Ce que j’ai retenu de mon service militaire : dix mois merdiques

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reportage

Ce que j’ai retenu de mon service militaire : dix mois merdiques

300 jours de ma vie en 1996, seul avec des humains munis de testicules.

Ça s'est passé au milieu des années 1990 à Bitche, en Moselle. J'avais alors 24 ans. Je venais d'être incorporé au 4e régiment de cuirassiers. Il s'agissait d'un régiment de chars d'assaut jouissant d'un lointain passé glorieux, d'abord sur les champs de bataille napoléoniens, puis au cours des deux Guerres mondiales. Je mentirais si je disais que je m'attendais à vivre l'expérience la plus enrichissante de ma jeune existence. Toutefois, ça a été en réalité bien pire que ça.

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« La Petite Sibérie », c'est ainsi que l'on appelle la zone géographique autour du Jura où se situe Bitche. Dans ce coin perdu du Grand Est jouxtant la frontière allemande, il règne un froid de gueux en hiver, tandis que les températures ne montent jamais très haut en été. D'où le surnom. Les futurs bidasses avec lesquels j'ai fait le trajet en train depuis Paris ont découvert en même temps que moi ce paysage désolé, rythmé çà et là par une architecture aride d'une tristesse infinie.

Pour la majorité des jeunes hommes Français nés dans les années 1970 et avant, le service militaire était une sorte de rite de passage : avec lui, on sortait officiellement du monde de l'enfance et pénétrait dans celui de l'âge adulte. Ce moment initiatique où un garçon devenait homme grâce à un enfermement de dix mois dans une caserne loin de chez lui au sein d'un milieu viril, juste avant son entrée dans le monde du travail. Le 28 mai 1996, après presque de 200 ans de conscription forcée en France, le président de la République Jacques Chirac annonçait sa décision de « professionnaliser les armées » et de « suspendre le service militaire ». Ç'en était fini.

Mais avant ce jour fatidique, tout un tas d'avantages bidons étaient mis en avant pour justifier d'infliger le service à l'intégralité de la jeunesse masculine. Les notions de « mixité sociale » étaient alors mises en avant, de même que la possibilité de se « constituer un réseau », lequel serait ensuite utile au sein de la vie professionnelle. Bien entendu, c'était du pipeau. Rares sont les personnes à s'être revues à l'issue des dix mois. L'unique but du service militaire était de former des soldats à un coût dérisoire, avec des méthodes d'un autre temps.

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À notre arrivée à la caserne, deux sous-officiers nous ont pris en charge, nous invitant à nous déplacer en file indienne jusqu'au bureau d'incorporation. Je rencontre mes premiers camarades. Pas mal de mecs ont une vie active déjà bien entamée. D'autres comme moi ont été contraints d'arrêter leur année de fac juste pour venir ici.

Je sympathise avec Olivier. C'est un mec de 20 ans qui vient de la région Champagne et qui bosse dans les vignes. Il a arrêté ses études très tôt. Il me dit que pour lui, le service est l'occasion de « découvrir une autre région que la sienne », qui est pourtant géographiquement proche. On enchaîne clopes sur clopes, jusqu'à ce qu'un sous-officier nous remette nos vêtements militaires, y compris la célèbre fourragère, décoration d'uniforme scrupuleusement respectée dans mon régiment. Un bout de tissu relativement laid que l'on attache à l'épaule avec des cordons. Puis l'on passe tour à tour chez le coiffeur de la caserne. Coup de tondeuse obligatoire. Ça y est, j'étais devenu un bidasse.

Et à dire vrai, je regrettais déjà ma vie d'avant. À la fac tout se passait bien. Je prenais du plaisir dans mes études et m'étais fait pas mal de potes. J'avais déjà quitté mes parents et logeais, comme beaucoup, dans un minuscule studio. À côté de mes études, je bossais comme livreur de pizzas pour financer mon loyer et mes études. Sentimentalement, je n'avais pas de copine régulière, celle qu'on regrette de laisser sur le quai de la gare, au moment de mon départ pour Bitche. Toutefois, je savais que les dix mois à tirer n'allaient pas faciliter un rapprochement durable avec une quelconque partenaire.

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Le kaki, les bruits de botte, ça n'a jamais été mon truc. Même si je ne redoutais pas d'avoir à faire mon service un jour, j'espérais naïvement réussir à me faire réformer. En plus d'être inutile, les jeunes d'alors considéraient que le service appartenait à une époque révolue, celle ou la France pouvait encore être « envahie ». J'aurais sans doute pu y échapper en demandant à mon père de solliciter un ami à lui d'enfance, sénateur de son état. Mais je ne l'ai pas fait. C'est pourquoi je me retrouvais ce jour-là, devant une bouffe horrible, avec Olivier.

Avec lui, nous découvrons peu à peu l'ordinaire de la caserne. Nous déjeunons et dînons au réfectoire à 12 heures et 18 heures, à base de plats qui de tout notre séjour, ne seront ni bons ni copieux. On bouffe une omelette géante au milieu de laquelle trône un œuf vert, pourri. On croise les seules crèmes caramel puantes jamais créées. Il faut dire que le budget de l'armée pour nourrir ses conscrits était très limité : quelques euros à peine par bidasse et par jour. Les premiers repas me permettent néanmoins permis de faire la connaissance des autres appelés ; j'apprends que beaucoup sont de la région comme Olivier. Et comme lui, ils ont arrêté leur scolarité bien avant leurs 16 ans. Je suis loin de Paris.

L'un de nos adjudants nous avait trouvé un surnom : bite de porc. Il l'utilisait à toutes les sauces, avec tous les bidasses. « Ça te fait rire, bite de porc ? » ; « Tu vas me ranger ce bordel, bite de porc ? »

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Débutent les choses sérieuses, les « classes ». Il s'agit du moment éducatif long de 40 heures par semaine au cours du premier mois, et pendant lequel nous apprenons tout un tas de choses pratiques afin d'enfin, devenir des hommes. Notre formateur est le Maréchal des Logis Xavier de Rohan-Chabot. Il a une quarantaine d'années. Il nous enseigne comment marcher au pas, enfiler l'uniforme, tirer au Famas, creuser des crevasses – aussi appelées « trous de combat » –, mais aussi lancer des grenades, savoir comment fonctionne un char, ou comment se déplacer furtivement dans le noir au nez et à la barbe de l'adversaire. Il n'y a rien de compliqué et je m'adapte bien aux différents enseignements. Évidemment, c'est plus laborieux pour certains. Il faut dire que savoir monter et démonter un Famas n'a rien d'inspirant.

À côté de ça, nous avons droit à des cours de culture générale et d'histoire-géographie. Deux heures par semaine, on nous enseigne le passé militaire de la France, les principales batailles et les chefs de guerre qui ont fait la gloire de notre pays. Ces cours sont dispensés par un adjudant pas super brillant. Lorsque je réponds à la question « Savez-vous qui était Hugues Capet ? », celui-ci me rétorque, « Wow, on tient un champion ! » Je n'ai jamais su s'il blaguait plus que ça, cependant.

Puis plus le temps passe, plus ce que je sentais sourdre en moi s'affirme. J'en suis désormais certain : les sous-officiers qui nous instruisent sont les pires personnes qu'il m'ait été donné de côtoyer de ma courte vie. En plus d'être vantards et vulgaires, je capte que ce sont également des alcooliques notoires. Ils n'en ont rien à foutre de leurs cours, soit, mais en plus ils nous haïssent. Ils dispensent leurs cours en empestant l'alcool. Et l'un d'eux nous trouve un surnom : bite de porc. Il l'utilise à toutes les sauces, et avec tous les bidasses. « Ça te fait rire, bite de porc ? » ; « Tu vas me ranger ce bordel, bite de porc ? »

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Un jour de la fin des classes, nos instructeurs nous invitent à un événement. Une sorte de team building militaire bien foireux. Ils l'ont longuement préparé pour nous. Il s'agit d'une marche collective de quelque 100 km à terminer en trois jours. On part tous de la caserne pour faire une boucle interminable dans les bois et les champs de la région. On est 50 à participer à ce supplice imposé. On porte un sac à dos d'environ 30 kg chacun, plus le Famas qui comme tous les fusils d'assaut, pèse très lourd. On a peu de nourriture, presque pas d'eau. Ce qui n'est pas sans créer des tensions. Au bout des dix premiers kilomètres, des douleurs aux pieds apparaissent chez ceux qui ne sont pas habitués à marcher. Par ailleurs, la faim et la soif nous épuisent plus que tout. Certains gueulent.

C'était le petit cadeau avant de nous séparer de nos instructeurs. Leur argument pour justifier ce supplice fut de nous apprendre à « dépasser nos limites » et à faire de nous des « battants ».

L'auteur, en compagnie de la cellule audiovisuelle du 4e régiment.

Après ça, Olivier est affecté à l'entretien des chars. De mon côté, je me retrouve à la cellule audiovisuelle après avoir discuté par hasard avec un officier de mes goûts cinématographiques. L'activité principale de ladite cellule se résume à peu de chose : filmer tous les micro-événements qui se déroulent dans la caserne. Je me dis que c'est plutôt cool et que je ne m'en tire pas si mal. On est à la fin du premier mois.

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À peine arrivé dans mon affectation, je me fais un second pote. Il s'appelle Pierre-Yves. Il est du coin ; il vient de Metz et est, comme moi alors, fan des Red Hot Chili Peppers. Il est cool. L'adjudant-chef qui chapeaute notre cellule est en revanche très salé. Il n'y connaît rien en cinéma, ce que je peux comprendre – ce n'est pas son job –, mais il n'a non plus jamais touché une caméra de sa vie. Soit. Le vrai problème en fait, c'est qu'il est encore plus bourré que les gradés que l'on a eus en profs. Ce fait lui permet de dire facilement ce qu'il pense. Et il pense que tous les immigrés sont des cons.

Dans la vie civile, le racisme n'est pas compatible avec la vie de bureau. Mais dans l'armée française en 1996, la politique employée à l'égard des cadres alcooliques et xénophobes se résume à « ne surtout pas faire de vagues ». De fait, cette pensée réussit à atomiser toute velléité de sanction de la part de ses supérieurs. Le gros avantage de son alcoolisme, c'est qu'une fois sur deux on ne le voit pas de l'après-midi. Il disparaît dans la nature, ou cuve son vin en somnolant. Tous les jours au réfectoire, les gradés ont open bar sur l'alcool au déjeuner. Historiquement, il n'y a jamais eu la moindre restriction. Donc mon adjudant ne se prive pas. Il boit.

De mon côté je passe des journées glauques, interminables. J'essaie tant bien que mal, avec du matériel obsolète, de monter des vidéos de remises de médailles – vidéos que je viens de filmer le matin même. C'est franchement déprimant. J'essaie de compenser ces heures d'ennui mortel en utilisant toutes les possibilités à ma disposition pour m'amuser et elles ne sont pas nombreuses. Un peu de console de jeux dès que j'en ai la possibilité, et le soir on se réunit pour mater des films. Les distractions sont limitées.

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Quand on est bidasse, on effectue un vrai travail, à temps plein. Ça veut dire que l'on travaille de 9 heures du matin jusqu'à 5 heures de l'après-midi. Ce travail est souvent en rapport avec nos « aptitudes », quoi qu'il soit payé bien en dessous, en mode exploitation capitaliste. Environ 500 francs, soit 80 euros par mois. Un peu comme les détenus en prison. Il y a des comptables, des cuisiniers, des informaticiens, des mécaniciens, des secrétaires, des chauffeurs. Tous les types. Avec le service militaire, l'armée avait alors à sa disposition une multitude de travailleurs corvéables à merci, 24 heures sur 24, qui devaient tous, comme moi, obéir aux ordres sans montrer le moindre signe de défiance. Les quelques francs que je touchais ne suffisaient évidemment pas à payer mes billets de train pour mes retours à Paris tous les week-ends.

Chaque retour chez moi constituait une bouffée d'air frais. Je retrouvais mes potes et organisais des grosses teufs dans mon appartement pour tout oublier. J'avais la chance de disposer de mon propre studio. Je ne parlais pas trop à mes proches de ce que j'étais en train d'endurer. Je me servais des permissions uniquement pour m'évader. Parler du service au cours de ces rares moments de détente n'aurait qu'ajouter à ma dépression.

L'auteur et les bidasses de l'année 1996, pendant les classes.

Bizarrement, la plupart des bidasses enviaient ma position à la cellule audiovisuelle. Dans une atmosphère de souffrance virile, les autres m'ont peu à peu identifié comme un planqué. Je me faisais chambrer à base de « Salut Steven Spielberg, t'as maté combien de films aujourd'hui pendant qu'on bossait ? » Ce n'était jamais méchant, mais tout de même bien relou.

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Pendant ce temps,je montais mes vidéos de jeunes hommes marchant au pas en compagnie de mon adjudant-chef. Très vite, nos relations se sont dégradées. Quoique n'y connaissant rien, il ne supportait paradoxalement pas que je lui explique comment on monte une vidéo. Avec le recul, je pense qu'il me considérait comme un dangereux gauchiste. Il se mettait facilement en colère, toujours en hurlant, ce qui provoquait inévitablement des engueulades. Mais je faisais toujours gaffe à ne pas aller trop loin ; il pouvait me sucrer mes permissions au moindre faux pas.

Plus le temps passait, plus je voyais le bout du tunnel. J'avais un agenda sur lequel je comptais les jours, en surlignant au fluo le temps déjà passé. La fin approchait et je commençais à envisager mon retour à la vie civile : la perspective de reprendre mes études et de me chercher une copine régulière m'aidait à tenir. Dans le monde, Boris Eltsine remportait le second tour de l'élection présidentielle russe devant le candidat communiste Guennadi Ziouganov.

Puis un jour, ç'en fut fini. Et la dernière journée – que les bidasses appellent « la quille » – eut le bon goût d'être interminable. La perspective d'être de retour chez moi ne faisait bizarrement qu'allonger chacune des minutes qui me séparaient de la délivrance. Et on a tous pris le train, comme si l'on rentrait en permission, sauf que cette permission allait durer le reste de notre vie. Un peu émus tout de même mais franchement soulagés, on s'est promis de rester en contact. Ce qui n'est jamais arrivé.

De ces 300 jours passés sous les drapeaux, il me reste exclusivement des mauvais souvenirs. Je n'exagère pas. En 300 fois 24 heures, je n'ai rien appris d'utile – ce qui était le but initial – et en suis reparti déprimé. Comme des millions d'hommes, j'y ai perdu mon temps. Comme eux, je suis entré dans l'âge adulte.

De retour à la vie civile, Chirac a finalement tenu son discours. La conscription était définitivement abolie. Le 4e régiment de cuirassiers a alors été contraint, comme tant d'autres, de disparaître. La France mettait ainsi fin à une vaste arnaque en laquelle plus aucun citoyen ne croyait. Même ceux qui, nostalgiques, disent qu'ils ont « appris des choses » à la caserne. Le service militaire disparaissait à jamais, remplacé en version ultra-condensée par la Journée d'appel.

Je ne l'ai jamais regretté.

@arnaudpages