Sur les terres englouties du Bangladesh
Photo : Sebastian Castañeda Vita

FYI.

This story is over 5 years old.

Tech

Sur les terres englouties du Bangladesh

Les prostituées de Banishanta, une île sur la côte sud-est du Bangladesh, sont menacées par la montée du niveau de la mer. Mais si elles fuient, elles perdront leurs clients.

Rina est habituée à la souffrance. Victime de la traite, elle a été vendue très jeune à un trafiquant peu scrupuleux puis s’est enfuie d'un pays étranger. Elle a survécu aux épidémies et aux cyclones tropicaux. Elle a été forcée d’abandonner son fils alors qu’elle n’avait que 20 ans. Et aujourd'hui, sa maison risque d’être emportée par un fleuve en crue.

Rina habite et travaille dans un bordel du sud-ouest du Bangladesh, au nord des forêts de mangrove à la chaleur étouffante du parc national des Sundarbans, et à l’ouest de Mongla, le second plus grand port du Bangladesh. Le bordel est constitué d'un ensemble délabré de huttes construites sur les rives d'une île appelée Banishanta. L’île, aussi plate qu’une pièce de monnaie, mesure 100 mètres de long et est large comme une autoroute à deux voies. Chaque jour, son littoral boueux s’émiette comme du pain rassis dans le courant rapide du fleuve Pasur qui, à marée haute, menace de déborder sur les berges. Chaque jour, le risque de submersion totale augmente un peu plus.

Publicité

Par le passé, Banishanta était l'un des plus grands bordels autorisés par le gouvernement du Bangladesh. D’après les habitants de l'île, 1200 femmes environ travaillaient et vivaient à Banishanta au début des années 50, lorsque le Bangladesh était encore le Pakistan de l’est. À l’époque, les marins et les commerçants en provenance de tous les pays, de la Grande-Bretagne à l’Indonésie, s’amarraient au port de Mongla – qui à cette époque reliait plusieurs autres ports internationaux. Ces marins passaient la plupart de leur temps libre sur l’île et y dépensaient leur argent.

Depuis, le bordel a été frappé par des cyclones et des inondations. Les prostituées qui ont survécu aux catastrophes se sont rabattues sur des bordels moins exposés, à l’intérieur des terres, tandis que des pans entiers de l’île ont continué à disparaître dans le Pasur à cause de l’érosion. Le port de Mongla se dégrade progressivement depuis les années 90. En raison de conflits sociaux, de l’envasement fluvial et d’intempéries constantes, l’activité portuaire a diminué de moitié au cours des vingt dernières années. Malgré le redressement économique de Mongla, la maison close n'a pas vu sa situation s'améliorer. Rina est l'une des 105 travailleuses du sexe présentes sur l’île.

Bientôt, il n’y en aura probablement plus aucune.

*

Un matin à l'aube, en novembre dernier, tandis que les scientifiques et les fonctionnaires bangladais transpiraient à grosses gouttes sur d'épais rapports environnementaux dans la chaleur étouffante de bureaux du gouvernement à Dhaka, la capitale du pays, Rina se roule un joint chez elle, à Banishanta.

Publicité

Sous un toit à plafond bas, assise sur un grand lit habillé de draps à impression vichy, Rina mélange les brins de tabac à un cannabis à l’odeur doucereuse d'ammoniaque. Elle porte un sari rouge vif, un anneau en or au nez et des bracelets sur les poignets et les chevilles. Son visage en amande est entouré d’une épaisse chevelure noire et ses épaules étroites marquent une silhouette élancée.

Rina fumant un joint dans sa chambre. Photo : Sebastian Castañeda Vita

La chambre est sombre malgré les lampes solaires. Des dizaines de saris de toutes les couleurs sont accrochés sur le mur du fond ; les trois autres murs sont occupés par des étagères en bois, des casseroles, des poêles rouillées et des vêtements froissés. Une odeur de boue, de parfum âpre et de cannabis remplissent la pièce. Depuis le couloir, je vois le fleuve Pasur à gauche et une rizière inondée à droite.

Rina a 30 ans. Du moins, c’est ce qu’elle croit. Comme la plupart des travailleuses de Banishanta, elle n’a pas de certificat de naissance. Elle vient d’une famille pauvre et ne sait ni lire ni écrire correctement. Les jours et les mois se ressemblent, dit-elle. Au cours d'une journée typique, elle attend les clients, puis ils ont des rapports sexuels. Rares sont les évènements dont Rina pourrait se réjouir, et aucun ne semble avoir un impact sur sa vie quotidienne, faite de routines. Le temps semble être pour Rina un mélange confus de souvenirs plus ou moins précis disposés en un ordre non chronologique. Elle traverse l’existence sans regarder devant elle, observant ce foutoir de souvenirs comme une exposition de tableaux accrochés sur les murs d'un musée.

Publicité

Rina se souvient par exemple que, quand elle est arrivée sur l’île pour la première fois, les terres s’étendaient plus loin dans le fleuve. Elle me raconte qu’enfant, elle jouait à l’endroit même où se situe sa chambre aujourd’hui. Elle ne sait pas du tout pourquoi Banishanta disparaît peu à peu. Elle prie simplement Allah de sauver l’île.

Le Bangladesh, et sa population de 160 millions d’habitants, a été le sixième pays le plus touché par le réchauffement climatique entre 1997 et 2016, et les scientifiques estiment que la tendance ne va pas s'inverser de sitôt. Avec une augmentation du niveau global de la mer de presque 1 mètre prévue par les études des Nations Unies d’ici la fin du siècle, Le Bangladesh devrait être submergé à hauteur de 20% de sa superficie totale, et 30 millions de citoyens devront être délogés. De plus, le pays doit faire face à une érosion fluviale qui force entre 50 000 et 200 000 Bangalais à migrer chaque année. Dans le cas de Banishanta, Jyoti Halder, un représentant de la Bangladesh Society for Action and Development, une ONG locale, m’explique que la digue de Banishanta a reculé d’environ 100 mètres ces dernières années, et continue de disparaître à vitesse accélérée.

Chaque année, les fleuves principaux du Bangladesh transportent le limon venu de la plus grande chaîne de montagne du monde et le déposent en aval. Ce limon est ensuite distribué via un réseau d’affluents. Ces dépôts font augmenter le niveau du lit du fleuve, créant des bancs de sable connus sous le nom de « chars » (le nom donné aux îles formées par la sédimentation), qui engorgent le fleuve. Lorsque des flux plus importants d’eau dus à la fonte des neiges de l’Himalaya s’écoulent dans la vallée, ou dans l’éventualité de pluies de mousson plus importantes que la moyenne – les deux étant des conséquences directes du changement climatique – les fleuves se trouvent dans l'incapacité de transporter de tels volumes d’eau. Le résultat ? Des inondations et l’érosion fluviale.

Publicité

Dans le cas du Pasur, le fleuve transporte non seulement des sédiments de l’Himalaya, mais est aussi touché par l’accumulation de limon et d’argile amenés par les marées. Le port de Mongla est donc moins accessible aux navires porte-conteneurs à fort tirant d’eau et coûte au gouvernement des millions de dollars chaque années pour draguer le fleuve, portant préjudice à l’économie de Mongla. Cela signifie également que les zones avoisinantes sont plus vulnérables aux phénomènes climatiques. En cas d’orages ou de pluies torrentielles, le Pasur sort de son lit.

Banishanta depuis le fleuve Pasur. Photo : Sebastian Castañeda Vita

Rina a de moins en moins de clients. En période hivernale, il arrive qu'elle n'en voit pas un seul pendant plusieurs jours. Elle ne prend aucun plaisir à avoir des relations sexuelles avec des inconnus, qui la frappent régulièrement. Mais paradoxalement, elle déteste ne rien faire. Ça la rend folle.

Ces jours-là, me dit-elle, elle a trop de temps pour ruminer, ressasser sa situation, ses problèmes financiers, pour imaginer les relations sexuelles à venir et revivre celles qui l'ont traumatisée. Elle m’explique que ces pensées la forcent à considérer la réalité de son existence, dont elle essaye constamment de se déconnecter.

Rina se dirige vers la berge et s’accroupit pour finir son joint. Au nord, on aperçoit des bateaux chavirés, rongés par la rouille, à moitié ensevelis dans la boue brûlée par le soleil. Au sud, de jeunes enfants courent autour de piles de déchets constitués de vieilles carcasses de poulets, de préservatifs usagés et de kilos de merde de chien.

Publicité

Devant Rina, un ponton en bois fait de branchages s’avance dans le fleuve. Sa structure noueuse jaillit de l’île telle une mante religieuse géante. Des moteurs de bateaux défoncés, munis d’étraves aussi pointues que des crochets, crachent et pétaradent dans l’eau maronnasse. L'un des bateaux se remplit d’hommes hirsutes qui agitent la main pour dire au revoir à un groupe de femmes rassemblées sur la rive. Les femmes, certaines très jeunes, d’autres très âgées, leur répondent en leur envoyant des baisers.

« Rina, file moi de cette ganja » s’exclame Uma, une autre prostituée de Banishanta et amie de Rina. « Je te la rendrai ! »

Uma porte son fils de deux ans avec un bras et pointe du doigt une petite boite à côté de Rina. Rina rallume son joint et acquiesce nonchalamment. « Vas-y, sers toi » répond-t-elle.

« D’après ce qu'on m’a dit, à une époque, les filles n’avaient pas à se disputer les clients comme aujourd’hui » continue Uma, désignant le groupe de femmes encore réuni sur le ponton.

Ce n’était pas la première fois que j’entendais une travailleuse du sexe se remémorer le passé. Les femmes plus âgées parlaient souvent des marins étrangers, et de l'évolution de la profondeur et de la couleur de la rivière. Elles se rappelaient avoir fumé des cigarettes Marlboro avec des clients – pas les marques nationales dégueulasses disponibles de nos jours – et bu du vrai whisky écossais. Souvent, elles recevaient jusqu’à 10 clients par jour. Razia Begum, la mère maquerelle de Banishanta, m’affirme même avoir eu une fois 31 clients en une journée.

Publicité

D’après Begum, autrefois les femmes d'ici se faisaient assez d’argent pour pouvoir concevoir une vie hors du bordel. Mais une menace a toujours plané sur ces revenus, bien souvent à cause de l’instabilité climatique. Aussi loin que les femmes s'en rappellent, le bordel a toujours été frappé par des tempêtes et des inondations. Le cyclone de Bhola, par exemple, a fait près de 500 000 victimes dans le monde en 1970 ; la tempête et les inondations de 1988 ont tué autant de personnes et forcé le port de Mongla à cesser ses activités. Plus récemment, en 2007, le cyclone Sidr a causé des rafales de 260 km/h et détruit l’appartement du bordel, selon Razia.

« Reconstruire une maison coûte 60 000 BDT (588 €) » me dit-elle. « Qui en a les moyens ? » Les filles se faisant en moyenne 1-3 € par client, la réponse est : personne. Les plus âgées semblent penser qu’il n’y a aucun espoir pour leurs collègues les plus jeunes.

Le cyclone Sidr s’abat sur le Bangladesh. GIF : SSEC/CIMSS/University of Wisconsin–Madison

Bien sûr, si le changement climatique est un véritable fléau pour la maison close, admet Razia, il l'est aussi pour toutes les zones avoisinantes. Le niveau de la mer ayant augmenté, la marée fluviale a amené de l’eau salée à l’intérieur des terres. La culture du riz, le principal produit agricole de la région, est rendue difficile par la hausse de la salinité des sols. Les habitants du coin ont essayé de planter une variété de riz appelé « scuba » qui tolère de plus grands niveaux de salinité et des périodes de submersion prolongées – mais il peine à pousser tout de même.

Publicité

D’autres agriculteurs ont converti une partie de leurs terrains pour la pisciculture et essayent de tirer profit des inondations et de la salinité accrue pour élever des crevettes et les exporter. La transition est cependant compliquée et les marges de profit ne décollent pas. De nombreux agriculteurs ont jeté l’éponge et sont partis vers Dhaka ou Chittagong à la recherche d’emplois plus stables.

Bientôt, tout le monde abandonnera Mongla, pense Razia.

Rina et Itoma. Photo : Sebastian Castañeda Vita

Uma finit de rouler un joint et se tourne vers Rina. « Tu fumes avec moi ? » demande-t-elle. « Allez, viens ! »

« Nan, je vais me baigner dans le fleuve », répond Rina.

Elle attrape au passage Itoma, une fille de petite taille portant un salwar kameez (habit traditionnel indien) rouge-rosé et cheveux noirs frisés. Elle vient du salon de thé voisin. Ensemble, elles marchent vers le ponton. Rina s’assied tout en bas de l’échelle et trempe ses pieds dans l’eau. Elle regarde fixement les navires à porte-conteneurs amarrés au milieu du fleuve. Tandis que Rina rêvasse, Itoma saute dans l’eau et nage jusqu’à l'une des portions du fleuve qui était encore sèche il y a 5 ans à peine. Son salwar kameez flotte à la surface alors qu’elle plonge sa tête sous l’eau.

Lorsqu’Itoma réapparaît, ses vêtements sont emmêlés dans ses cheveux, dévoilant son dos et recouvrant son œil gauche. Rina ricane devant la confusion de son amie et quelques pêcheurs sur un bateau non loin sifflent Itoma en signe d’appréciation. Alors que Rina plonge à son tour, Itoma essaye désespérément de se sortir de cette situation, détournant le regard et affichant un sourire crispé pour échapper aux railleries des pêcheurs. Rina barbote vers son amie en recrachant des gorgées entières d’eau boueuse, prise d'un fou rire.

Publicité

*

Rina est arrivée sur l’île très jeune – vers 10-12 ans, selon elle. Elle m’avoue s’être fait piégée. L’histoire veut qu’une amie de sa mère ait dit à ses parents qu’elle pourrait trouver un travail de domestique auprès d'une famille riche de Chittagong, une grande ville située à l’est du Bangladesh, à 350 kilomètres de route du bordel. La mère de Rina, prête à tout pour un peu d’argent supplémentaire, a accepté. Mais au lieu de lui fournir une place dans un foyer respectable, l’amie de la famille a vendu Rina à une maquerelle de Banishanta.

Ces premiers jours au bordel sont gravés à jamais dans l’esprit de Rina. Les parfums entêtants, les lèvres rouges, les saris de couleurs vives, l’alcool, les cigarettes, les gémissements dans la nuit et les hommes au regard torve touchant les filles à des endroits inappropriés – il lui aura fallu plusieurs jours pour comprendre où elle avait atterri.

Rina a commencé à avoir des relations sexuelles avec des clients peu après ses premières règles, à l’âge de 14 ans. Bien que la prostitution juvénile soit illégale, la loi n’est pas vraiment appliquée. Les maquerelles de Banishanta se fichaient pas mal de la réglementation et de toute évidence, les autorités compétentes aussi. Rina se rappelle que les prostituées mineures à Banishanta étaient monnaie courante.

Elle se remémore de cette époque avec effroi : se préparer devant le miroir, appliquer maladroitement de l'eyeliner, étaler du rouge sur ses lèvres, faire bouffer sa chevelure. Elle se rappelle de son agitation et du tremblement de ses mains lorsqu’un client entrait dans sa chambre, mais aussi d'un fort sentiment de culpabilité. Sa maquerelle était sans pitié, et les clients appréciaient Rina.

Publicité

La plupart du temps, elle voyait entre 8 et 10 hommes par jour, qui payait 5$ chacun. Elle se sentait terriblement honteuse quand un client la traitait de pute ou la forçait à faire quelque chose qu’elle ne voulait pas. Elle se souvient de la douleur physique et mentale, d'avoir avalé du paracétamol nuit après nuit. Elle repense à ces moments passés à pleurer seule, dans sa chambre.

Sa maquerelle, pendant ce temps, exploitait d’autres possibilités pour gagner encore plus d’argent. Après sept ans passés à Banishanta environ – Rina n’est pas certaine des dates – elle a été vendue à un trafiquant, en Inde. Il prévoyait de la vendre à un bordel à Bombay. Grâce à l’aide d’un bangali rencontré par hasard alors qu’elle travaillait dans l’État de Haryana, elle a réussi à régler ses dettes au trafiquant et à traverser clandestinement la frontière du Bangladesh. Plusieurs mois après l’avoir quitté, elle se retrouvait à nouveau à Banishanta et passait sept ans à travailler pour restituer l’argent prêté pour sa libération.

Rina pense qu’elle a échappé au pire. Certaines des jeunes filles qui travaillaient dans la maison close subissaient des châtiments divers. Quand elles prétendaient ne pas pouvoir avoir de relations sexuelles à cause du stress, Rina dit que leurs maquerelles leur inséraient des bouteilles en verre dans le vagin pour l’élargir. Si les prostituées tombaient enceintes, elles étaient envoyées dans des cliniques douteuses pour être avortées, ou devaient donner leurs bébés à des couples stériles riches.

Publicité

*

La prostitution est légale au Bangladesh malgré la majorité de musulmans et des attitudes profondément conservatrices. Qazi Asad-uz-Zaman, un sociologue qui a travaillé auprès des travailleuses du sexe à Banishanta, me raconte qu’il existe 14 bordels officiels dans le pays et des centaines d’autres complètement officieux. L’association caritative ActionAid estime qu’environ 200 000 femmes travaillent actuellement dans le commerce du sexe au Bangladesh.

La plupart de ces femmes sont victimes de traite, c’est à dire vendues à un trafiquant qui les revend ensuite à une maquerelle. Selon des rapports issus des bordels eux-mêmes, et les informations que j’ai pu recueillir auprès des prostituées de Banishanta, les maquerelles peuvent dépenser 200$ et plus pour une fille. Une fois la fille achetée, elle appartient à la maquerelle qui lui fournit de la nourriture et un toit jusqu’à ce que la dette soit remboursée.

Comme pour Rina, l’histoire de certaines de ces femmes commence avec un proche ou un ami de la famille proposant un travail honnête dans une autre ville ; d’autres femmes me racontent qu’un bel homme s’est présenté dans leur petit village, a prétendu être amouraché, a promis un mariage avant de vendre la victime à une quelconque maison close. Cependant, quelques femmes ont décidé de se prostituer de leur propre gré. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles n’ont jamais été victimes de traite. "Le plein gré" est un concept tout relatif pour les jeunes femmes et les filles des communautés les plus pauvres qui ont été abusées sexuellement par des hommes, ou dont les maris les ont abandonnées. Dans ces cas précis, ces femmes ont souvent très peu de moyens de gagner leur vie sans passer par la case prostitution.

Publicité

En clair, tout est question de culture et de pauvreté. La pauvreté signifie que toute occasion de travailler est bonne à prendre, quel que soit le type de travail ; elle met les familles et les filles dans un état de détresse qui les rend vulnérables à la manipulation. Enfin, au Bangladesh,les femmes sont traitées comme des citoyens de seconde zone. Itoma, dont le mari l’a quittée, m’affirme que le travail sexuel représente l'une des rares perspectives de survie pour une femme pauvre sans mari.

« Aucun de nos problèmes n’a plus d’importance si le climat continue d'empirer. Nous sommes coincées ici. Nous n’avons nulle part où nous réfugier. »

À midi, Rina est assise dans le salon de thé, l'une des nombreuses boutiques en bordure de la maison close, et mange un curry de poisson avec Uma. Collé à son appartement, le magasin vend des thés, des cigarettes, des sodas, des snacks, de la noix de bétel (un stimulant local généralement mâché avec du tabac) et de l’alcool, difficile d’accès à Mongla. L’intérieur est sombre à cause du plafond bas obstruant la lumière du jour. Les bancs sont fabriqués avec de grandes planches de bois alignés aux murs de la boutique ; le sol boueux rafraîchit la plante des pieds.

Après s’être acquittée de sa dette auprès du Bangladais qu’il l’avait aidée en Inde, Rina est devenue elle-même une maquerelle. Elle a investi ses économies dans le salon de thé et dans quelques chambres qu’elle loue à des filles. Rina essaye d’être patiente. Elle ne veut surtout pas traiter les filles comme elle avait été traitée plus jeune. Bien sûr, elle doit parfois preuve d’autorité, mais c’est la nature du travail, m’explique-t-elle.

Publicité

Un autre aspect du travail de maquerelle est de protéger sa propriété contre les intempéries. Toutes les maquerelles de Banishanta qui possèdent des logements sur le littoral doivent payer la consolidation des berges de leur poche. « Les ONG et les journalistes nous disent qu’ils vont nous aider, mais ce sont des paroles en l’air » dit Rina. Une partie importante des revenus annuels sont en effet mis à profit du maintien de la digue. C’est un effort très coûteux, mais indispensable, pour se protéger au mieux.

Une prostituée rembourre les berges du fleuve avec de la boue. Photo : Sebastian Castañeda Vita

À l’exception du salon de thé, la maison close est plutôt calme. J’observe les femmes s’affairer, écailler des poissons à l’aide de couteaux rouillés, déplumer des poulets décharnés, bavarder dans leurs chambres ou courir après leurs enfants sur les bords du fleuve, quand soudain, Nivas Halder, l'homme qui m’a permis d'accéder au bordel, me tape sur l’épaule. Halder est petit, avec des dents pourries et ébréchées ; il porte une chemise bleue à rayures, un jean et une casquette de baseball délavée. Il me dit qu’il a écouté ma conversation avec Rina et ajoute que lui-même a perdu sa maison récemment à cause de l’érosion fluviale.

« Toute ma vie a été emportée par le fleuve », me raconte-t-il. « Dépenser autant d’argent dans la consolidation des berges ne sert à rien contre la prochaine grosse tempête. »

*

Vers 14 heures, Itoma entre dans le salon de thé, les enceintes de son portable beuglant de la musique hindi. Elle revient d’un examen médical bimensuel. En plus de la campagne de sensibilisation destinée aux résidents sur la menace du changement climatique, les diverses ONG se rendant à Banishanta distribuent des préservatifs aux prostituées et les informent des risques des maladies sexuellement transmissibles. Ce service spécifique est proposé par la Christian Service Society dans une petite cabane en bois à la périphérie du village, où le Dr. Golap Ali, un représentant de l’ONG, prend la tension artérielle des filles, effectue des palpations pour détecter des grosseurs suspectes et leur prodigue des conseils sur les risques de rapports sexuels non protégés.

Publicité

« J’essaye de leur faire comprendre que se droguer ou boire est non seulement mauvais pour leur santé, mais augmente également le risque d’avoir un rapport sexuel sans préservatif, ce qui engendre bien sûr encore plus de problèmes », m’explique Ali.

Des dossiers roses et jaunes contenant des notes comme « pertes vaginales blanches » recouvrent son bureau cabossé. Photo : Sebastian Castañeda Vita

À part le cannabis, Rina me soutient qu’elle n’aime aucune autre drogue. Le « Yaba », une méthamphétamine locale prisée par les Bangalis au cours de ces dernières années, est la pire de toutes. Elle me raconte avoir essayé une fois et s’être retrouvée dans un état lamentable, incapable de manger pendant plusieurs jours. Beaucoup de filles prennent du yaba pour stimuler leur désir sexuel, mais Rina estime que ça les rend « folles ». Rina m’explique qu’elle préfère garder le contrôle de la situation.

« Les hommes ne veulent jamais utiliser de préservatifs», interrompt Uma. Elle ajoute : « S’ils refusent, je les menace de les frapper avec gros bâton que je cache sous mon lit. »

Rina fronce les sourcils. « Je mens en leur disant que j’ai peut-être une maladie sexuellement transmissible » dit-elle. « La plupart sont mariés et ne veulent pas prendre le risque de transmettre une infection à leurs épouses. »

Les deux femmes rient.

« Au fait, Rina », demande Uma en changeant de sujet, « Est-ce qu'il te reste du fond de teint clair ? »

Uma veut absolument se préparer pour la soirée à venir. Contrairement à Rina, qui s’est changée en salwar kameez violet et en pantalon blanc, Uma ne s’est pas apprêtée et porte un tee-shirt affichant « Les gens sont décevants, la bouffe, jamais » sur la poitrine.

Publicité

« Allez, viens, je vais voir ce que je peux te prêter », lui dit Rina en se levant pour partir.

Les deux femmes se dirigent vers la chambre de Rina et, alors que j’allais les suivre, Itoma me prend à part. « Aucun de nos problèmes n’a plus d’importance si le climat continue d'empirer », me dit-t-elle. « Nous sommes coincées ici. Nous n’avons nulle part où nous réfugier. »

Le futur tragique de l’île semble planer au-dessus de chacun de ses mots, comme une mise en garde contre une forme d'optimisme déraisonnable. Comme la plupart des femmes avec qui je me suis entretenue, elle est certaine que Banishanta finira par disparaître un jour. Mais quand ?

Photo : Sebastian Castañeda Vita

Pendant ce temps, Rina est assise en tailleur sur son lit. Devant elle, un petit miroir fêlé est appuyé à 45° sur un coussin à côté de la fenêtre. Une corbeille pleine de maquillage et de crèmes est posée à ses côtés. Elle applique consciencieusement un eyeliner bleu foncé sur ses paupières tout en tirant sur une cigarette. Bien qu’elle trouve cette préparation fastidieuse, la plupart de ses clients la préfèrent quand elle a la main lourde sur le maquillage.

Rina et Uma me disent que les maquerelles ne renoncent à rien pour que les filles soient plus attirantes pour les clients. Et notoirement, les putes qui travaillent dans des bordels plus importants, comme Kandapara et Daulatdia, sont forcées de prendre de l’Oradexon, un stéroïde, pour encourager la prise de poids. Les Bangalis préfèrent les filles aux formes généreuses, me dit Uma. Bien que parfois prescrit en petites doses pour le traitement de l’asthme, l’Oradexon consommé régulièrement par l’homme entraîne une dépendance et est également une cause probable d’hypertension, d’éruptions cutanées, de lésions hépatiques et même parfois de mort. Les agriculteurs locaux l’utilisent pour engraisser le bétail avant de les vendre au marché.

Publicité

« Tu me trouves comment ? » demande Uma à son ami en lui montrant un gros bindi rouge collé sur son front.

Rina sourit en signe d’approbation tout en finissant d’appliquer son ombre à paupières. Elle s’est remonté une mèche haut sur la tête qui retombe maintenant mollement sur son front.

« J’aime bien ta coiffure aujourd’hui » lui dit Uma.

Rina hausse les épaules. Elle m’avait dit ne plus se sentir redevable des caprices de ses clients comme avant, même si elle fait encore quelques efforts aujourd’hui. Elle n'accorde pas autant d’importance au fait de vieillir contrairement à beaucoup d’autres de ses collègues à Banishanta.

« Viens, on se roule un dernier joint avant que les clients arrivent », dit Rina tout en rangeant son maquillage.

*

Le jour commence à tomber vers 17h30. Le Pasur menace de déborder, il ne s'en faut que de quelques centimètres. Les bateaux-taxis font des allers-retours sur la voie navigable et les gros bateaux de commerce glissent sur le fleuve comme des tombeaux nautiques. L’épaisseur de l’air doux du soir se mêle à une brise fraîche. Les petits salons de thé en bordure du bordel sont remplis de femmes trop maquillées vêtues de saris colorés qui dansent sur des hits bollywoodiens que crachent leurs téléphones portables.

Suspendue à son smartphone, dans sa boutique, le visage de Rina s’illumine avec enthousiasme. Elle parle vite et on distingue la voix aigüe de son interlocuteur. Puis, on entend une autre voix à la tonalité plus grave et plus maussade : le sourire de Rina laisse place à une moue. Elle répond d’un ton ferme, puis raccroche.

« C’était ta famille ? », demande Uma.

Rina détourne le regard.

Sa famille ne connait pas sa situation professionnelle ; elle pense que Rina vit avec ses beaux-parents à Mongla et qu’elle est mariée à un homme respectable. Elle n’est pas rentrée chez elle depuis des années et n’a pas vu son fils depuis qu'il était bébé. Il lui manque cruellement et ce qu’elle gagne, elle l’envoie pour payer sa scolarité.

À maintenant 10 ans, son fils vit chez les parents de Rina à Chittagong. Les autres prostituées me disent que beaucoup de femmes choisissent de payer des familles d’accueil locales proches du bordel. Rina, quant à elle, refuse que son fils vive à proximité de Banishanta. Elle ne veut surtout pas qu’il la voit dans cette situation et elle est également très consciente des risques d’inondation imminente du fleuve. Son cauchemar serait qu’il rencontre le même destin qu’elle. Elle veut qu’il devienne un homme honnête et qu'il ait une vie respectable.

« Des clients ! » s’exclame Itoma d’une voix enjôleuse qui ramène Rina à la réalité.

Un bateau de taille moyenne s’approche d’un des pontons du bordel. Il est équipé de grosses enceintes crachant de la musique techno hindi. Sur le pont, cinq jeunes hommes boivent dans des bouteilles brun foncé et trébuchent sur le pont tandis que le bateau accuse du passage des gros navires se dirigeant au nord, vers le port de Mongla.

Le groupe débarque et remonte le ponton branlant ; les femmes s’attroupent pour venir à leur rencontre. Les yeux des hommes sont injectés de sang, leurs pupilles complètement dilatées. Les femmes, dévoilant leurs courbes et agitant leur chevelure, attrapent les clients par la chemise et défont les boutons de leur pantalon. Le groupe d’hommes se délecte de cette attention et entre dans la boutique la plus proche, les femmes sur leurs talons.

La musique continue à beugler. Les cris excités des clients bourrés se propagent dans les cabanes en terre avachies. Des chiens errants hurlent à la mort. Le vent amène avec lui une odeur pestilentielle d’ordures pourries. Le fleuve, indifférent à tout et à tout le monde, avance lentement vers la mer.

Rina se tourne vers Uma, le visage stoïque. « On devrait se repoudrer le nez », dit-elle.

Les deux femmes disparaissent à l’arrière du bordel.