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10 questions que vous avez toujours voulu poser à un joueur professionnel de Magic

Il est tout à fait possible de vivre en engageant la créature ciblée, Gabriel Nassif en est la preuve.
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Photos publiées avec l'aimable autorisation de Gabriel Nassif

Le jeu de cartes Magic : The Gathering a récemment été classé jeu le plus complexe du monde par une équipe des chercheurs anglo-américains. Avec ses 20 000 cartes différentes et ses règles modifiées à chaque sortie d’extension, le jeu présente des millions d’interactions et de stratégies potentielles. Cette complexité est précisément ce qui fait sa saveur et anime une communauté mondiale estimée à plusieurs millions de joueurs, 26 ans après la sortie du jeu. Mieux encore, Magic a récemment pris la direction de l’esport pour continuer à se développer et toucher un public plus large.

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Parmi ces passionnés, une poignée de joueurs vit de cette passion, notamment grâce aux prix des plus grands tournois. Pour voir un peu plus clair, on a décidé de demander à Gabriel Nassif, joueur professionnel de Magic : The Gathering et anciennement de poker, de répondre à quelques questions. Véritable légende vivante et membre du Hall of Fame du jeu, il s’est hissé au sein des phases finales de neuf Pro Tour, les plus gros tournois du circuit, et en a remporté deux. Côté argent, il a gagné 369 710 dollars en lançant des sorts de mage sur ses adversaires. Bref, ce joueur de 35 ans connu pour porter un bob jaune dès qu’il sort en compétition sait de quoi il parle.

VICE : C’est quoi un joueur professionnel de Magic the Gathering ?
Gabriel Nassif : Ça a pas mal changé depuis les débuts du jeu. Quand j’ai commencé, il s’agissait surtout de gagner de l’argent en remportant des tournois ou en s’y classant bien. Mais tu ne gagnes pas très bien et pas très régulièrement ta vie de cette manière là. Les premiers qui ont réussi à en vivre vraiment, de manière stable, ce sont ceux qui, comme moi, produisent du contenu stratégique pour des sites. Le plus souvent, ce sont des sites de vente de cartes qui demandent aux très gros joueurs d’écrire des articles ou de faire des vidéos ou des podcasts pour attirer du trafic. En fonction de qui tu es et de ton niveau dans le jeu, un article est payé entre 200 et 800 dollars et une vidéo entre 200 et 300 dollars. Ensuite, tu as le stream qui rapporte de l’argent. Moi, mes revenus sont séparés à 50/50 entre les deux et je dois gagner peut-être 3 000 dollars par mois. Mais c’est un job à plein temps.

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Quand je suis devenu pro, il fallait suivre un chemin pour ça. À chaque gros tournoi, tu gagnais des points en fonction de ton classement et ton statut évoluait : Bronze, Argent, Or, Platine. Mais depuis un an, tout ça n’existe plus. Wizard of the Coast [l’éditeur historique du jeu, ndlr] a créé la MPL, la Magic Pro League, qui donne aux 32 meilleurs joueurs de l’année précédente un contrat d’un an avec 75 000 dollars garantis. Ce à quoi s’ajoutent leurs gains de tournois. C’est très bien pour les 32 joueurs en question et un peu moins pour tous les autres.

Comment es-tu devenu un professionnel ?
J’étais au lycée puis à l’université quand j’ai commencé à faire mes premières grosses performances et à jouer les Pro Tour. Je ne considérais donc pas encore Magic comme mon boulot, ça se passait bien et c’était tant mieux. La dimension pro est véritablement apparue avec le poker en 2010 puis avec mon retour à temps plein dans Magic. Avant ça, c’était surtout un bonus. Mais depuis deux ans et demi, je considère vraiment ça comme mon boulot.

À quoi ressemblent tes journées ?
Le matin, c’est assez tranquille. En général, je me réveille vers 9h30-10h, je glande un peu, je joue un peu à Dota 2, je déjeune, je vais faire des courses, etc. Ensuite, je lance un premier stream de 15h à 18h. Puis, ma femme rentre du travail, on passe la soirée ensemble, avant que je relance un stream de 23h à 2h du matin une fois qu’elle est couchée. C’était peut-être une erreur mais j’ai calé mes streams sur les horaires américains pour avoir plus d’audience et je les ai divisé en deux afin de pouvoir passer du temps avec elle. Au final, je crois qu’il y a un public à toutes heures et j’aurais pu faire autrement. Ensuite, je regarde d’autres streamers ou je lis des articles avant d’aller me coucher. Le week-end, ça dépend un peu des événements sur Magic Online ou Magic Arena (les deux plateformes permettant de joueur à Magic : The Gathering en ligne), de si j’ai prévu de voir mes potes, de mon programme personnel. Mais globalement, c’est plus variable.

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Enfin, côté tournois, je fais exclusivement les Pro Tours (quatre tournois annuels dont le vainqueur remporte 50 000 dollars) et quelques Grand Prix (des tournois ouverts à tous dont le gagnant remporte 10 000 dollars). Par contre, je ne joue presque plus en boutique, au maximum une fois ou deux par an. Globalement, ça date de la fermeture d’Ostelen, la grande boutique parisienne où je passais ma vie et où trainaient tous les pros français de ma jeunesse.

Considères-tu qu’il s’agisse d’un vrai métier ? Tu prévois de faire ça toute ta vie ?
C’est un vrai métier à mes yeux. Je fais un truc que j’adore, je suis mon propre boss, donc j’ai beaucoup de chance. Mais j’ai 35 ans, ce n’est plus si jeune et parfois je me demande si j’aurai encore envie de streamer dans 5 ou 10 ans, si les gens auront encore envie de me voir streamer, etc. A long terme, je pourrais peut-être aller bosser pour Wizard of the Coast, y faire du game design par exemple. Je crois que j’ai bonne réputation dans la communauté, je m’entends bien avec tout le monde, les gens m’apprécient je crois, ça pourrait complètement le faire. Plus largement, l’industrie du jeu, du e-sport, et du gaming, elle est là pour rester, donc ça pourrait aussi être pour un autre jeu.

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Championnats du monde par équipe 2004 à San Francisco, avec Olivier Ruel et Alexandre Peset.

Tu es aujourd’hui une légende vivante dans ta discipline. Qu’est-ce qui te différencie du commun des joueurs ?
Je crois que c’est la combinaison d’opportunités, un esprit un peu matheux, bien fait pour ça, et l’esprit compétitif. Mais je crois que le principal facteur, c’était d’habiter à Paris. À l’époque où j’ai commencé à percer, il n’y avait pas autant d’infos qu’aujourd’hui, pas de blogs, de vidéos, de streams donc il fallait jouer en boutique. C’est là que je suis devenu très très bon, en y allant tous les jours. Si j’avais habité au milieu de nulle part, ça aurait été impossible. Tous les gros joueurs de l’époque habitaient de grandes villes avec une communauté, ou sur un campus avec un gros groupe de joueurs. Après, j’étais peut-être un peu plus obsédé que les autres et j’ai peut-être eu un peu plus de réussite quand il le fallait. Magic, ce n’est pas les échecs, ce n’est pas que du skill. Même quand tu gagnes un gros tournoi, tu n’es pas le meilleur, il y a toujours une part de chance. Enfin, j’ai peut-être eu de la chance de rencontrer les bons joueurs avec qui m’entraîner, tester les decks, etc. Mais c’est peut-être juste ma personnalité, de bien m’entendre avec tout le monde qui veut ça.

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Plus globalement, au-delà d’une sorte de prédisposition génétique à ce genre d’exercice intellectuel, je crois que le point commun de tous les grands joueurs, c’est de tout le temps se remettre en question.

Que te procure Magic ? Pourquoi ce jeu plutôt qu’un autre ?
J’ai toujours été assez monomaniaque. Par exemple, je n’ai jamais joué une seule partie de Hearthstone de ma vie. Ça a toujours été Magic à fond. C’est un jeu qui est d’une richesse incroyable, c’est pour ça qu’il est toujours là 26 ans après sa création. Et puis, j’ai toujours été très fort, donc pourquoi changer. J’aurais peut-être pu gagner plus d’argent en me diversifiant mais franchement, je fais ce que j’aime, j’ai pas envie de changer pour ça.

Quant à ce que m’apporte le jeu, c’est surtout des moments cools en dehors des parties. Les sessions d’entrainement avant un Pro Tour où tu loues une maison avec des potes pour jouer pendant une semaine, ce genre de choses. Les tournois eux-mêmes sont toujours très stressants pour moi.

Tu peux nous décrire ta plus belle partie ? Le deck qui t’a le plus marqué ?
C’est le quart de finale du Pro Tour Kyoto en 2009, c’est un extrait assez connu dans la communauté. C’est la dernière manche du quart, je suis vraiment derrière dans la partie et je topdeck une carte qui s’appelle Ultimatum cruel et qui me fait gagner le match puis, dans la foulée, le Pro Tour lui-même. Mais le truc, c’est que j’ai un peu fait le show. Avant de piocher la carte, j’annonce que je la veux, je sélectionne le mana (ressources permettant aux joueurs d’utiliser les cartes) dont j’ai besoin pour la jouer. Puis, je la pioche face cachée, je la glisse sur la table, je la retourne et c’est celle-là. C’était assez surréaliste.

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Pour le deck, je crois que c’est un deck assez ancien, un deck de mes débuts, parce que même si c’est mon boulot, je n’adore pas autant Magic aujourd’hui qu’il y a 20 ans. Je dirais que c’est le deck Slivoïdes, des créatures mythiques de l’univers du jeu, avec lequel j’ai gagné mon premier gros tournoi. Ce jour-là, j’ai gagné un Black Lotus [la carte la plus chère du jeu, se vendant aujourd’hui 30 000 dollars, ndlr].

Il y pas mal de clichés sur la communauté Magic : The Gathering. Dans quelle mesure sont-ils vrais ? Si tout était possible, qu'est-ce que tu changerais dans le fandom Magic ?
Ce qui est vrai, c’est que ça a longtemps été une communauté majoritairement composée de mâles blancs assez privilégiés sauf qu’à l’époque personne ne pensait à ça. On était dans notre bulle, on faisait nos trucs entre nous. Mais franchement, ça a beaucoup évolué. Pour commencer, c’est une communauté assez bienveillante. Je ne connais bien que Magic et Dota et y’a un monde entre les deux. Wizard a beaucoup bossé dans ce sens, en encourageant par exemple la présence et l’accueil des filles et des personnes trans, en limitant la possibilité des contenus haineux sur les streams des gros évènements, etc. Y’a encore beaucoup à faire et à améliorer, mais je trouve que ça va dans le bon sens.

Comment le reste du monde voit ton boulot ?
Ma famille a toujours plutôt bien accepté tout ça. À l’exception de l’année où j’ai joué en cachette parce que ma mère trouvait, à raison, que ça influençait négativement mes notes. Il faut dire que je jouais des tournois juste pour aider mes potes en leur concédant la partie si je tombais contre eux. Sauf qu’une fois, je n’en ai rencontré aucun, j’ai gagné le tournoi et je me suis qualifié pour mon premier Pro Tour. J’ai dû demander à mon frère de parler à ma mère pour la convaincre de me laisser y aller.

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Pour les potes, c’était surtout le poker qui faisait réagir et quand j’arrivais en soirée tout le monde savait que j’étais un pro parce que je crois que mes potes en étaient assez fiers. Et c’était toujours les trois mêmes questions : Tu peux vraiment en vivre ? Tu connais Patrick Bruel ? Est-ce qu’il est vraiment fort ? Globalement, les gens sont surpris mais ça ne m’a jamais posé de souci.

Beaucoup de gens rêvent d’être à ta place. Tu as un conseil pour eux ?
Mon premier conseil, c’est d’essayer de devenir potes avec les bons joueurs de leur boutique habituelle. C’est comme ça qu’on progresse, c’est comme ça que j’ai progressé, en affrontant des gens aussi bon que moi et d’autres meilleurs que moi. Comme pour tous les tafs, il faut se trouver un réseau de gens avec qui s'entraîner.

Après, je l’ai déjà dit, il faut se remettre en question et éviter de se plaindre de la malchance. Oui, ok, t’as pas eu de chance mais ça ne suffit pas. Faire ça, c’est ne pas avoir la bonne vision du jeu pour progresser. Ça ne veut pas dire que t’es mauvais si tu le fais, juste que tu n’as peut-être pas la bonne approche.

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