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Illustration : Sarah Fabre
Société

Retourner aux études pour le plaisir, après 20 ans de galères scolaires

Personne n’imagine que je puisse être sérieuse quand je taxe une formation qualifiante de loisir.
AD
Liège, BE

Si malgré votre capacité à la réussite académique, vous avez été un·e cancre toute votre scolarité, sachez qu’il n’est jamais trop tard pour vous situer dans la moyenne supérieure sur un relevé de notes.

Affirmer que je n’ai jamais été bonne élève serait excessif. Tout n’avait pas si mal commencé. À l’école primaire, hormis une faiblesse en math et quelques signes annonciateurs de la catastrophe organisationnelle à venir, je ne me démarquais pas outre-mesure de mes camarades de classe. L’idée même que l’échec scolaire allait rythmer les deux prochaines décennies de ma vie était grotesque. Issue d’une famille de la classe moyenne qui n’avait toutefois pas pour objectif de faire de ses enfants des petits génies, je bénéficiais d’un certain privilège et possédais normalement toutes les cartes en main pour m’assurer une traversée sans vagues du monde pédagogique. Ce qui suivra sera pourtant plus de l’ordre de la noyade.

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Même lorsque les exigences parentales et sociétales ne sont pas démesurées, la réussite scolaire reste un marqueur de construction sociale et identitaire. Chez l’enfant, il s’agit de l’un des seuls indicateurs propre à son individualité qui renseigne sur la valeur de sa personne aux yeux d’autrui. « Si tu ne travailles pas bien à l’école, tu finiras caissière ! », ce discours cliché tenu de parent à enfant lors de l’étape du paiement au supermarché, en plus de stigmatiser de façon injustifiée le métier d’hôtesse de caisse, reflète le pouvoir que l’on confère au système éducatif.

Vous avez 7 ans et tout votre avenir se concentre dans l’exposé oral que vous présentez à vos condisciples sur les invertébrés aquatiques. À 12 ans, l’oubli de chaussures de gym recèle de promesses des déceptions à venir. C’est un comportement qui sera inacceptable une fois l’école secondaire atteinte. L’année suivante, l’échec au cours de chimie est l’assurance que vous n’êtes pas faite pour les études. Vous n’irez jamais à l’université, c’est ce que votre prof annonce à votre mère. Parce que tout est tracé, chaque bulletin de notes est l’aboutissement du précédent. Et vous, vous êtes une cause perdue, c’est ça qu’elle veut vraiment dire, votre prof.

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Les invertébrés aquatiques déterminent votre destinée. Sans un triomphe sur la vie marine, vous ne pouvez pas passer au niveau supérieur et, parmi les seules issues possibles figure notamment le défilé de denrées alimentaires sur tapis de caisse.

Ce sentiment que je jouais mon avenir à chaque minute passée dans une salle de classe et que j’étais en train de perdre à ce jeu n’a fait que s’accentuer avec le temps, paralysant petit à petit mon activité scolaire. Sans prévenir, l’objet de ma peur s’était matérialisé. Trop occupée à avoir peur de couler, je n’avais pas remarqué le naufrage du navire académique. Avec fracas, l’échec s’était installé durablement et avec lui une quête insensée de la perfection ponctuée de périodes de capitulation.

« Conjuguez le verbe à la forme adéquate dans le texte suivant » est une tâche insurmontable si l’on prend en compte le panel d’implications autour de l’exercice. Si l’on échoue, on aura probablement une seconde chance, peut-être même une troisième. Mais si l’on continue à foirer ? Les verbes irréguliers conjugués au prétérit prennent alors la forme d’un oracle aux sombres prédictions. Déjouer ces obscurs pronostics ne me semble pas si difficile : on ne peut pas finir dernier·e à une course à laquelle on ne participe pas. Dans une tentative d’échapper à la pression sociale et la peur de l’échec, je décide donc de ne pas franchir la ligne d’arrivée, je me retire de la compétition. Je ne fous plus grand-chose et pourtant l’ombre de la défaite plane encore sur tout le monde les jours du calendrier, scolaire mais aussi estival.

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Plus tard, entre deux groupes et quelques bières chaudes, les dates d’examens à représenter rythment mes festivals d’été. La musique prend les couleurs de toutes les choses que j’aurais dû faire. Toutes les choses que je devrais être en train de faire. Ainsi, lorsque je décroche péniblement mon certificat d’études de secondaire supérieur, on est en septembre et j’ai deux ans de retard au compteur. C’est la fin de l’été, je l’ai passé à manger des glaces avec une amie au bord de la piste d’athlétisme, sélectionnée pour m’entraîner en vue d’un examen à représenter en gym. Les périodes de capitulation étant synchronisées avec le cours d’éducation physique du lundi matin.

Je ne suis pas très portée sur le mensonge, d’abord parce que c’est super nocif et la plupart du temps inutile mais quand bien même, c’est un art que je ne maîtrise pas. Je ne me rappelle jamais de ce que je raconte et je me retrouve souvent à répéter la même histoire, pour le plaisir de mon interlocuteur·ice qui doit subir pour la quatrième fois en une semaine le récit de la pénurie de croquettes pour intestins fragiles de mon chat. Et pourtant, rétrospectivement, j’ai souvent menti. « Tu fais quoi à l’école ? » est la déclinaison jeune de « Tu fais quoi dans la vie ? ». Immanquablement, si vous êtes en âge d’être étudiant·e, la personne dont vous venez de faire la rencontre va vous poser cette question. Et « je viens de terminer ma rhéto, juste à temps pour mon vingtième anniversaire ! » ne consiste pas socialement en une bonne entrée en matière. Pour ne pas démarrer du mauvais pied, j’ai souvent opté pour le mensonge censé m’aider à maintenir, en communauté et le temps d’une soirée, l’image d’une intelligence dans la moyenne.

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Pendant longtemps, j’ai attribué la médiocrité de mon expérience scolaire à une santé mentale défaillante et à un trouble du déficit de l’attention non diagnostiqué en ce temps-là. Pourtant, alors que je tirais mes études supérieures en peinture puis en communication sur des longueurs aux proportions olympiques, je suivais depuis quelques années déjà des cours après journée. Néerlandais, espagnol, anglais, italien ou encore grec, mes soirées s’apparentaient à un mini tour d’Europe. L’implication que je mettais dans l’apprentissage des langues étrangères lors de ces cours du soir était sans précédent et leur enseignement consistait en un soupçon de succès au milieu du fiasco généralisé. Je ne tirais pourtant pas plus de plaisir de ces cours du soir que de ceux que je suivais en journée. Le blocage ne résidait pas dans l’apprentissage mais bien dans le système scolaire.

Parfois je me demande si autant de temps et d’énergie valent la peine d’être engagés dans une activité qui ne m’apportera rien de concret. Mais à nouveau, c’est envisager les choses via le prisme de l’utilitarisme.

En partant de ce constat, le projet de reprise d’études supérieures en droit engagé à l’automne 2020 a de quoi surprendre. Il s’agit en effet d’un choix difficilement explicable aux yeux de ceux ayant assisté à mon périple long de sept ans, du registre du voyage initiatique, ayant pour objectif de décrocher un bachelier se déployant normalement sur trois années en Communication. Cette persistance dans un parcours étudiant avait du sens tant que je n’avais pas décroché le précieux document qui allait m’ouvrir les portes du monde de l’emploi et me consolider un avenir décent. À présent trentenaire, armée du fameux sésame : le diplôme de supérieur, et installée dans un job sympa, le sens était plus difficile à percevoir.

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Se reconvertir à 30 ou 40 ans n’est plus si rare, de plus en plus de programmes sont organisés en horaire décalé à destination d’un public de travailleur·ses souhaitant continuer à se former. Autour de moi, plusieurs personnes ont fait le choix de changer complètement de direction une fois le cap de la trentaine passé - ce qui n’est pas mon intention.

Après des années de perdition académique et puis professionnelle, j’occupe actuellement une fonction qui me plaît dans mon domaine d’études et je ne projette pas de changement à court ou même moyen terme. Après 20 ans de tentatives d’évasion du système scolaire, j’y retourne donc, dépourvue de toute ambition autre que celle d’y retourner. Lorsque des profs s’informent sur les raisons qui nous ont poussé à choisir des études de droit, au milieu des grands projets, je glisse : « Je fais ça comme hobby ». Tout le monde se marre. C’est légitime de s’emmerder avec 3 heures et demi de cours tous les soirs après les 8 heures de boulot si on déteste le dit boulot et que l’on souhaite trouver une porte de sortie. C’est compréhensible si l’on veut un meilleur salaire, une meilleure qualité de vie. Si notre démarche sert une cause utile et pécuniaire, alors elle est cohérente. Dans notre société, tout apprentissage est supposé soutenir un but économique, tout passe-temps exige un talent qui pourra être exploité et se transformer en carrière. Même lorsque je faisais de la poterie en soirée, la question de savoir si je comptais en faire mon gagne-pain revenait régulièrement (la réponse est non, pour info). Personne n’imagine de ce fait que je puisse être sérieuse quand je taxe une formation qualifiante de loisir.

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Le droit fait partie des ces disciplines qui m’ont toujours intéressée et le contexte d’une pandémie mondiale et de confinements forcés me semblait idéal pour poursuivre une activité intellectuelle casanière. Je n’ai rien à perdre, je remplis les formulaires d’inscription et si ça ne me plaît pas, j’arrêterais. Et comme pour tant de cours de langues auparavant, j’y redécouvre le plaisir de l’apprentissage.

Bien sûr, rien n’est parfait. Il y a des cours chiants, des profs chiant·es et des épreuves pour lesquelles j’aime répéter que : « J’ai pas signé pour ça ». Je reproduis les mouvements d’une session de pilates sur YouTube alors que se déroule en conférence Zoom un cours d’économie en arrière-plan. Je réponds positivement à toute invitation me donnant un prétexte de ne pas assister à une séance de comptabilité dans un local glacial. Mais deux années après l’amorce du programme, tous les délais ont été tenus et les examens réussis à la première tentative. Maintenant que les attentes familiales et sociétales sont comblées, je connais la réussite dans un parcours académique et pour la première fois, j’ai le sentiment que celle-ci m’appartient. Je ne suis plus guidée par le conformisme, la peur de l’échec, un besoin de contrôle ou le jugement d’autrui. Désormais, je le fais pour moi.

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Chez les autres, je reconnais parfois ces schémas qui, même si ils sont moins marqués que chez l’adolescente que j’étais, restent révélateurs de l’importance de la scolarité dans nos collectivités. Je déverse alors la sagesse que mon grand âge me confère : « On s’en fout que t’as pas 80%, dans 2 mois tu t’en souviendras même plus de toute façon ». Moi-même, lorsque je parcours les relevés de notes de mes années en communication, ne me rappelle plus de la moitié des intitulés que j’y lis.

Certaine que mes résultats scolaires consistaient en un outil de mesure de ma valeur, c’est seulement aujourd’hui que je prends conscience à quel point ça a peu d’importance. Cette épreuve tellement décisive au moment où vous la présentez n’aura finalement qu’un impact réduit sur votre futur et ses possibilités. Alors que je remplissais tous les critères de la cause perdue, je suis quand même arrivée à l’endroit où je voulais être. Et les petits sentiers sont bien plus jolis que la route principale. La vérité aussi, c’est que le contenu de votre bulletin, au-delà de vos parents quand vous êtes à l’école primaire, n’intéresse pas grand monde.

Parfois je me demande dans quoi je me suis embarquée, si autant de temps et d’énergie valent la peine d’être engagés dans une activité qui ne m’apportera rien de concret. Mais à nouveau, c’est envisager les choses via le prisme de l’utilitarisme. La récompense à la clé n’a pas à être un statut social ou un apport financier. Le bénéfice il est là, dans le présent, avec cette chance de pouvoir découvrir les études sous une forme dépourvue de toute incidence et d’apprendre des trucs passionnants.

Avant de pouvoir prétendre au titre de juriste, il reste encore un peu de chemin à parcourir. Peut-être la réussite ne sera-t-elle pas toujours de mon côté. Peut-être que finalement je n’irai pas jusqu’au bout. Quoi qu’il arrive cependant, je ne laisserai plus l’école définir ma valeur.

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