Sainte Lucie Francesco del Cossa
Sainte Lucie, de Francesco del Cossa.
Société

Au nom des Lucie

De sainte Lucie à Pascal Obispo.
Lucie Inland
Rennes, FR

8 octobre 1987, un hôpital dans le Grand Ouest français, je pointe le nez hors du corps de ma mère. À ce moment, mes parents savent juste qu'ils attendent deux bébés dizygotes – j'ai une sœur, née un petit quart d'heure après moi, on a grandi avec chacune sa poche amniotique et son placenta. Ils n’ont pas demandé à connaître notre sexe car c'était pas important pour eux. Conséquence de ce choix : se mettre d'accord sur quatre prénoms pour parer à toutes les éventualités. Quand je leur ai posé la question sur leur processus, ils m'ont dit avoir choisi dans le calendrier les prénoms qui leur plaisaient le plus. Pour moi ce fut Lucie.

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Le classement Insee des prénoms donnés en France depuis 1900 nous apprend que 3 447 autres bébés ont reçu le même prénom que moi en 1987, ce qui en fait le 28ème prénom le plus donné à une fille. Bien loin derrière le trio de tête Julie, Aurélie et Élodie, mais à l'échelle de ma vie j'ai régulièrement rencontré des Lucie d'à peu près mon âge, depuis l'école maternelle jusqu'à mon répertoire téléphonique. Ça peut être même le prétexte d'une rencontre à thème, m'écrit une Lucie. « Il y a quelques années j'ai invité quatre de mes copines qui habitent en région parisienne tout comme moi. L'idée leur a tout de suite plu. On s’est donc retrouvées entre Lucie un soir de 13 décembre, jour de la Sainte-Lucie, à la crêperie parisienne Lulu la Nantaise. On était deux nées en 1979, une vers 1989 et une de 1972 environ. On a bien essayé de négocier un truc pour l'occasion, comme un verre de cidre ou un dessert offert, mais je suis pas sûre que le serveur nous ait crues. On a passé une bonne soirée, à parler de bien d'autres choses que notre prénom. »

Le chercheur Baptiste Coulmont, professeur à l'École normale supérieure de Paris-Saclay, explique dans Sociologie des prénoms : « Le prénom est lié à l’idée de personne humaine. La constitution des personnes passe par le prénom : non seulement comme individu, identifiable, mais aussi comme personne “en relation”, puisque le prénom sert de terme d’adresse. Le prénom “encapsule”la personne […] Cette identité est en permanence ré-attestée par les usages quotidiens du prénom : partager un prénom avec d’autres personnes, savoir que son prénom a été donné par autrui… établit des “échos affectifs”. » Un prénom fait, à sa façon, communauté.

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Bien qu'ayant tou·tes les deux reçu une éducation catholique, mes parents ne se sont pas penchés sur les origines du prénom qu'ils m'ont choisi. Je les ai découvertes à l'occasion des cours d'iconographie biblique au programme de ma première année d'études en histoire de l'art. L'occasion pour moi de lire une bonne partie de la Bible de Jérusalem ainsi que de La Légende dorée de Jacques de Voragine, une chronique de la vie des saint·es et martyrs chrétien·nes écrite au 13ème siècle.

L'histoire de Lucie, « vierge syracusaine de famille noble », se déroule vers 310 en Sicile. Son fiancé la dénonce auprès du consul Paschase, en disant que « Lucie était chrétienne et n'obéissait pas aux lois impériales » de Dioclétien, farouchement intolérant à cette religion émergente, vexé de n'avoir accès ni à sa fortune, qu'elle a donné aux pauvres de la ville, ni à son corps, ayant fait vœu d'abstinence. Paschase la condamne à être enfermée et violée dans une « maison de débauche » afin la punir « jusqu'à ce que mort s'ensuive ! » Mais impossible de faire bouger Lucie, protégée par le Saint-Esprit. Se succèdent mille hommes, puis mille bœufs, des incantations de mages, de l'urine bouillante, de la poix, de la résine et de l'huile bouillante, et enfin un coup d'épée dans la gorge, en vain. Lucie finit par mourir, seulement après avoir reçu la dernière communion et le soutien d'une foule pieuse, et que Paschase soit condamné à mort pour de multiples pillages dans la région. Son enterrement est le sujet d'une toile du Caravage, peinte fin 1608 et visible à l'église Santa Lucia al Sepolcro de Syracuse, ville d'origine de la sainte où le peintre s'est réfugié pour échapper à la prison suite à un meurtre (et pas le premier). Ses reliques reposent à Venise, dans l'église San Geremia. D'après un récit apocryphe, elle se serait arrachée les yeux pour les offrir à son connard de fiancé. Même pas mal : ils auraient repoussé juste après.

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J'aime tellement cette histoire que j'ai le bouquet d'yeux de Lucie par Francesco del Cossa tatoué sur le bras gauche. Une Lucie dans mon entourage partage cet intérêt pour la symbolique de notre prénom. « Aujourd'hui j'adore mon prénom et pour rien au monde je ne voudrais en changer. J'aime beaucoup son étymologie et toute la symbolique autour de la lumière qui s'y rapporte [Lucie vient du latin « lux, lucis » signifiant lumière, NDLR]. Je trouve assez dingue qu'on puisse être suffisamment imaginatif pour se moquer d'un prénom somme toute très classique et dont on trouve une propriétaire de tout âge. » Les moqueries en question concernent deux références que toute femme née à la fin des années 80 ou au début des années 90 devine déjà avant de finir de lire cette phrase : l'australopithèque Lucy et la musique populaire.

La pré-humaine Lucy est une célébrité, rappelle Geo. Elle doit son prénom à la chanson Lucy in the sky with diamonds des Beatles que Yves Coppens et son équipe écoutaient pendant la découverte de ses restes en Éthiopie. C'était en 1974, sept ans après la sortie du très psychédélique morceau culte des quatre garçons dans le vent. Selon John Lennon, co-auteur du titre avec Paul McCartney, le texte lui a directement été inspiré d'un dessin de son fils Julian représentant sa camarade de classe Lucy O'Donnell « dans le ciel avec des diamants » ¬ plus poétique que l'allusion évidente à la consommation de LSD. Lucie se souvient : « À l'école primaire, à partir du CE1, j'ai subi du harcèlement scolaire, principalement sur la base de mon prénom. Je me remémore très bien le jour où l'institutrice a évoqué Lucy l'australopithèque, tou·tes mes camarades se sont retourné·es pour me regarder et rigoler. Je suis devenue “Lucie le singe”. » Même souvenir pénible chez une autre Lucie qui m'a envoyé un mail pour témoigner de son expérience. « Tous les yeux de ma classe de cinquième sur moi avec des regards scabreux ou moqueurs quand le prof de SVT dit que Lucy avait les hanches larges pour faciliter sa reproduction. » Du bon vieux harcèlement scolaire mâtiné de misogynie, à un âge où les filles commencent à redouter les premiers signes de puberté.

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Mais le pire est à venir. « Il y a eu la mode des boys bands dont ce groupe, Alliage, qui avait une chanson intitulée Lucy», poursuit-elle. Le titre est sorti en 1997, en compagnie d'autres bien plus mémorables tels que Let a boy cry de Gala et Barbie girl d'Aqua, et s'est hissé parmi les 15 premières places du Top 50 de cette année (de même que trois autres de leurs singles – ne vous sentez pas obligé·es d'écouter...). « Dans la cour de l'école on me chantait "Lucie le singe" sur l'air de Lucy don't cry, remet Lucie. Charmant. Ça m'a valu une détestation profonde de mes camarades ET de mon prénom. Je pouvais même pas me faire appeler par mon deuxième prénom parce que j'en ai pas. » On peut cependant pas ne blâmer qu'Alliage pour la malheureuse popularité du prénom, à une période où nous, les filles mal dans notre peau, préférions éviter une telle attention de notre prochain·e. Dès 1996, on devait déjà subir la chanson d'un artiste qui en fait encore un titre phare de sa prochaine tournée : Lucie de Pascal Obispo.

« J'ai davantage souffert de la chanson d'Obispo à l'âge adulte, explique la même Lucie. J'ai 37 ans, et chaque fois que je me présente à quelqu'un de nouveau on me la chante. On varie parfois avec la version de Daniel Balavoine [sortie en 1978, NDLR]. C'est toujours un homme qui me fait le coup, de mon âge ou plus vieux, jamais les femmes. Je pense qu'ils s'imaginent les premiers sur ce coup, mais non Michel, t'es juste le millième lourdingue de mon quotidien. » L'autre Lucie aux mauvais souvenirs d'école ajoute : « À force d'incidents répétés, j'ai appris à reconnaître le clip dès la première seconde et j'en ai choqué plus d'un·e en hurlant "CHANGE DE CHAÎNE TOUT DE SUITE" comme si ma vie en dépendait. »

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Le pire ? La chanson, écrite par Lionel Florence, aurait dû s'appeler « Marie » et non pas « Lucie », mais l'auteur a préféré éviter une éventuelle connotation religieuse. Heureux hasard, Lucie est le prénom de l'arrière-grand-mère de Pascal Obispo, qui s'est beaucoup occupée de lui petit. Mais probablement pas que. Contacté par mail, Baptiste Coulmont analyse : « Ça marche avec les chansons de Alain Bashung Osez Joséphine, Johnny Hallyday Laura et Julien Clerc Mélissa. Mais comme vous pouvez le constater, ces chanteurs (ou les paroliers) ont choisi des prénoms en croissance pour leur chanson. Ils n'ont pas écrit « Osez Paulette », « Simone » ou « Chantal, métisse d'Ibiza » car prendre un prénom en déclin transforme une chanson en chanson humoristique. » Une de mes arrière-grands-mères se prénommait Sylvanie, ça n'aurait effectivement pas eu le même succès (l'Insee indique un pic de 34 bébés Sylvanie en 1905 et c'est à peu près tout).

« Il est donc compliqué de repérer un effet de mode, remet le chercheur. J'avais récupéré l'ensemble des Top 50 et Top 100 français et américains pour essayer de calculer cet effet [dans le choix des parents, NDLR]. Il existe : il est plus fort pour les prénoms rares – une chanson ayant pour titre Marie en 1970 n'aura pas d'effet, mais Alison en 1992 oui. Mais l'effet est globalement limité à deux ans, puis le prénom retrouve sa place sur la courbe de croissance. » Le classement Insee vérifie ses dires. Quand la chanson d'Obispo a déferlé sur les ondes françaises en 1996, il y a eu 2 759 naissances de Lucie (soit le 24ème prénom attribué à une fille). On constate une montée en flèche de ce choix de prénom de 1996 à 1998, passant au quinzième rang des prénoms féminins choisis à la naissance, avant de replonger tranquillement dans le top 100. En 2022, il n'y a eu que 1 261 Lucie nées.

Gérôme Guibert, sociologue spécialiste des musiques populaires et professeur à l'université Sorbonne-Nouvelle, à qui j'ai aussi écrit, se rappelle : « Je suis né en 1970 et quand le titre d'Obispo est sorti, je côtoyais des réseaux qui étaient dans l'underground. Mes ami·es et moi n'en avons pas été impacté·es. Mais pour des gens plus jeunes, alors que la présence d'Obispo allait croissant dans le mainstream et la variété devenant culture commune, j'imagine que ça a été différent. En tous les cas, quand j'avais 20 ans et que j'étais dans le shoegaze/indie pop/noisy au début des années 90, le prénom Lucie était bien hype. Le groupe rennais Les Autres avait un titre qui s’appelait Lucie [réédité ici, NDLR] et il y avait un groupe indie pop parisien qui s'appelait Autour de Lucie. »

Encore une coïncidence qui n'en est peut-être pas une : Pascal Obispo a vécu à Rennes de 1978 aux débuts des années 90, et a participé à la réputation de « ville rock » en chantant dans Senso, groupe de new wave dans lequel joue aussi Frank Darcel, ancien guitariste du groupe culte Marquis de Sade dont Obispo était fan. Il a déménagé à Paris pour mener sa carrière solo mais ne manque pas de rappeler à la presse locale que Rennes est « la terre où j'ai appris à faire de la musique ». Je me suis installée à Rennes en 2005, longtemps après son départ donc, mais on s’est croisé·es lors du vernissage d'une exposition hommage à Marquis de Sade en 2017. Toute la soirée, j'ai cherché en vain au fond d'un verre de vin le courage d'aller lui demander des explications quant au choix du titre de sa chanson qui nous casse tant les pieds avec d'autres Lucie. Tu dis qu'« aucun regret ne vaut le coup pour qu'on le garde en nous », donc je l'écris ici : à Rennes ou ailleurs, l'invitation est ouverte de mon côté, au nom de toutes les Lucie.

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