zvarych (à droite), contremaître pose en compagnie de Mikael Skillt, conseiller et sniper suédois travaillant avec le régiment Azov. Image: Pete Kiehart

Lors de notre visite, Stepanov était dans les parages. Il a passé tout son temps debout à poste de travail, ses lunettes reposant sur le bout du nez, immobile et silencieux, à l'exception du bruit de son crayon dessinant des plans sur le papier.

« Il fait le travail dont il a toujours rêvé. C'est notre savant fou à nous, » ajoute Zvarchy. « Pour lui c'est beaucoup plus simple de construire des chars ici. Il n'a pas à se taper des réunions interminables pour décider de l'emplacement de chaque boulon. »

Une fois que Stepanov a lâché le crayon et le papier, les ingénieurs et les soudeurs matérialisent ses plans. « Si les Russes essayaient de copier notre modèle de conception, il leur faudrait 10 ans pour construire un seul char. Allez, 8. À Azov, six mois suffisent, » se rengorge Zvarych.

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Un véhicule amphibie donné au bataillon attend d'être réutilisé à l'extérieur de l'atelier. Image: Pete Kiehart

L'Azovette sera équipée de deux doubles canons de calibre 23mm et pourra tirer 3400 munitions/minute, sans compter un lance-missiles, d'une capacité de 8 missiles. A l'intérieur, la cabine n'a pas de fenêtres. L'équipage se sert des caméras disposées à l'avant, au dos et sur les côtés du char, et commande la tourelle et les armes à l'aide d'un joystick.

« On se croirait dans un jeu vidéo, là-dedans, » explique l'un des soldats.

Zvarych nous guide ensuite vers une salle qui ressemble à un cimetière de machines. « Ça ne paye pas de mine, mais il y a des machines uniques, là-dedans, » confie-t-il.

« Nous utilisons énormément l'équipement militaire laissé à l'abandon. À l'époque de l'URSS, ces machines étaient faites pour durer 50 ans, » explique-t-il. « Elles sont toujours en bon état de marche, et très précises. Tout était comme ça, en URSS. La moindre bagnole était faite pour rouler pendant des décennies. Aujourd'hui elles font un bruit abominable et ont une sale gueule, mais elles roulent toujours. »

Un véhicule amphibie donné au bataillon attend d'être réutilisé à l'extérieur de l'atelier. Image: Pete Kiehart

En plus de la modification de véhicules abandonnés, le bataillon récupère de la ferraille, des métaux et des matériaux auprès de civils et d'entreprises ukrainiennes.

« Nous avons 1200 combattants, mais plus de 50 000 travaillent avec et autour d'Azov. Il y a énormément de gens qui veulent nous aider bénévolement, » explique Zvarych. « Les Ukrainiens voient bien que le gouvernement ne sert à rien. Du coup ils nous aident en nous fournissant de la main d'œuvre, de l'argent, de la nourriture, des vêtements. Ils savent qu'avec Azov, ils seront en sécurité. Pas avec le gouvernement. »

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La méfiance pour le gouvernement de l'Ukraine est profondément ancrée. Les rumeurs sur la corruption, l'incompétence et la déloyauté courent de place en place, des bases militaires en passant par les cafés et les réseaux sociaux.

« Le gouvernement ukrainien aurait été incapable de construire des tanks comme les nôtres. Pourquoi ? Parce qu'ils volent notre argent plus vite qu'ils ne le dépensent, » lance Zvarych.

L'extérieur de l'atelier, gardé par une sentinelle, le 9 septembre 2015 à Kyiv en Ukraine. Image: Pete Kiehart

Au moment où nous nous sommes entretenus avec les soldats, l'un d'entre eux nous a expliqué la façon dont lui et ses collègues avaient « libéré » 40 paires de jumelles de vision nocturne dans un dépôt du gouvernement. Ses jumelles avaient été donnés à l'Ukraine par les États-Unis et le Canada dans le cadre des programmes d'aide non-létale de ces pays, mais le gouvernement ukrainien les aurait gardés dans un entrepôt situé à 50 km du front. Il pense que le gouvernement avait l'intention de le revendre plutôt que de les fournir aux troupes. Cette histoire n'a pas été confirmée par d'autres sources, mais elle illustre bien le peu de fois que les Ukrainiens placent en leur gouvernement.

« Croyez-moi, notre gouvernement n'a vraiment pas envie que ces chars soient en circulation, » explique Zvarych. Selon lui, le gouvernement est plus préoccupé par l'argent que par le peuple, une attitude qu'Azov ne peut que réprouver. « Le blindage de ce tank aura coûté 100 000 dollars, mais la vie des cinq personnes qui seront à l'intérieur, elle, a beaucoup plus de valeur. »

Zvarych fait écho à un sentiment qui plane depuis longtemps en Ukraine : le gouvernement ne fait pas son travail. Zvarych dit que depuis que le Régiment Azov a été incorporé à la garde ukrainienne, il a reçu le soutien du gouvernement, dont des uniformes et des armes. Mais, selon lui : « Ce ne sont que des armes de merde. J'ai reçu un pistolet fabriqué en 1960… 1960 ! » Un soldat attrape un caillou et s'exclame « On serait plus efficaces avec ça ! »

Un ingénieur démonte un châssis de char. Photo prise le 9 septembre 2015 à Kyiv, en Ukraine. Image: Pete Kiehart

L'insatisfaction du Régiment Azov face à la négligence du gouvernement ukrainien et à la pauvreté de l'équipement fourni explique pourquoi il envisage de produire de nouveaux types d'armes dans un futur proche. Mais en dépit de l'ambiance Mad Max qui plane au-dessus de l'atelier, nous ne sommes pas dans une dystopie sans foi ni loi : il faudra surmonter quelques obstacles légaux avant qu'il puisse développer ses activités de fabricant d'armes.

« Ici, nous avons tout un tas de spécialistes qui connaissent le fonctionnement d'une arme à feu par cœur, et dès que nous aurons obtenu notre licence, nous en produirons le plus possible, » explique Zvarych.

Cela signifie donc qu'Azov possède une licence pour produire des Azovettes, et autres chars Mad Max ?

« Non, c'est un tracteur. Pour l'administration, ces engins resteront à jamais des tracteurs, » ajoute-t-il d'un ton innocent. « Nous avons rajouté du métal sur notre tracteur. Qui a besoin d'une licence pour faire ça ? »