Une brève introduction aux youtubeurs virtuels
Gengen. Image : capture d'écran YouTube

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Une brève introduction aux youtubeurs virtuels

Ils sont des centaines, ils sont souvent bizarres et ils n'existent pas vraiment mais ils ont plus d'abonnés que vous. Ensemble, essayons de comprendre les youtubers virtuels.

Lorsqu’elle a quitté le Japon pour emménager à Londres au printemps 2011, Ami Yamato a décidé de lancer une chaîne YouTube. “Ça a commencé comme un genre de journal intime pour moi, mes amis et ma famille, explique-t-elle dans un mail adressé à Motherboard. Elle a beaucoup changé depuis, aujourd’hui ce sont surtout des vidéos amusantes et quelques vlogs à l’occasion.” Critiques de séries, déambulations urbaines, vidéos de Noël, collaborations et Ice Bucket Challenge, la jeune femme s’est essayée à tous les genres en dépit du fait qu’elle n’existe pas vraiment.

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Ami Yamato est un modèle 3D, un assemblage de polygones animé et doublé avec beaucoup de soin par un être humain. Malgré les demandes insistantes des internautes, son interprète n’est jamais sortie du personnage en sept ans. “Vlogueuse virtuelle ? Je crois que tout le monde sur YouTube est, en un sens, virtuel”, nous a-t-elle lancé quand nous lui avons demandé de se définir. Ami Yamato fait mine de l'ignorer, mais elle est importante : elle est sans doute la toute première youtubeuse virtuelle de l’histoire. Malheureusement, elle est rarement reconnue comme telle.

Pour beaucoup, la youtubeuse virtuelle par laquelle tout a commencé s’appelle Kizuna Ai. Lancée à la fin de l’année 2016, cette prétendue “Intelligence Artificielle” en forme d’adolescente s’est vite fait connaître au-delà des cercles otaku grâce à ses Let’s Play de jeux vidéo d’horreur et ses “Fuck you !” couinants. En février 2018, elle était la youtubeuse virtuelle la plus célèbre du monde avec plus d’un million et demi d’abonnés. Kaguya Luna, sa principale concurrente, en a trois fois moins. Une croissance foudroyante qui a donné des idées à beaucoup d’internautes japonais.

D’après l’entreprise d’analyse du web User Local, plus de 450 youtubers virtuels ont vu le jour entre l’hiver 2016 et le début de l’année 2018. Certains ont à peine 150 abonnés, d’autres 350 000, mais tous sont japanophones. Une bonne partie d’entre eux sont des jeunes filles, évidemment, mais l’on trouve aussi des hommes (et notamment Gengen, un lycéen gay, riche et très musclé), des animaux (un gorille, des poissons et un chien, entre autres), des robots, des démons, des anges, des squelettes, des entités non-identifiables, une petite fille cyclope et même une grand-mère gênante.

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Tous ces “vtubers” réalisent des vidéos aussi variées que leurs homologues de chair et d’os : vlogs sans thème, sessions jeu vidéo, ASMR, chant, cuisine, séances de questions-réponses avec les fans, tutos maquillages… Auxquels s’ajoutent quelques audaces de mise en scène facilitées par la 3D. Zombi-Ko, par exemple, est une morte-vivante qui tient un journal post-apocalyptique, et Cecil Suzuki vit cloîtrée dans une maison qui flotte dans l’espace. Citons aussi VT-212, la fillette androïde qui mise à fond sur l’esthétique glitch.

Les techniques qui permettent d’intégrer les vtubers à ces univers sont nombreuses et rarement identifiées avec précision. Toujours soucieuse de ne pas briser le personnage, Ami Yamato nous explique qu’elle “se satisfait des méthodes old school”. Ses vidéos sont visiblement animées à la main, une rareté ; l’écrasante majorité des vtubers semble animée grâce à la motion capture, une technique qui permet de restituer les mouvements d’un acteur sur un modèle 3D. Jadis réservée aux industries du cinéma et du jeu vidéo, elle est désormais à la portée de n’importe quel amateur doté d’une caméra Kinect et du logiciel gratuit MikuMikuDance.

La motion capture a plusieurs avantages de taille. Moins exigeante en temps et en moyens que l’animation 3D classique, elle fonctionne aussi avec les expressions faciales et peut fournir un rendu en temps réel. De nombreux youtubeurs virtuels font appel à elle pour réaliser des livestreams à l’audace et à la qualité variables : quand le roi-démon Akkun se contente de jouer à PUBG en facecam, la protéiforme Myu Myu réalise des performances VR qui propulsent la tradition japonaise de l’écran surchargé vers de nouveaux sommets.

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S’il leur permet de se rapprocher du public, la motion capture en livestream soumet aussi les vtubers aux aléas du direct. Au début du mois de février, un problème technique pendant un stream a révélé que la si pâle et enfantine Nora Neko était incarnée par un homme d’une trentaine d’années. Une semaine plus tôt, elle avait exhorté son public à tomber amoureux d’elle. L’incident aurait pu être embarrassant ou dommageable pour la vtubeuse. Il n’en a rien été : son nombre d’abonnés a bondi et ses fans ont largement salué la performance de son interprète, qui a même été comparé aux acteurs travestis du théâtre kabuki.

Chez les youtubers virtuels, le mélange des genres n’est pas un problème. Beaucoup de modèles féminins cachent des interprètes masculins équipés d’un modificateur de voix, et le fait que la fillette-renarde Noja Loli soit doublée par un jeune homme hilare ne l’a pas empêchée de récolter 250 000 abonnés en quelques mois. “Ce qui compte, c’est le personnage, pas la personne qui s’en occupe” claironne un commentaire bien noté sous un article consacré à l’affaire Nora Neko. Cette affirmation n’est malheureusement pas tout à fait vraie.

En réalité, beaucoup de fans mènent des enquêtes approfondies sur les créateurs de leurs vtubers préférés. Ils dissèquent la vie de leurs doubleurs, décortiquent les portfolios des artistes qui les ont dessinés et modélisés, traquent leurs producteurs. Après tout, manifester un intérêt plus ou moins déraisonnable pour des individus qui font vivre des personnages fictifs est un comportement plutôt naturel pour un otaku.

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Aussi étranges puissent-elles paraître, ces investigations ont le mérite de révéler que les personnes qui créent des youtubeurs virtuels ont des profils très variés. On croise des amateurs qui doublent des modèles 3D gratuits avec le micro de leur webcam, des passionnés qui investissent des heures dans la création de leur personnage pour ramasser quelques milliers de vues, mais aussi des illustrateurs et des animateurs bien connus au Japon. Certains travaillent en solitaire et à visage découvert, d’autres en équipes dont on ne sait presque rien. Et lorsqu’on fouille assez longtemps, on découvre qu’un nombre remarquable de vtubers ont été élaborés par ou pour des entreprises commerciales.

Dennou Shoujo Shiro ("Siro la fille-ordinateur") a été lancée en juin 2017 par le développeur AppLand. En février 2018, elle était déjà la cinquième youtubeuse virtuelle la plus populaire du monde avec presque 360 000 abonnés. Cecil Suzuki, la résidente de la maison spatiale, a été conçue par le développeur d’escape games sur smartphone Daikokuya Soft. Cover, une entreprise qui développe un service de livestreaming en réalité augmentée, a rencontré un tel succès avec Tokino Sora qu’elle a décidé de remettre ça avec Roboko. Il n’est malheureusement plus possible de postuler pour devenir la doubleuse-interprète de cette androïde bizarrement habillée.

Beaucoup d’autres acteurs commerciaux utilisent les youtubeurs virtuels comme ambassadeurs ou faire-valoir. Pour le moment, il semble qu’une seule entreprise ait pensé sa créature comme un produit à part entière. Yua Fujisaki a été conçue par Exys, une société de production qui a employé les grands moyens pour assurer son succès : designer de renom, costumière du groupe japonais le plus vendeur de tous les temps, cosplayeuse professionnelle la plus chère du Japon, vidéos sous-titrées en anglais, en chinois et en espagnol à la sortie… Un arsenal qui n’a pas empêché le flop, mais qui montre que le vtubing est perçu comme un marché prometteur.

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Cecil Suzuki dans l'une de ses vidéos de chant. Image : capture d'écran YouTube

La violence de la mêlée pourrait faire oublier que seule la plus célèbre des vtubeuses était parvenue à vendre son image à l’heure de l’écriture de cet article. Confortablement installée sur son million et demi d’abonnés, Kizuna Ai a lancé des produits dérivés et deux gammes de stickers sonores sur Line. De quoi compléter ses revenus publicitaires YouTube, qui se comptent sans doute en milliers de dollars. Elle est également apparue dans une publicité télé pour un anime et aura bientôt droit à sa figurine officielle, une étape importante pour tous les personnages destinés à vider les poches des otakus.

Difficile de calculer la trajectoire des youtubeurs virtuels dans un tel moment de frénésie. Sont-ils un phénomène irrémédiablement japonais ? Doivent-ils être considérés comme les descendants des virtuals idols et des vocaloids, et donc comme des entités culturelles qui n'auront sans doute jamais de véritable succès que dans l'archipel ? Pas sûr. Google Trends indique que Kizuna Ai est plus populaire au Canada, au Chili et en Finlande qu'au Japon, et l’équipe qui se cache derrière le personnage d’Eilene a demandé à la doubleuse britannique Elsie Lovelock de devenir l’interprète anglophone de l’une de ses dernières créations, Moemi Yomeno. Le problème, c'est que cet élan international pourrait être lié à une tendance numérique qui explique bien tristement l'hégémonie des vtubers de forme féminine.

Dans un article publié le 4 février dernier par le New York Times, la journaliste Amanda Hess identifie l’instagrameuse artificielle Lil Miquela, la youtubeuse semi-robotique Poppy et l’ethos numérique “animatronique” de Kylie Jenner, entre autres, comme les signes de l’avénement de la “fembot”, une it-girl-cyborg dont l'apparence est constamment “personnalisée et mise à jour” pour satisfaire le public. “Physiquement parfaite mais mentalement déficiente”, la fembot idéale est dotée d'un esprit inoffensif qui ne lui appartient pas plus que son corps. Les fans confondus cherchent à comprendre comment une créature aussi flatteuse peut exister : qui l'a créée, comment est-elle faite, de quels outils dépend-elle ? Autant de secrets que l'intéressée s'efforce de protéger pour maintenir l'illusion, et donc son succès.

Force est de constater que les youtubeuses virtuelles les plus populaires ressemblent beaucoup à la fembot-type d'Amanda Hess. Par chance, Kizuna Ai et ses rivales ne sont qu'une poignée de starlettes ; qu'elles soient vraiment actrices d'une catastrophe pour la condition féminine numérique ou pas, elles ne représentent qu'une portion infime de la scène du vtubing. Dans leur ombre, des dizaines de projets originaux, amusants ou franchement bizarres s'agitent : certaines chaînes mélangent avatar réalistes et modèles 3D d'héroïnes fictives, d'autres interrogent déjà le concept de vtubing en confiant leur rôle-titre à une marionnette ou un lapin. Avec un peu de chance, toute cette équipe finira par nous débarrasser des youtubeurs humains.