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Culture

Les Reviews musique de VICE, novembre 2016

Noise norvégienne, post-rock pour snobs et historiens du rap : une chronique des meilleurs albums et livres sortis récemment.

Cet article est extrait du « Numéro Musique »

BLOOD BITCH
Jenny Hval
Sacred Bones

L'écoute de Blood Bitch à moitié entamée, une amie de l'auteure-interprète norvégienne Jenny Hval lui a demandé de quoi parlait son nouvel album. « Il parle de vampires », lui a répondu Jenny. « Il parle de sang. » Sorti sous son véritable nom, son album mêle noise, electropop et extrait de discours, tout en abordant des thèmes tels que les menstruations, les vampires et l'idée de féminité. S'il existait encore une once de justice parmi la critique musicale d'aujourd'hui, Blood Bitch figurerait à coup sûr parmi les productions les plus significatives de l'année. De l'entame à l'outro, l'écoute de cet album a été pour moi une expérience unique, dont j'ai encore du mal à me détacher.

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Jenny a l'habitude d'exposer ses désirs dans ses textes. Dans son incroyable Apocalypse Girl paru l'année dernière, elle posait déjà ouvertement les bases de son projet et demandait au tout-venant, sous forme de question rhétorique : « Qu'est-ce que le rock de bite molle ? » Elle poursuivait : « En utilisant tous les éléments d'une bite, je peux créer un son plus doux, tempéré. » Ce son résulte de la fusion de la musique d'avant-garde et de la musique électronique, le tout couplé à des paroles qui abordent de front le capitalisme dégénérescent et le concept de genre, sans jamais tomber dans la mièvrerie académique à laquelle on pourrait s'attendre en évoquant de tels sujets.

Blood Bitch est donc un album de vampires et de sang, qui trouve son inspiration dans les expérimentations électroniques de la fin des années 1970, de même que dans les bandes originales des films d'horreur de la même époque. Le truc est assez merveilleux, en partie grâce au son du légendaire ARP Odyssey, ce synthétiseur analogique typique de la décennie 1970, et notamment utilisé par Kraftwerk. On retrouve des variations de rythme -opaques, des chœurs menaçants, et de longs solos d'arpeggiators disparaissant peu à peu dans une espèce de fondu délicat à la Klaus Schulze. Merveilleux, je vous dis.

Dans l'ensemble, Blood Bitch est plus maîtrisé que l'album précédent. Le sang y est omniprésent, à ce point que l'édition limitée du vinyle, magnifique par ailleurs, est elle aussi de couleur rouge. Rouge sang. De fait, si vous aviez oublié que votre enveloppe corporelle n'était constituée de rien d'autre que de poches de sang et de tissus muqueux, Jenny est là pour vous le rappeler. On y retrouve de nombreux morceaux d'ambient, sur lesquels Jenny intègre des discours samplés, créant des espèces d'hybrides pop évoquant, parfois, les premiers albums de Björk.

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Mais Jenny n'a pas abandonné son attrait pour la noise et l'avant-garde pour autant. Elle a de nouveau fait appel à Lasse Marhaug, collaborateur du Japonais Merzbow et du groupe de drone metal Sunn O))), afin de produire plusieurs morceaux. Le track le plus accessible est sans conteste « Conceptual Romance », dans lequel on retrouve des chœurs se confondant avec la voix nonchalamment céleste de Jenny, laquelle surplombe des basses rondes et lointaines, et les divers accords criés par les synthétiseurs. À bout de souffle, Jenny parvient à nous délivrer ces quelques mots : « La douleur n'a pas de limite ». Puis, dans un morceau pop intitulé « Secret Touch », elle hurle le mot « death » pendant plusieurs minutes. Ces contradictions et ces changements de rythme sont d'ailleurs la marque de fabrique de l'album, que l'on peut envisager comme une sorte de fuite infinie vers l'inconnu. En gros : cette musique est faite pour fumer de la weed dans sa baignoire, ou pour marcher plusieurs heures durant sur un pont. L'album doit s'écouter d'un trait.

À un moment, Jenny, désinvolte, insère inopinément plusieurs extraits d'un discours prononcé par le documentariste britannique Adam Curtis, à la manière d'un collage d'art. À un autre, de manière tout aussi désinvolte, elle se met à rapper. Et dans ses morceaux plus abstraits, à l'image de « The Plague », elle embrasse une beauté difficile à transcrire par le biais des formes de la musique occidentale, une beauté étrange mais que l'on connaît tous, celle des pores, des fœtus, des crachats, du sperme ou des frisottis de la toison pubienne. D'un bout à l'autre de l'album, elle s'emploie à transfigurer brillamment le chaos, comme si elle cherchait à traduire en musique une forme caractérisée de désordre émotionnel. Les paroles de « Conceptual Romance » vont dans ce sens : « Je ne sais pas qui je suis / je m'approche de plus en plus de la folie, nous fusionnons / voici l'intégralité de mes points faibles. »

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Tout ça pour dire que ces dix morceaux sont très différents de tout ce que vous entendrez cette année. Il serait facile de survoler son travail, de se moquer de celui-ci, voire même de réduire tout l'album à un simple désir de « liberté artistique » produit uniquement dans le but de « se faire plaisir » car oui, la musique de Jenny ne vise jamais la perfection. Avec elle, nous pénétrons malgré nous dans son esprit sinueux, loin du quotidien, sur des terres nécessairement inconfortables. Il s'agit d'une musique éprouvante, quoiqu'elle soit gracieuse, élégante. Jenny sait tout ça. Dans un moment d'égarement, elle s'interroge à ce sujet : « Ma propre histoire de l'art ? L'assemblage de la totalité de mes échecs. » Il est possible qu'un sentiment de gêne vienne vous habiter à l'écoute de cet album, fait de sang, de menstruations, de vampires et de toutes les sécrétions imaginables. Mais il s'agit de la définition même de l'art. Et puis, comme elle le dit elle-même, « n'ayez pas peur, c'est juste du sang ». —BEN SHAPIRO


DAMN SON WHERE DID YOU FIND THIS?
Tobias Hansson and Michael Thorsby
Koenig

L'histoire du rap s'est toujours écrite dans les marges. À l'aube des années 2000, au moment où l'industrie musicale se tournait vers le contenu digital, les marges ont alors assisté à la sortie d'un nombre délirant de mixtapes, publiées sans le moindre copyright. Les plus grands rappeurs de notre ère ont d'ailleurs construit leur carrière sur ces dernières, à la manière de Gucci Mane ou de Lil' Wayne. L'esthétique visuelle et sonore de ces tapes était lo-fi au possible, ce prosaïsme étant encore amplifié par les hurlements des DJs et surtout par les pochettes, souvent d'une laideur saisissante. De la même manière que les productions graphiques de Pen & Pixel ont représenté une certaine époque du rap américain, l'esthétique des tapes des années 2000 nous revient immédiatement à l'esprit lorsqu'on entend, par exemple, le célèbre cri de DJ Drama « GANGSTA GRIZZILS ! »

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Le livre de Tobias Hansson et Michael Thorsby qui sort cet automne aux éditions Koening Books présente les artworks de plus de 500 pochettes de mixtapes, commentées par les designers en chef du rap américain KidEight, Miami Kaos, Mike Rev, Tansta ou Skrilla. Il s'agit là d'un projet ambitieux, lequel cherche à retracer une partie de l'histoire du rap actuel, parfois commentée mais systématiquement oubliée par les recherches plus sérieuses. On peut toutefois reprocher à cet ouvrage de mentionner inlassablement la même vulgarité caractéristique de ces pochettes, souvent destinée à attirer l'œil avide du consommateur, au lieu d'évoquer les coulisses de ce business florissant – ce que de nombreux fans de rap tels que moi auraient apprécié. De fait, les entretiens avec les faiseurs de pochettes se concentrent seulement sur le superficiel : l'esthétique de ces dernières.

Quoi qu'il en soit, le livre a tout de même le mérite de parler de l'existence de ces graphistes, ce qui est beaucoup. En apportant au monde des mixtapes un cadre plus institutionnel, des initiatives telles que Damn Son apportent un peu de reconnaissance à ces hommes souvent moqués, mais qui ont réellement œuvré pour le hip-hop. —KYLE KRAMER


SOLANGE
A Seat at the Table
Columbia

Ayant moi-même une grande sœur que l'on peut objectivement qualifier de parfaite, je pense déjà avoir ressenti ne serait-ce qu'un millionième de la frustration de Solange au moment où elle a péniblement cherché sa voie. Après avoir enchaîné des morceaux au succès mitigé malgré l'appui des meilleurs producteurs de l'histoire, des duos avec des musiciens plus prisés qu'elle et décroché un second rôle dans le direct-to-DVD American Girls 3, elle s'est réellement fait une place en 2012 avec le morceau «Losing You», issu de l'EP True. Et même à ce moment-là, alors que les critiques louaient son style bariolé et sa voix douce, elle continuait d'être considérée comme «la sœur Knowles», au moment même où Beyoncé inspirait une pléthore de t-shirts sérigraphiés. Dans le monde des gens normaux, cela équivaut à peu près à essuyer un «Oh, ta sœur l'a fait avant toi» contrit dès que vous franchissez une quelconque étape de votre vie. Entre phases à la Minnie Riperton et odes aux femmes noires, l'album A Seat at the Table confirme que Solange s'est distinctement trouvée, et tout le monde est convié à s'asseoir à sa table pour attester de sa transformation.—JULIE LE BARON

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G PERICO
Shit Don't Stop
So Way Out Tha Innerprize

G Perico est arrivé de nulle part en début de mois dernier, avec pour seul bagage une pochette où on le voit vêtu d'un costume de jeune diplômé, un blaze plutôt comique et une mixtape autoproduite d'excellente facture. Il s'est lancé à corps perdu dans ce que Pitchfork nomme le « pimp rap » actuel de la côte californienne, à savoir tous ces petits mecs qui imitent YG et 100s, lesquels imitent eux-mêmes Suga Free ou E-40, lesquels imitaient déjà sans vergogne le mode de vie excessif de Kashif et Rick James. Lesquels n'imitaient personne, vivaient juste leur sexualité avec le peu d'enthousiasme qu'il leur restait après avoir sniffé quatre grammes de cocaïne en une soirée. G Perico lui, imite sans vraiment imiter. Disons qu'il réunit, à la manière d'un burrito mexicain, 25 ans de G-funk de la côte ouest, et y ajoute une sauce pas vraiment relevée, plutôt poivrée, qui fait penser à du YG, de loin. Il faut reconnaître que YG influence tous les rappeurs français, alors il doit nécessairement en être de même chez les mecs qui habitent à deux kilomètres de chez lui, à South Central. Le tout donne l'impression de regarder un film honnête dont on connaît déjà la fin. Ce qui est une manière moins humiliante de dire : c'est un bon début. —JULIEN MOREL


WREKMEISTER HARMONIES
Light Falls
Thrill Jokey

Quand j'ai annoncé à mon rédacteur en chef que je voulais chroniquer le dernier album de Wrekmeister Harmonies, il m'a fait remarquer : 1/ que ce collectif, mené par JR Robinson, tirait son nom d'un film de Béla Tarr, adaptation d'un bouquin de László Krasznahorkai, 2/ que ces gens étaient logiquement snobs et 3/ qu'ils pensaient beaucoup à leur mort. Au fond, il avait tout à fait raison. Quel collectif musical mêlant drone et heavy metal, connaissant au moins partiellement le cinéma hongrois, pourrait s'inspirer de Si c'est un homme de Primo Levi pour intituler son dernier album sans être snob, ni macabre ? Aucun. En revanche, quel autre collectif musical mêlant drone et heavy metal, connaissant au moins partiellement le cinéma hongrois, pourrait offrir quatre albums consécutifs de très bonne facture, que l'on n'écoute pas pour prouver aux gens normaux qu'ils ont tort de dédaigner la musique drone ? Aucun. En étant rejoint par des musiciens de Godspeed You! Black Emperor sur Light Falls, Wrekmeister Harmonies abandonne un peu de sa radicalité passée – à savoir, des albums avec une ou deux pistes, entièrement instrumentaux ou presque. Ne vous en faites pas toutefois, pour les plus snobs d'entre vous, Light Falls vous satisfera, en attendant le téléchargement de l'intégrale Miklós Jancsó. —ROMAIN GONZALEZ


ETERNAL CHAMPION
The Armor of Ire
Bandcamp

Je comprends le désir de gauche, l'attrait du vivre-ensemble, le mantra républicain, les homélies fraternelles, le tout-biologique, le développement durable, les gens qui prennent un abonnement Vélib, ceux qu'anime la bonne volonté culturelle et qui se fient aux T décernés par Télérama, la haine de la répétition et de la violence. J'ai bien conscience des apories de la masculinité toxique, je n'ignore rien du ridicule qu'il y a à faire les cornes du diable avec les doigts, je n'ai jamais porté un bracelet à clous et il y a davantage de sous-dandys pétés que de Vikings parmi mes ascendants. Je suis au courant de l'existence des Smiths et de tous les groupes (souvent anglais) qui ont su allier poésie existentialiste et lignes de basse infernales, merci. Et pourtant, parfois, je ne veux rien tant qu'écouter un groupe qui s'appelle Eternal Champion, dont la pochette d'album représente un barbare avec une épée devant un château, qui se branle royalement qu'on soit en 2016, et dont tous les morceaux évoquent la représentation mentale que se fait un ado de 15 ans de la chevauchée des Walkyries depuis qu'il a vu deux minutes d'Apocalypse Now sur YouTube. N'utilisez plus jamais le mot « épique » pour un autre groupe, et utilisez cette typo incroyable chaque jour qu'Odin fait. C'est tout. —SÉBASTIEN CHAVIGNER