L’homme qui renifle des objets pour la NASA
Photo : Science Channel/Youtube

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L’homme qui renifle des objets pour la NASA

"Je me sers de mon nez pour protéger les astronautes. C'est mon travail."

Au fin fond du Nouveau-Mexique, dans un laboratoire planté au beau milieu du désert qui borde les montagnes Organ, un homme renifle.

Méthodique, il extirpe des objets d'un bac, les fait tourner sur eux-mêmes avec délicatesse puis les approche à un ou deux centimètres de son vénérable nez. Il prend alors une grande inspiration, fermant les yeux. Alors, avec la concentration d'un critique Michelin, il renifle l'objet comme s'il s'en échappait des fumets de chapon à la truffe.

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Tubes de mascara, sachets zippés en plastique, nourriture lyophilisée, combinaisons spatiales, imprimantes 3D, petites culottes, circuits imprimés, Bible, couches pour adultes, mais aussi pâte thermique, liquide de refroidissement, instruments scientifiques et matériel militaire, tous ces objets seront méticuleusement reniflés, un par un. Puis ils seront soigneusement classés et évalués dans des registres officiels de la NASA qui empruntent la forme d'un inventaire à la Prévert futuriste.

Nous sommes dans le laboratoire d'analyse de matériaux de la White Sands Test Facility, l'ancien site du programme Apollo qui dépend aujourd'hui du Centre spatial Lyndon B. Johnson de la NASA. Ici, dans le laboratoire d'Analyse et de désorption moléculaires, on teste des matériaux potentiellement dangereux qui seront embarqués sur des fusées, navettes et autres modules utilisés pour des missions spatiales habitées – afin de s'assurer que leur qualité est optimale, qu'ils ne sont ni toxiques ni cancérigènes et qu'ils ne présenteront aucune sorte de nuisance pour l'équipage.

C'est de l'une de ces nuisances possibles dont s'occupe notre renifleur – notre nasalnaute comme il aime à être surnommé. Ce héros du bulbe olfactif, c'est George Aldrich. George est en quelque sorte le consultant en odeurs de la NASA. Même si au premier abord sa mission n'est pas des plus nobles, il possède – au même titre que les ingénieurs qui testent les moteurs de fusée – une énorme responsabilité. En effet, de lui dépend le destin même d'un astronaute enfermé pendant des jours, des semaines ou des mois dans un véhicule spatial abritant des objets qui, potentiellement, puent.

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George Aldrich et son équipe de renifleurs de la White Sands Test Facility. Photo : nasa.gov

Aujourd'hui âgé de 62 ans, George travaille à la NASA depuis 1974 à la tête d'une petite équipe de renifleurs. À l'époque, l'agence spatiale avait passé une annonce afin de recruter « un nez exceptionnel » pour tester différents types de matériaux envoyés dans l'espace afin d'assurer le bien-être des astronautes. On peut dire que sur ce coup-là, la NASA avait été visionnaire : deux ans plus tard, la mission soviétique Soyuz 21, au cours de laquelle deux hommes devaient stationner sur Salyut 5 dans le cadre d'opérations militaires, s'est terminée prématurément à cause d'une odeur âcre qui était rapidement devenue insupportable dans l'espace confiné de la station – au point que les cosmonautes soient dans l'incapacité de vivre normalement.

George étant tenu au secret militaire et surveillé de près par l'ITAR, qui contrôle la circulation des objets et informations liés « armes, matériels de guerre et assimilés » américains, il n'a pas pu répondre à toutes mes questions concernant son étonnante activité. Je ne saurai donc jamais si, avec le temps, il a développé un fétiche pour l'odeur du carburant de fusée. Je ne saurai pas non plus s'il a pris l'habitude de sentir tous les objets qui se trouvent dans son environnement, même lorsqu'il n'est plus en service, ou encore s'il a développé une typologie des odeurs toute personnelle. Rêve-t-il de l'odeur intime des ordinateurs IBM, la nuit ? A-t-il remarqué si la sensibilité des astronautes aux exhalaisons dépend de leur nationalité et de leur culture ? En dépit de ces questions essentielles laissées sans réponse, grâce à lui, j'ai pu me faire une idée assez claire des enjeux liés aux odeurs dans l'espace.

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Le masque grâce auquel George renifle les molécules odorantes extraites des objets. Crédits : Science Channel/Youtube

« Je me sers de mon nez pour protéger les astronautes des odeurs nauséabondes », explique George avec fierté. En effet, sur la Station spatiale internationale, sur laquelle les astronautes peuvent passer plusieurs semaines, voire plusieurs mois, toute odeur sensiblement plus forte que d'ordinaire remplira rapidement tout l'espace des modules habités. Si l'ISS est pourvue d'un système de purification de l'air qui permet d'éliminer des contaminants courants, celui-ci met plusieurs heures à faire disparaître une odeur et fonctionne en circuit fermé. Il est donc impossible de diluer l'atmosphère de la station ou de la renouveler entièrement. Dans le cas où le système serait lui-même contaminé, une odeur pourrait subsister pendant des années et des années.

Or, lorsque la température de l'ISS grimpe, il survient un phénomène de dégazement ; dans ces conditions, des objets inodores sur Terre – des circuits électroniques par exemple – peuvent soudain acquérir une odeur pestilentielle lorsqu'ils sont exposés à des températures élevées dans l'environnement si spécifique de la station. Le travail de George consiste donc à humer ces mêmes objets sur Terre pour s'assurer que même en cas d'amplification olfactive, leur présence restera tolérable aux astronautes.

Mais alors, à l'heure des chromatographes et des spectromètres de masse, pourquoi a-t-on besoin d'un nez humain pour effectuer cette tâche, que l'on pourrait aisément automatiser ? Selon George, si nous disposons de machines capables d'analyser des substances volatiles avec une grande précision, seule une analyse subjective permet d'évaluer la nuisance qu'elle pourrait constituer pour un humain. En outre, la perception des odeurs possède une inscription socioculturelle, et comme George, les astronautes que l'on envoie sur l'ISS sont des Occidentaux adultes, citadins, éduqués, ayant fait carrière dans les sciences et techniques.

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Il n'existe qu'une loi : tout se sent. Crédits : Science Channel/Youtube

Ainsi, notre homme peut distinguer plus de 40 000 odeurs différentes grâce à son super nez. S'il ne possède pas davantage de récepteurs olfactifs que nous autres, tristes mortels au tarin ordinaire, il les exploite de manière particulièrement efficace grâce à un entrainement quotidien et est testé tous les 4 mois par la NASA pour vérifier que sa capacité à distinguer entre « les odeurs musquées, florales, éthérées, camphrées, mentholées, piquantes ou putrides » est intacte.

Ainsi, lors de ses tests de routine, on lui présente des éléments dont la toxicité et le potentiel cancérigène ont d'abord été contrôlés par des chimistes. Il va ensuite noter leur odeur (soit reniflée à même l'objet, soit extraite et sentie dans un tube à essai à travers un masque) sur une échelle allant de 1 à 4, de « indétectable » à « insupportable ». Si l'élément – préalablement chauffé pendant trois jours à 49°C pour reproduire les conditions de l'ISS – obtient une note supérieure à 2.4 après évaluation par Aldrich et son équipe, il ne sera pas éligible à un voyage spatial.

Quelques exemples d'objets refusés, selon le nasalnaute : un stabilo, du mascara (celui de la grande Sally Ride !), un bateau en bouteille fixé avec de la glue, de très nombreux animaux en peluche, et des carnets personnels remplis d'écritures manuscrites tracées à l'encre. « Nous avons une histoire conflictuelle avec l'encre, explique George au magazine Wired.» « Après la catastrophe d'Apollo 13, tous les protocoles de mission, d'Apollo 14 jusqu'à Apollo 17, ont été revus. Curieusement, la NASA a utilisé un nouveau type d'encre pour imprimer la nouvelle génération de manuels de bord. Les manuels puaient si fort que les testeurs ont eu des réactions allergiques au niveau des cloisons nasales. Il a fallu tout réimprimer avec une nouvelle encre, et ça a failli retarder le lancement d'Apollo 14. »

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Le système de purification de l'air de l'ISS – La Micropurification Unit (BMP). Image : Oleg Artemyev.

En outre, il n'y a pas que la sensibilité affective des astronautes qui soit exacerbée par un séjour prolongé dans l'espace, loin de leurs proches et des stimuli terrestres familiers. En microgravité, le corps humain est soumis à des changements importants. Les fluides corporels migrent vers la partie supérieure du corps, ce qui provoque un gonflement du visage et une congestion nasale susceptible d'altérer les sens, dont l'olfaction. Surtout chez les Russes, qui pendant longtemps ont bénéficié d'une dérogation spéciale leur permettant de boire de la vodka dans l'espace. De plus, dans l'environnement confiné d'une station spatiale, les membres d'équipage sont sujets à un stress intense, peuvent entrer dans des états mentaux inhabituels et être sujets à des hallucinations spécifiques. Autant vous dire que dans ces conditions, le moindre appareil dégageant une odeur obsédante est susceptible de vous rendre dingue en moins de temps qu'il n'en faut pour dire « mon royaume pour un courant d'air. »

C'est sans doute cette hypersensibilité à leur environnement qui justifie l'obsession des astronautes et ex-astronautes pour la fameuse odeur de l'espace, cette effluve galactique extraordinaire dont n'ont fait l'expérience que ceux qui se sont un jour risqués à faire une sortie extra-véhiculaire. Donald Pettit, qui a séjourné sur la station en 2002-2003, témoigne :

« À chaque fois que j'ouvrais la porte du sas de la station, une odeur très étrange commençait à chatouiller mon nez. Au début, je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus, à comprendre d'où elle venait. J'ai d'abord imaginé qu'elle provenait des conduits d'air permettant de repressuriser le compartiment. Puis j'ai remarqué qu'elle imprégnait les combinaisons spatiales, les casques, les gants et des outils. Elle était plus forte sur les tissus que sur des surfaces métalliques ou plastiques. Je ne pourrai pas la décrire précisément ; il est impossible d'en parler en se servant de la palette de sensations olfactives que nous utilisons sur Terre pour décrire un parfum ou un nouveau plat. Disons qu'il s'agissait d'une odeur métallique. Une odeur métallique agréable qui me rappelait mes étés à la fac, lorsque je travaillais pendant des heures avec un fer à souder pour réparer des outils. Cette fumée agréable qui se dégage de la soudure, c'est ça. L'odeur de l'espace. »

On estime que cette odeur est causée par des vibrations à haute énergie de particules qui se mêlent à l'air pénétrant dans la station. En fait, lorsque nous disposons d'informations chimiques précises sur telle ou telle région de l'univers, il est possible d'en déduire l'odeur, voire de la reproduire. Des astronomes étudiant Sagittarius B2, le vaste nuage de poussière qui trône au milieu de la Voie Lactée, rapportent que celui-ci sent probablement le rhum et la framboise à cause de sa composition, qui comprend du formiate d'éthyle.

Grâce à George Aldrich, nul astronaute de la NASA n'entrera jamais dans un état paranoïaque aigu parce que le commandant a eu la bonne idée d'emporter un déodorant AXE pour impressionner l'ingénieure russe. Grâce à lui, l'ISS ne deviendra jamais un lieu hostile qui résonne de cris psychotiques et de déflagrations meurtrières, comme dans le film Pandorum. On espère qu'il restera dans l'Histoire comme le Nez qui a permis à l'homme de s'installer durablement dans l'espace.