Chatroulette
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Chatroulette essaie de régler son « problème de pénis » depuis 12 ans

Mais même au milieu de la mort, de la destruction et du désespoir, il n'y a toujours que des bites sur le site.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

En tant que millennial, il y a plusieurs images de ma fin d'adolescence qui sont imprimées de manière indélébile dans mon cerveau, comme les fedoras qui n'étaient pas encore un truc ringard et les fausses dents de vampires sur Tumblr. Grâce à Chatroulette, cette liste comprend également les pénis de parfaits inconnus baignant dans les tons sépia d'une pièce faiblement éclairée, filtrés par la résolution de 0,3 mégapixel des webcams de l'époque.

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Le site, qui permettait de rencontrer des personnes au hasard par chat vidéo, est devenu extrêmement populaire quelques mois après son lancement. C'était assez primitif : une fenêtre vidéo, une boîte de discussion, un bouton pour passer au prochain inconnu et, si vous le vouliez, un anonymat total. Vous pouviez porter un masque ou orienter la webcam loin de votre visage pour vous détourner de ce qui risquait d’apparaître à l’écran. Et souvent, il y avait un mec avec son pénis dans la main. 

Le Chatroulette d’aujourd'hui est très différent de celui que j’ai connu. Les changements survenus au cours des douze dernières années sont l'œuvre de son fondateur, Andrey Ternovskiy, et de ses efforts incessants pour empêcher les gens de montrer leur bite sur son site.

« Un système de détection des visages permet de garder le site propre », indique un message sous ma fenêtre vidéo. Une fois que le système a trouvé mon visage, un autre message apparaît : je dois choisir entre deux personnes. Si la personne que j’ai choisie me choisit aussi, la discussion peut commencer. Mais pas avant un dernier avertissement : « Chatroulette utilise un système de modération. Les comportements inappropriés sont interdits. Consultez le règlement ». On me demande de m'identifier, soit avec Google, soit avec Facebook.

Lorsque Ternovskiy a lancé Chatroulette à la fin de 2009, il avait 17 ans. Le site est rapidement devenu viral, avec plus d'un million d'utilisateurs par jour à son apogée. Une grande partie de l'attention médiatique était due à la réputation que Chatroulette s'était forgée : en 2010, une société d'analyse de données, aujourd'hui disparue, a déterminé, grâce à une méthode de calcul jamais divulguée, que « le taux de perversité sur Chatroulette était de 13 % » ; en d'autres termes, pour huit sessions de chat vidéo, une contenait quelque chose d'explicite. 

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Au cours de la dernière décennie, nous avons été nombreux à revenir sur Chatroulette par nostalgie, généralement poussés par un colocataire bourré, l'ennui ou la recherche du sens du bonheur. Si nous revenons sans cesse à ce site vieux de 12 ans dont nous connaissons pourtant le concept, c’est peut-être parce que nous sommes à la recherche de quelque chose de plus profond. Depuis le début de la pandémie, cette quête est devenue plus vulnérable, voire un peu pathétique : un simple moment de connexion avec un autre être humain, une bouée de sauvetage contre la solitude de la quarantaine. Mais même au milieu de la mort, de la destruction et du désespoir, il n'y a toujours que des bites sur Chatroulette.

Pendant tout ce temps, Ternovskiy s'est efforcé de résoudre ce qu'il appelle « le problème des pénis ». Il n'est pas contre le sexe en soi, mais l'exhibitionnisme n'a pas seulement affecté à jamais la réputation du site, il a aussi provoqué une hémorragie d'utilisateurs. Si une personne se connecte pour la première fois et voit quelque chose qui la choque, explique-t-il, elle ferme le site et ne revient jamais. Ternovskiy préférerait laisser le site développer son propre écosystème, sans avoir à intervenir. « Mon premier objectif est de construire un site que les gens aiment, qu'il soit acceptable ou non dans notre culture. Mais personne n'aime les bites surprises. »

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En 2010, pendant une brève période de quelques mois après son lancement, Chatroulette proposait des salles thématiques créées par les utilisateurs eux-mêmes, avec des sections comme « sexe », « gayteen », « filles » et « cybersexe-local ». Le sexe, bien sûr, était la section la plus populaire. Seulement, cela n'a pas eu pour effet d’envoyer toutes les bites en quarantaine dans une seule section, mais de générer de nouveaux problèmes dans les nouveaux groupes. 

En 2011, il a introduit un système de reconnaissance des visages et de la peau exposée, qui détectait « des quantités excessives de peau tout en reconnaissant des visages dont il est approprié de montrer la peau ». Les résultats du système ont été analysés par les départements d'informatique de l'université du Colorado et de l’université McGill. L'analyse a conclu que le système était capable de filtrer environ 60 % des « publicités et contenus offensants ».  Ternovskiy a déclaré à la CBC qu’il disposait d'une équipe de 100 modérateurs qui examinaient manuellement les webcams pour signaler celles qui étaient offensantes et en exclure les utilisateurs. 

La fonctionnalité qui permet aux utilisateurs de choisir entre deux partenaires de discussion s'inspire de la mécanique de swiping de Tinder. L'aléatoire guidé donne un sentiment de contrôle vague à l'utilisateur et permet, du moins en théorie, d'éviter les choses que l'on ne veut pas voir. En juin 2010, Ternovskiy a engagé Hive, une société d'intelligence artificielle spécialisée dans la modération, pour l'aider à lutter contre la nudité. 

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Gérer un site web, c'est comme porter un seau percé de trous imperceptibles, explique-t-il. Les utilisateurs sont l'eau ; s'il y a un trou, ils le trouveront. Les solutions systémiques – reconnaissance faciale, algorithmes d'apprentissage automatique qui détectent « trop » de peau – sont un « fléau social », dit-il, qui distrait les développeurs en leur donnant une fausse sécurité. Mais les gens sont beaucoup plus intelligents que ça. Ils utilisent les couvertures de magazines pour échapper à la reconnaissance faciale et se masturbent hors champ pour ne pas montrer trop de peau nue. 

Aujourd'hui, Ternovskiy emploie une petite équipe de sept femmes russes en tant qu'utilisatrices clandestines (toutes en freelance) pour faire office de canaris dans la mine de charbon de Chatroulette. Pendant des sessions de test d’une heure, elles calculent : combien d’hommes ? Combien de femmes ? Combien de groupes ? D’écrans noirs ? De robots spammeurs ? Combien de contenus explicitement sexuels ? Implicitement sexuels ? Elles sont là pour provoquer les autres utilisateurs, du genre « montre-moi ce que tu as », comme le paraphrase Ternovskiy, et prendre des notes. Elles ne sont pas là pour bannir ou dénoncer qui que ce soit.

« Je veux voir le pire du site, notamment du point de vue des femmes, dit-il. Si 20 % des connexions contiennent des pénis, ce n'est pas bon du tout. Et je dois réfléchir à de nouvelles solutions. »

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Je demande à Ternovskiy pourquoi, s'il n'est pas moralement contre, il ne fait pas du sexe le point fort du site. Même si des plateformes comme MyFreeCams et LiveJasmine sont nées quelques années avant Chatroulette, certains des sites de cam les plus populaires aujourd'hui, comme Chaturbate, Camsoda et Stripchat, sont apparus des années après Chatroulette. 

« Je sentais que Chatroulette était plus que des bites », répond-il. Et un service de chat vidéo rempli de pénis mal éclairés n'aurait probablement pas fonctionné de toute façon. « Si vous faites de Chatroulette un site de contenu pour adultes, alors il n'y aura que des bites qui regardent d’autres bites. Ça ne marche tout simplement pas. » 

Aujourd'hui, il travaille sur une monnaie interne, grâce à laquelle les utilisateurs gagnent des points en fonction du temps qu'ils passent à parler à d'autres personnes. L'une des nouvelles fonctionnalités, qui n'existait pas lorsque Chatroulette était à son apogée, consiste à obliger les utilisateurs à se connecter pour utiliser le site. Dans le système imaginé par Ternovskiy, pour rencontrer une nouvelle personne, vous devez utiliser un certain nombre de points ; pour gagner ces points, vous devez parler aux personnes que vous rencontrez. Le système qu'il prévoit sera toujours noté – si vous parlez à quelqu'un qui a un score faible, l'interaction est gratuite, par exemple – et est toujours en cours de réalisation. Il espère toutefois encourager les gens à utiliser le site pour des raisons de conversation et de créativité.

Au final, Ternovskiy me dit qu'il est reconnaissant pour le problème des pénis. Cela l'a obligé à innover dans son travail. « Pour moi, c'est assez démotivant de devoir me consacrer uniquement au problème des pénis, mais j'essaie aussi de rendre cela amusant, dit-il. Je déteste voir les choses mourir, et je veux vraiment emmener Chatroulette dans le futur. Il n'est pas nécessaire que ce soit exactement le même Chatroulette, mais je veux continuer, je veux que l'histoire continue. »

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