"Dis, c'est quoi Internet ?" demandaient encore quelques distraits au début du siècle. Moins de deux décennies plus tard, le numérique a envahi jusqu'aux parcelles les plus intimes de nos vies et la question apparaît comme particulièrement désuète. Pas pour Eric Sniady. Après trente ans derrière les barreaux et une évasion à son actif, l’ancien DPS (pour Détenu Particulièrement Signalé, c'est-à-dire particulièrement surveillé) s'est retrouvé projeté à sa sortie en 2015 dans une société dont il ne comprenait plus les codes. "Quand je suis rentré en prison, la technologie grand public la plus avancée, c’était la télévision ou les gros téléphones portables. Je n’avais jamais connu Internet, je n'ai pas eu de smartphone avant 2015. Au début, je voulais juste l’éclater contre le mur dix fois par jour."
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Même sentiment d’absurde pour Kamel Daoudi, informaticien de formation condamné en 2001 et libéré en 2008. "À la sortie de prison, le décalage était rapidement palpable. On se sent largué même après 6 ans et demi derrière les barreaux. Passer de Windows XP et des prémices de Wikipédia à Linux, les premiers Macbook Air et Facebook, Twitter et Youtube, ça décoiffe. Le pire c'était les téléphones. Quand on se rend compte que l’iPhone a remplacé le Sony Ericsson T68i, on a l’impression d’être dans Retour vers le futur.""À la sortie, c’est l’Observatoire International des Prisons (OIP) qui m’a aidé dans toutes les démarches administratives", précise Eric. Militant de longue date de l’organisation, connu entre autres pour s’être coupé une phalange afin de dénoncer ses conditions de détention, l’ancien braqueur n’aurait pas réussi à s’en sortir sans cette "seconde famille", comme il l'appelle. "J’étais souvent au bureau donc c’est eux qui m’ont formé”, voire assisté dans toutes les tâches et rituels sociaux de la vie. Pour séduire, il s’est résolu à faire comme tout le monde et à passer par des sites de rencontre. "À l’époque, tout ça n’existait pas. Maintenant, c’est la nouvelle drague, s’esclaffe-t-il, pragmatique. J’avais demandé à mon gendre de me mettre sur un site de rencontre. Il a d’abord demandé l’aval de ma fille puis m’a aidé à créer un profil."Informaticien, Kamel a dû prendre le problème à bras le corps. "Pour se former il n’y a pas de hasard. Il faut redoubler d’efforts pour tenter de se mettre à la page et essayer de rattraper le temps perdu. Apprendre, se mettre à niveau, lire des docs, consulter des forums, etc."
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Former au numérique en prison
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“Chaque établissement est autonome et son mode de fonctionnement dépend fortement de la direction, expose Yvon Corvez, responsable du CLIP en Île-de-France. Bien entendu, l’univers carcéral complexifie tout. Les détenus sont très sollicités. S’il fait très beau, le détenu va préférer la promenade aux cours, ou sera obligé de rencontrer son avocat sur les heures de cours”. Autre problème : les effectifs. "On pourrait être présent dans 100 % des prisons si on avait suffisamment de bénévoles", constate Yvon Corvez. "En prison, j’étais incarcéré en quartier d’isolement, se souvient Kamel. Du fait de mes déplacements fréquents, je suis longtemps resté sans le moindre outil informatique”.L’administration pénitentiaire permet aux détenus de cantiner des ordinateurs. En 2006, cinq ans après le début de son incarcération, Kamel investit dans un PC. "Malgré l'interdiction formelle, on arrivait à se constituer une bibliothèque de logiciels, se souvient-il. L’échange de films et de MP3 rippés à partir de CD et de DVD achetés en cantine ou apportés légalement pendant les parloirs nous avait permis de constituer une espèce de grande bibliothèque multimédia, dans laquelle chacun pouvait puiser selon ses affinités avec d’autres détenus”. C'était une sorte "d'Intranet sans fil" explique-t-il, "dont les tuyaux étaient des clefs USB" échangées sous le manteau "avec une certaine complaisance des surveillants et des directeurs de prison."
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