Un homme avec une coiffe en forme de cible de fléchettes buvant une bière.
Image : Aria Shahrokhshahi
Sports

Des photos de fans venus se la coller au championnat du monde de fléchettes

J'ai assisté à la plus prestigieuse des compétitions entourée de mecs déguisés en Super Mario, Grinch, Teletubbies ou Harry Potter.

C’est en me retrouvant au milieu d’une horde de Marios, de Luigis, de chevaux, de jockeys, de Pères Noël, de 118, de poulets, de nonnes, de Teletubbies, de Beatles et d’au moins trois mecs déguisés en David Seaman que j’ai réellement pris conscience de l’ampleur du phénomène des jeux de fléchettes, connu sous le nom de great darts au Royaume-Uni.

J’assiste à une partie du deuxième tour du championnat du monde de la pratique, et l’actuel numéro un mondial, Gerwyn « The Iceman » Price, affronte Luke Woodhouse, un Gallois classé numéro 50. Price n’a pas eu beaucoup de succès jusque-là, au grand plaisir des nombreux fans anglais qui espère voir triompher leur compatriote Woodhouse.

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Problème, lors de la troisième manche, Woodhouse stresse. Manifestement ébranlé par l’énormité de ce qu’il pourrait être sur le point d’accomplir, le joueur est pris d’un accès de panique et manque totalement la cible. Price remarque immédiatement la faiblesse de son adversaire et remporte la manche, avant d’enchaîner avec celle du set suivant d’un coup dans le mille.

Des fans assis sur des gradins les encouragent, des hommes portant des chapeaux de cible sont assis au premier rang.

Des fans assis sur des gradins encouragent les joueurs, des hommes portant des chapeaux de cible sont assis au premier rang.

Son dernier coup est un majestueux 150 checkout. Price pousse un cri de victoire. La salle s’embrase. C’est un moment électrique, tellement palpitant qu’il en devient presque théâtral. « STAND UP IF YOU LOVE THE DARTS », scande la foule sur l’air de « Go West » pour la millième fois ce soir. Je me lève, incapable de résister. J’étais déjà fan de fléchettes, mais ce jeu est incontestablement génial.

Il est important que vous compreniez l’agonie, l’extase et l’absurdité que je décris ici, parce que même si je considère que les matchs eux-mêmes ne sont qu’un facteur mineur de ce qui rend les championnats du monde de fléchettes annuels à Alexandra Palace tellement uniques, ils servent à replacer tout ça dans son contexte.

Un homme vêtu d'un costume de Teletubby vert est assis, l'air dépité, tandis que les gens l'entourent dans la salle de fléchettes.

Un homme vêtu d'un costume de Teletubby vert est assis, l'air dépité, tandis que les gens l'entourent dans la salle de fléchettes.

Les manifestations sportives, comme la musique live, sont vecteurs d’émotion, de libération et, dans le cas des fléchettes, de bière qui coule à flot et de déguisements improbables. Ces championnats du monde, même s’ils sont évidemment pris au sérieux par les professionnels (le vainqueur remporte 500 000 livres sterling), sont funs précisément parce qu’on transforme un sport franchement peu spectaculaire en un véritable show.

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C’est plutôt marrant d’observer un mec dont le sport consiste juste à se tenir debout et à lancer des flèches sur une cible débarquer sur scène au son de Ice Ice Baby, à la manière d’un catcheur professionnel, le tout entouré de pom-pom girls.

Les fléchettes sont souvent perçues comme une discipline à laquelle s’adonnent les darons au PMU du coin. Ça se pratique tard dans la nuit, en silence et avec sérieux.

Les joueurs, les organisateurs et le public le savent tous, et c’est en grande partie ce qui rend l’événement aussi spectaculaire. Après tout, sans des concurrents comme Price ou Steve Beaton, on ne verrait probablement pas le groupe de gars assis derrière moi se transformer en Blue Man Group.

C’est cette atmosphère décalée et tout à fait unique qui fait que, depuis des années, j’entends des personnes de tous horizons - des amis d’enfance, des collègues, des potes de potes - parler des fléchettes comme d’une bonne excuse pour faire la fête et se déguiser le plus horriblement (et donc le mieux) possible. Le championnat du monde à Ally Pally, l’événement le plus important du domaine, a lieu entre Noël et le Nouvel An. 

Un homme droit dans un costume de mouette regarde vers la caméra.

Un homme dans un costume de mouette regarde l'appareil photo.

Mais le plus surprenant dans tout ça, c’est que toutes ces personnes ont mon âge. Les fléchettes sont souvent perçues comme une discipline à laquelle s’adonnent les darons au PMU du coin. Ça se pratique tard dans la nuit, en silence et avec sérieux. Mais dans les faits, tous ceux que je connais qui assistent à des événements de fléchettes en live ont entre 20 et 30 ans (la plupart ont découvert le jeu grâce à des vidéos partagées sur les réseaux sociaux ou diffusées lors de soirées). Lorsque je descends du train à la gare d’Alexandra Palace vers 18h45 le Jour J, c’est précisément ce groupe démographique que je rencontre.

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La première chose que je vois, ce sont deux mecs d’une trentaine d’années déguisés en sorciers. Je songe à prendre une photo, mais autre chose retient déjà mon attention : un mec du même âge déguisé en hot-dog. Je suis le hot-dog jusqu’à la sortie de la gare, où il est accueilli par cinq autres hot-dogs, tous occupés à des activités ordinaires comme checker leurs téléphones ou retrouver des potes. Ils n’ont pas l'air particulièrement fiers ou gênés. Se déguiser fait simplement partie du jeu. 

Un homme dans un costume de Blue Man Group fait à la va-vite avec une tache sur son haut.

Un homme dans un costume de Blue Man Group fait à la va-vite avec une tache sur son haut.

Une fois à l’intérieur, je me dirige vers la fan zone, où l’on trouve plein de bars et de foodtruck. En une minute, vous commandez une barquette de frites avec de la sauce curry et la suivante, vous êtes face à douze mecs habillés comme sur la fameuse photo de the Rock, avec un col roulé et une chaîne en argent.

Je demande à quelques jeunes pourquoi ils sont là. Michael, 19 ans, porte des lunettes de soleil aviateur et un habit de nonne. Il prononce les mots « pour se bourrer la gueule » avant même que je puisse finir ma question. Tommy, 19 ans, l’ami de Michael, me dit qu’il a remarqué que le public est « de plus en plus jeune. ». Selon lui, le jeu de fléchettes présente des similitudes avec la vie d’étudiant (les déguisements, l’alcool qui coule à flot), ce qui pourrait expliquer sa popularité auprès des jeunes de 20 ans. « À la fac, on fait beaucoup de soirées de ce genre. Ça plait aux étudiants », dit-il.

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Will, 18 ans, James, 19 ans, et leurs copains ont le même âge. Si je m’approche d’eux, c’est initialement parce que leurs tenues m’interpellent : ils sont sapés comme les acteurs du Magicien d’Oz (Will est le Magicien ; James incarne la Méchante Sorcière de l’Ouest). Il ne manque que Dorothée, qui est retardée au bar. 

Un groupe de jeunes garçons habillés comme les acteurs du Magicien d'Oz avec des pichets de bière à la main.

Un groupe de jeunes garçons habillés comme les acteurs du Magicien d'Oz avec des pichets de bière à la main.

Ils se sont déplacés pour la journée, et Will, dont l’intérêt pour les fléchettes est né en regardant les championnats du monde sur Sky à la maison, compare l’expérience à d’autres événements sportifs : « C’est comme un test-match au cricket, mais en plus intense et plus court », dit-il. James, en revanche, se contente de briller à travers son maquillage vert et de répéter en boucle : « C’est un joyeux bordel ».  

Juste au moment où j’essaie de comprendre ce qui, de l’avis du groupe, rend le jeu de fléchettes si génial, leur Dorothée, Dylan, 18 ans, se présente en robe bleue, perruque à la Judy Garland et baskets rouges à la place des pantoufles de rubis, un pichet de bière à la main. Ses camarades lui font signe de me répondre, lui, l’expert en fléchettes. Il prend une inspiration solennelle et j’ai l'impression qu’il plonge son regard dans mon âme. « Reviens me voir à la fin du jeu », dit-il, « quand Price aura gagné. Là, tu auras ta réponse. » Cher Dylan, si tu lis ceci : tu avais raison. 

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Deux hommes en tenue de serveuse de bière, l'un verse de la bière dans le gobelet de l'autre.

Deux hommes en tenue de serveuse de bière, l'un verse de la bière dans le gobelet de l'autre.

La salle centrale est très éclairée pour la retransmission TV, car l’action est diffusée en direct sur Sky Sports, et il fait donc très chaud. Je compatis avec tous ceux qui ont choisi de se déguiser en Grinch. À l’avant, on trouve l’estrade où se déroule le jeu de fléchettes, avec des écrans géants de chaque côté, pour des gros plans du plateau.

Contre les trois autres murs, il y a des stands avec des gens qui sont venus déguisés, par exemple, en Slinky, le chien de Toy Story (Il est intéressant de noter que la plupart des costumes, comme celui susmentionné, sont étrangement rétro, puisant largement dans une culture des années 2000 et 2010. J’imagine que quand un événement est organisé par des millennials, il faut s'attendre à ce que la nostalgie soit de la partie). Les tables se trouvent au centre et sont divisées en trois sections. 

« Je reçois parfois un accueil mitigé de la part des fans et ce n’est pas facile, mais on doit continuer à faire le show. Ils achètent leurs billets des mois à l’avance et c’est une grande occasion pour eux » - Gerwyn Price.

Je prends place dans les tribunes du côté gauche, entre un type portant un t-shirt Ladbrokes sur lequel on peut lire « I’M SEXY AND I THROW IT » et un costume intégral de Spiderman, un couple d’Allemands en vacances et, complètement par hasard, deux potes d’une personne avec qui je suis sortie (coucou Georgia et Chris !). À peine installés, et c’est déjà le chaos général.

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À ma gauche et à ma droite, il y a les tables, avec un service de boissons et beaucoup de mecs en polo à l’air très sérieux. La plus grande rivalité dans la salle n’est pas entre les joueurs, mais entre les fans des tribunes et ceux assis à ces tables (les places les plus huppées et les plus chères). 

La foule applaudit à l'intérieur de la grande salle où se déroule le tournoi de fléchettes.

La foule applaudit à l'intérieur de la grande salle où se déroule le tournoi de fléchettes.

Parmi les chants des tribunes, on entend « Jamais on a vu une table descendre une pinte ». Ces chants sont censés faire savoir aux gens des tables à quel point ils sont nuls. Dans une tentative de répartie maladroite, un gars à une table brandit une pancarte sur laquelle il a écrit : « Je parie que vous aimeriez être à une table », et l’adolescente assise à côté de moi, qui porte une combinaison en lamé doré - et dont la mère me donne une gorgée de son pichet de quelque chose appelé Bullseye qui est rouge vif et délicieux - se penche vers moi et dit, « Non, on n’est pas des vieux connards chiants comme vous ».

Mais c’est au centre de la salle que ça se passe : une tornade de costumes en polyester, de pintes et de barbes de Père Noël mal taillées et piétinées sur le sol sous des centaines de paires de Stan Smith. 

Une tribune entière de fans de fléchettes se lève pour encourager, les mains en l'air.

Une tribune entière de fans de fléchettes se lève pour encourager, les mains en l'air.

Je suis curieux de savoir ce que les joueurs pensent de cette atmosphère. La trouvent-ils distrayante, ou est-ce que ça fait partie intégrante du jeu de fléchettes professionnel ? Après l’événement, Price lui-même (!) me confirme par email que c’est la deuxième option. « Pour nous, les joueurs, ça aide à faire ressortir le meilleur de nous-mêmes. Une fois qu’on est sur scène, on sait qu’on doit tout donner, c’est un championnat du monde après tout », me dit-il.

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« Je reçois parfois un accueil mitigé de la part des fans et ce n’est pas facile, mais on doit continuer à faire le show. Ils achètent leurs billets des mois à l’avance et c’est une grande occasion pour eux. C’est peut-être la seule occasion qu’ils ont d’assister à une compétition de fléchettes dans l’année. Il faut qu’ils en profitent. » 

C’est un sentiment que les spectateurs partagent, même si on me dit que si vous êtes là principalement pour la fête, il est préférable de venir au début de la compétition. Je rencontre Mark, 24 ans, et ses amis, tous déguisés en Harry Potter. Il m’explique : « On sait qu’on va passer un bon moment. Si tu viens ici au début du tournoi, c’est purement pour faire la fête. »  

Ollie, 24 ans, un autre Harry Potter, me dit : « Quand on est débordé au boulot ou qu’on a des obligations dans la vie, on finit par se voir moins souvent. C’est donc un moyen de se retrouver... On fait ça religieusement chaque année. »

A gauche : un groupe de fans sur un gradin se lève pour applaudir. A droite : Un homme en tenue de capitaine de navire verse une bière dans un gobelet.

Je ne cherche pas à exagérer l’importance du jeu de fléchettes - de bien des façons, c’est très similaire à d’autres événements sportifs, les gens sapés en Scooby Doo en plus. Le principal groupe démographique auquel je parle est constitué d’hommes entre 20 et 30 ans qui sont là pour une rencontre festive avec des potes de fac ou de lycée qu’ils n’ont peut-être pas vus depuis longtemps. Les fléchettes sont une bonne raison de se retrouver avec des gens qu’on aime et qu’on n’a pas vus depuis longtemps. Et au passage, ça donne l’occasion de critiquer les gens des tables.

Lorsque je quitte la salle, après le grand come-back de Price, il règne un sentiment de convivialité, certes bien arrosé, mais toujours très bon enfant. Des costumes de bananes s’affaissent autour de la taille et des épaules ; quelques perruques de mulets pourries jonchent les couloirs d’Ally Pally. Dans le bus, les gens chantent « Gerwyn Price, Price, Price » (comme dans : « Feeling hot, hot, hot »), et jusqu’à la gare de Finsbury Park, il y a un groupe de gars en pull de Noël qui attendent dehors, bras dessus bras dessous, leurs cris résonnant derrière moi alors que je descends l’escalator.

Les gens quittent la salle, deux jeunes hommes crient au centre.

Les gens quittent la salle, deux jeunes hommes crient au centre.

Je repense alors à Mark, Ollie et leurs potes. À un moment, Ollie m’a dit, en évoquant la traditionnelle rencontre de son groupe à la compétition de fléchettes : « On s’amuse bien juste avant Noël. C’est vraiment important, surtout pour nous, les gars. » Je me souviens que pendant qu’il me disait ça, deux de ses potes se prenait dans les bras à côté de lui. Une manche de costume de Poudlard bas de gamme se rapprochant dangereusement d’une pinte ; l’affection était palpable.

Lauren O’Neill est sur Twitter / Aria Shahrokhshahi est sur Instagram.

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