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reportage

Les enfants vendeurs de roses de Bangkok

On a suivi les mineurs exploités de Khaosan Road, une rue défigurée par le tourisme et le trafic d’enfants.

Un enfant vendeur de roses. Photo : Jack Kurtz

Khaosan Road n'est pas vraiment le genre d'endroit où emmener son enfant. Au fil des années, des générations entières de touristes ont façonné cette rue de Bangkok à leur image – elle est désormais bordée de bars, de boîtes de nuit, d'hôtels miteux et de Burger King ouverts 24h/24. Certains la surnomment même « le centre de l'univers des backpackers ». Des jeunes occidentaux en sarouel s'y pressent pour boire de l'alcool de mauvaise qualité dans des seaux en plastique, avaler des tonnes de pad thaï graisseux, et écouter la mauvaise pop que crachent les enceintes présentes dans tous les bars.

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Malgré la fête permanente qui y règne, une bande de gamins – dont les plus jeunes sont âgés de cinq ans – peut y être aperçue en train d'alpaguer des touristes bourrés. Les enfants de Khaosan débarquent habituellement en début de soirée et restent jusqu'à la fermeture des bars. Comme les Pakistanais et les Bengalis de Paris, ils vendent des roses. Mais au contraire de ce que pensent la majorité des touristes en vadrouille, ils ne sont pas thaïlandais, et l'argent qu'ils gagnent n'est pas destiné à leur famille. La plupart de ces vendeurs de roses sont Birmans et ont été « vendus » par leur parents à des trafiquants en échange de quelques billets.

La plupart du temps, les familles ne reçoivent rien et les enfants ne retournent jamais chez eux. Vittanatpat Rattanawerepong, qui dirige la Stop Child Begging campaign for the Mirror Foundation à Bangkok, estime qu'au moins 500 enfants vendent des roses aux backpackers.

Pour ceux qui dirigent ce business, Khaosan Road est une véritable mine d'or. Toutes les nuits, des hordes entières d'étrangers viennent y faire la fête. Beaucoup n'ont jamais été en Asie, et certains n'ont jamais été confrontés à la mendicité des mineurs auparavant.

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« Nous on s'amuse, et eux gagnent de l'argent », m'a expliqué Katpin, un Allemand de 20 ans lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait acheté une rose. « C'est du gagnant-gagnant », a ajouté son ami Moritz.

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Les plus jeunes des ces vendeurs de rues se perdent dans le tumulte de Khaosan Road, zigzaguant entre les fêtards. Débutants dans l'art du marketing de rue, ils ne soutirent qu'une petit somme d'argent aux touristes émus par leur mine abattue.

Les plus vieux, qui parlent un peu anglais, ont développé des techniques plus abouties. Ils font des blagues, défient les touristes à Pierre Feuille Ciseaux et poussent les touristes à acheter une fleur pour leur amante. Mais leurs sourires sont factices et s'évanouissent une fois la transaction effectuée.

« Nous devons vendre des roses tous les jours », me raconte Nyi Nyi, un de ces jeunes birmans. « Quand on n'a pas récolté asssez d'argent, on nous bat jusqu'au sang. »

Nyi Nyi, un garçon doué au sourire charmeur, avait 7 ans quand il a quitté sa maison de Mae Sot, une ville située à 500 kilomètres de la capitale, près de la frontière birmane. Sa mère, Mya Hla Tin l'a confié à un homme qui lui avait promis 1 500 baht (36 €) par mois. Peu après, un autre de ses fils âgé de 10 ans, Ko Ko, a suivi son frère cadet.

Mais après un premier versement de 3000 baht, Mya Hla Tin n'a plus reçu d'argent.

« Ils m'ont finalement appelée », m'a-t-elle raconté dans la hutte de fortune qu'elle habite à Mae Sot. « Je leur ai dit : "Rendez moi mes enfants, je ne les laisserai plus travailler pour vous." »

Mais la voix au bout du fil lui a dit qu'elle ne reverrait pas ses enfants, à moins qu'elle ne trouve deux autres gamins pour les remplacer. Mya Hla Tin était désespérée. Comme beaucoup de Birmans de Mae Sot, elle vit illégalement en Thaïlande et ne pouvait donc pas se tourner vers la police.

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Tous les ans, des centaines de familles birmanes sont poussées par une misère effroyable à traverser la frontière thaïlandaise. Elles échouent en général à Mae Sot, espérant une vie meilleure. Un fois installées dans les bidonvilles bondés de la ville, elles constituent des proies faciles pour les intermédiaires chargés de fournir en main-d'œuvre les trafiquants impliqués dans la vente clandestine de roses.

Comme beaucoup d'autres à Mae Sot, Mya Hla Tin gagne sa vie en collectant des bouteilles recyclables dans les décharges. Dans les bons jours, elle gagne 70 baht (1,5 €). Mais, selon elle, son hypertension et une douleur dans les jambes l'a contrainte à arrêter de travailler. Leur père absent, les enfants ont dû la remplacer pour nourrir la famille.

« S'ils étaient restés avec moi, les enfants seraient dans les décharges », s'est lamentée Mya Hla Tin. « Je savais que s'ils allaient à Bangkok, ils auraient au moins l'opportunité d'apprendre le thaï. C'est pour cette raison que je les ai laissés partir ».

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Quand Nyi Nyi et Ko Ko sont arrivés à Bangkok, ils ont été récupérés par Mi Cho : une petite Birmane de 40 ans qui vivait en Thaïlande depuis dix ans. Elle les a envoyés vendre des roses dans les rues de Bangkok le soir même.

La rose coûte 20 baht. Les enfants doivent vendre pour 3 000 baht (73 €) de roses chaque nuit, soit le double de ce que sont censés récupérer les parents s'ils reçoivent l'argent dû. Le reste de l'argent revient aux dirigants du réseau, aux intermédiaires qui ont trouvé la main-d'œuvre et à des policiers corrompus.

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Mais la seule source de toute cet argent reste la poche des touristes. Incapables de différencier un Thaï d'un Birman, beaucoup présument que ce ne sont que des enfants du quartier venus gagner de l'argent pour payer leurs frais scolaires.

« La plupart des étrangers sont complètement ivres », m'a confié Andrew Fortnum, un voyagiste expatrié. « Ils se contentent de donner cinq balles, en pensant qu'ils ont fait une bonne action. »

Cependant, ce n'est pas que l'ignorance qui entretient ce commerce. Certains touristes sont tout à fait conscients des conséquences de ce trafic, mais continuent à acheter des roses.

« Je me fous de savoir où l'argent va, quand un gamin débarque et vous regarde droit dans les yeux pour vous demander de l'argent, ce n'est pas facile de refuser », s'est justifié Andrew Savage, un Américain de passage à Khaosan Road.

Et il n'a pas tort. Acheter des roses encourage certes le trafic, mais permet à l'enfant d'échapper à une raclée plus tard dans la nuit.

Nyi Nyi m'a confié qu'il était battu avec un manche à balais lorsqu'il n'avait pas assez vendu de fleurs. Plus il réussit à vendre de roses, plus il est bien nourri. Leur employeur ne leur fournit qu'un repas le matin et 6 baht (15 centimes) pour s'acheter à manger le soir. Quand il a vendu pour plus de 3 000 baht de fleurs, Nyi Nyi est en mesure de garder un peu d'argent de poche pour s'acheter à manger.

Il s'agit donc d'une situation extrêmement complexe, mais certains restent très manichéens à ce sujet. « C'est de l'économie de base », a déclaré Vittanatpat de la Mirror Fondation. « S'il n'y a plus de demande, il n'y a plus d'offre. Quel serait l'intérêt de mettre des nouveaux gamins au turbin si personne n'en achète ? »

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Selon Sanga Ruangwattanaku, le propriétaire d'un club de Khaosan, la police est tout à fait consciente de la situation de ces enfants.

« Ils ne sont pas payés, mais ils touchent quand même des pourboires », m'a-t-il confié.

La police organise des raids à Khaosan Road ou dans d'autres rues festives, mais ces opérations sont souvent destinées à leur donner une bonne image. L'opération la plus récente à Khaosan a eu lieu en janvier, un jour avant la divulgation par les Affaires étrangères américaines de son rapport annuel sur la traite d'êtres humains. Anticipant la publication et les possibles sanctions qui en découleraient, l'état-major de l'armée thaïlandaise a ordonné aux autorités de montrer qu'ils mettaient tout en place pour contrer les mafieux responsables de ce trafic.

Obligée d'agir, la police a arrêté sept Birmans qui vendaient des roses et une autre personne suspectée d'être un boss de ce commerce. Il croupit dans les geôles thaïlandaise, attendant toujours l'ouverture de son procès. Mais cette opération n'a pas impressionné les rédacteurs du rapport du département d’État américain.

Selon ce rapport, « les officiers de police aux niveaux local et national ont mis en place un système de protection des trafiquants dans les régions les plus corrompues par ces mafias. Les responsables thaïlandais ont aussi « des accointances avec les trafiquants ; ils utilisent les auditions des victimes pour minimiser les inculpations des responsables. Ils ont aussi participé activement à la prostitution des mineurs. »

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Selon Saw Sai Nawng Hkio, qui travaille pour l'ONG World Vision in Thaïland, combattre la traite d'êtres humains revient à essayer de maintenir un ballon sous l'eau.

« Si nous arrêtons des trafiquants dans tel quartier, ils réapparaîtront toujours dans un autre. »

Les arrestations de ces vendeurs à la sauvette n'apportent en réalité aucune solution. Les trafiquants disposent d'une source de main-d'œuvre inépuisable. Lors des deux dernières opérations de police, seuls ceux qui gardaient les enfants à Bangkok ont été arrêtés. Le réseau des intermédiaires qui négocient avec les parents et les convoient jusqu’à la capitale – en bref, la structure du trafic – n'a pas été inquiété.

Moins d'un mois après son arrivée à Bangkok, Ko Ko s'est échappé. Il s'est enfui en compagnie de deux autres enfants. Grâce à l'intervention d'un de leurs oncles, il a pu renouer le contact avec sa mère à Mae Sot. De son côté, Nyi Nyi a dû vendre des roses dans la rue pendant plus d'un an avant d'être secouru par le police.

Bien que sa souteneuse Mi Cho ait été arrêtée, son mari – celui qui battait Nyi Nyi s'il ne vendait pas assez de roses – n'a jamais été inculpé. Il rend régulièrement visite à Mi Cho en prison où elle doit purger une peine de six ansl.

Après que la police l'a délivré, Nyi Nyi a été placé dans un foyer de Bangkok. Selon les travailleurs sociaux, Nyi Nyi est un miraculé. Seul deux vendeurs de roses sont ainsi sauvés chaque année. Mais le périple de ce « miraculé » était loin d'être terminé. Il faut la collaboration d'une douzaine d'agences officielles et d'ONG pour réhabiliter ces enfants, puis retrouver leurs parents et voir s'ils sont capables de s'en occuper.

Seul point positif, le foyer où on les place est en général l'endroit le plus agréable et le plus enrichissant qu'ont connu ces bambins. Ils y reçoivent trois repas par jour, ont accès à des cours et à des jeux. Ils redeviennent des enfants l'espace de quelque temps.

Nyi Nyi a retrouvé sa famille après plus d'un an passé dans le foyer. De retour à Mae Sot, sa famille vivait dans un taudis insalubre et délabré, situé juste au dessus des égoûts. Les deux frères doivent à nouveau subvenir aux besoins de la famille. Ko Ko va dans les décharges à la recherche de bouteilles en plastique et Nyi Nyi aide à nettoyer le marché du coin, gagnant moins d'un dollar par jour.

Quand je lui ai demandé ce qu'il ressentait depuis qu'il était rentré, Nyi Nyi m'a répondu, « Je veux retourner [au foyer]. J'y étais plus heureux. »