Dans l’univers obsessionnel et tragique des vrais accros aux jeux vidéo
Toutes les illustrations : Stephen Maurice Graham

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Dans l’univers obsessionnel et tragique des vrais accros aux jeux vidéo

Rebecca Christie a été condamnée à 25 ans de prison parce qu'elle était trop occupée à jouer à World of Warcraft pour nourrir sa fille, qui est morte de faim.

L'état de manque donnait à Brett des envies de suicide. Quelques heures après que ce garçon de 12 ans s'est vu privé de ses jeux vidéo, son esprit se laissait déjà envahir de sombres pensées. Brett a regardé par la fenêtre de sa maison située à Wassenaar, aux Pays-Bas. Le jeune Américain s'est imaginé sauter de la fenêtre de sa chambre et s'écraser trois étages plus bas.

Le père de Brett avait installé un verrou sur son ordinateur pour l'empêcher de jouer. Après avoir envisagé le suicide pendant une petite demi-heure, Brett a reçu un coup de fil d'un ami qui l'invitait à venir jouer chez lui. Au bord de la rupture psychologique, Brett a poussé un soupir de soulagement.

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« Je me souviens de m'être dit que ce n'était pas normal de passer de la déprime à l'enthousiasme en 30 minutes », m'a raconté le jeune homme, aujourd'hui âgé de 23 ans.

Cet incident n'était qu'un simple avant-goût des profondeurs dans lesquelles sa dépendance allait l'entraîner. Elle a atteint son paroxysme en 2007, alors qu'il vivait en Californie. Sa vie tournait tellement autour de World of Warcraft qu'il a cessé de se doucher et de se brosser les dents régulièrement. Il passait une bonne partie de ses nuits à jouer et dormait rarement plus de quelques heures. Il parvenait à accumuler jusqu'à 40 heures de jeu par semaine en parallèle avec ses études. Un jour, son professeur l'a viré de son cours parce qu'il avait l'air trop épuisé. Ce trimestre-là, il a échoué à tous ses examens.

Brett passait tellement d'heures devant son ordinateur que la distinction entre le monde réel et virtuel a commencé à s'effacer. Un jour, à l'arrêt de bus, il a tenté de se téléporter, comme dans World of Warcraft.

Aux vacances, ses parents en ont eu marre. Lors d'une belle nuit de juin, aux alentours de 3 heures du matin, Brett a été tiré de son lit par deux inconnus qui l'ont traîné dans un campement en milieu sauvage, dans le cadre d'un programme de désintoxication appelé Seconde Nature, qui se déroulait à Bend, dans l'Oregon. Il s'est retrouvé avec des adolescents alcooliques et toxicomanes. Je lui ai demandé de quoi il avait discuté pendant ce premier séjour.

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« J'ai essentiellement parlé de jeux vidéo, m'a-t-il expliqué. Je devais participer à des discussions, dont le simple but était de me faire comprendre que je ne trouverais pas le bonheur en étant le meilleur joueur de World of Warcraft au monde. »

Après sept ans, deux programmes de désintoxication et plus de 80 000 dollars dépensés pour traiter sa dépendance, Brett joue encore plus de 65 heures par semaine.

Brett n'est pas le seul à combattre sa dépendance. Au cours des dix dernières années, plusieurs histoires tragiques de gamers ont fait les gros titres de l'actualité internationale. Seungseob Lee, un Sud-Coréen, a passé plus de 50 heures consécutives sur StarCraftavant de succomber à une attaque cardiaque. En Chine, un homme nommé Xu Yan est mort après avoir joué sans arrêt pendant plus d'une semaine. Aux États-Unis, Rebecca Christie a été condamnée à 25 ans de prison parce qu'elle était trop occupée à jouer à World of Warcraftpour nourrir sa fille, qui est morte de faim.

Les experts estiment que plus de trois millions d'Américains de 8 à 18 ans souffrent de dépendance aux jeux vidéo, et les autorités sanitaires commencent à s'en inquiéter. La dernière édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) l'a récemment baptisé « Internet gaming disorder ». Le DSM avertit qu'une « activité en ligne persistante et récurrente peut entraîner une déficience ou un désarroi cliniquement important » et explique que certaines voies neuronales sont stimulées de la même manière qu'un toxicomane consommant sa substance de prédilection. Et les États-Unis comptent environ un million d'accros aux jeux vidéo de plus que de cocaïnomanes.

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Le DSM classe cette dépendance dans la famille des troubles mentaux, mais il n'y a pas encore de modèle médical adéquat pour la diagnostiquer. Le Dr Douglas Gentile, spécialiste des dépendances aux médias chez les adolescents, estime qu'on peut mesurer la dépendance aux jeux vidéo de la même manière que les autres troubles psychologiques. Afin d'établir un diagnostic, les experts combinent les symptômes des joueurs compulsifs et des toxicomanes. Le trouble comprend tous les signes de la dépendance : la tolérance progressive, l'état de manque, la perte de contrôle. Et un parcours étudiant chaotique.

Mais le Dr Gentile comprend les sceptiques : il a lui-même commencé ses recherches sur la dépendance aux médias en 1999, « essentiellement pour montrer qu'elle n'existait pas . J'étais absolument convaincu que la dépendance aux jeux vidéo ne pouvait pas être réelle. » Mais aujourd'hui, il s'emploie à attirer l'attention sur les risques pathologiques des jeux vidéo.

« Je voulais me couper de la vraie vie. Tout ce que je souhaitais, c'était avancer dans mon jeu. »

Il n'y a pas de profil type de l'accro aux jeux vidéo. En traînant sur divers forums, je suis tombé sur Scott, 41 ans et ancien alcoolique qui a chuté en jouant à des jeux de stratégie et des casse-tête, jusqu'à ce que sa femme le quitte. Il a entamé sa désintoxication avec une thérapie de groupe en 12 étapes. Sur Reddit, j'ai trouvé un jeune de 21 ans qui avait listé 27 jeux de consoles et des centaines de jeux en ligne auxquels il avait énormément joué. Il s'est récemment désintoxiqué dans un internat de rééducation et tente de s'abstenir avec un groupe de soutien en ligne pour les joueurs obsessionnels.

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Il y a aussi Patricia, une dame de 69 ans qui a guéri sa dépendance à World of Warcraft, est membre des Alcooliques anonymes et a survécu à un cancer. Elle a joué de huit à douze heures par jour, à son travail dans une bibliothèque. « Je voulais me couper de la vraie vie. Tout ce que je souhaitais, c'était avancer dans mon jeu », m'a-t-elle expliqué. Elle s'est glissée dans la peau d'un personnage nommé Patria, le même nom qu'elle porte sur le groupe de soutien en ligne des accros aux jeux vidéo, Computer Gaming Addicts Anonymous (CGAA). Elle esquivait les dîners de Noël, les visites de ses petits-enfants et les excursions romantiques avec son mari. Quand Patricia s'est sevrée en 2011, elle a vécu les effets intenses du manque, soit à peu près les mêmes symptômes que les cocaïnomanes en rémission : insomnie, angoisse et hallucinations.

Mais alors qu'elle s'échappait du monde virtuel, son partenaire des AA et mari de 43 ans a contracté une maladie mortelle. Patricia a pris soin de lui jusqu'au bout. « Je regrette tellement, m'a-t-elle confié. J'ai gâché tout le temps qu'on avait. On aurait pu faire tout un tas de trucs, mais j'étais à fond dans mon jeu et je ne m'en rendais même plus compte. »

La dépendance de Brett a démarré en 1995, peu après que sa grand-mère a offert une console à son grand frère pour Noël, un Sega. Brett était obnubilé par Street of Rage et le classiqueSonic. Quelques années plus tard, son père ingénieur a acheté un Celeron 400 MHz bon marché, ce qui a plongé Brett dans l'univers deStarCraft. Bien que sa mère limitait son temps devant l'écran, il était tellement passionné par les jeux de stratégie qu'il s'est mis à gérer son emploi du temps en fonction des sessions qu'elle lui autorisait.

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En 2003, lorsque son père a eu une proposition de mutation aux Pays-Bas, Brett n'était pas plus angoissé que ça à l'idée de quitter ses amis et la maison de son enfance. « J'avais acheté un PlayStation 2 quelques mois plus tôt. J'ai d'abord pensé que je ne pourrais pas acheter de jeux là-bas parce qu'ils étaient incompatibles. » Brett a donc jeté son dévolu sur Counter-Strike, qui fut l'un des jeux en ligne les plus populaires jusqu'à ce qu'il ne soit dépassé par Call of Duty. Même si son ordinateur ne pouvait supporter qu'une résolution d'écran de 300 par 400, fonctionnait à 15 images par seconde et n'avait pas de haut-parleurs, Brett était déjà accro.

« Dans ce jeu, j'ai mis plus d'un mois avant de tuer pour la première fois », se souvient-il. Malgré la puissance limitée de son ordinateur, il a continué à jouer jusqu'à atteindre un bon niveau. Sa dépendance à Counter-Strike était principalement alimentée par son désir de montrer qu'il était « capable d'être meilleur que les autres joueurs ».

L'enthousiasme de ses parents pour le talent certain de leur fils à abattre des terroristes virtuels était plutôt bas. Son père gardait la clé du verrou du PC. Quand Brett ne pouvait pas jouer, il tournait en rond. Son père se souvient encore de son humeur agressive et de son attitude impertinente. Dès qu'il était tenu éloigné de son monde virtuel pendant trop longtemps, les pensées suicidaires traversaient son esprit.

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Que les jeux vidéo puissent conduire à la dépression est une perspective terrifiante. Mais ils ne constituent pas un facteur pour autant. Au début de ses recherches, le Dr Gentile s'est demandé si ce n'était pas la dépression qui entraînait un problème de dépendance aux jeux vidéo, lequel ne serait donc qu'un symptôme. En suivant 3 000 enfants pendant trois ans, le Dr Gentile a noté que ceux présentant des problèmes psychologiques étaient plus enclins à fuir la réalité, et donc à jouer aux jeux vidéo. Malheureusement, les gens comme Brett qui jouent en permanence depuis leur plus jeune âge peuvent développer des troubles de l'attention ainsi qu'une anxiété sociale. Cela peut nuire à leur scolarité et entraîner davantage de problèmes psychologiques, ce qui les plonge d'autant plus dans le jeu.

« J'avais décidé que la progression de mon personnage avait plus d'importance que ma propre progression dans la vie. C'est bien plus mesurable, bien plus visible et bien plus amusant que dans le monde réel. »

« Il ne s'agit pas simplement des jeux, ce serait trop simple, a estimé le père de Brett. Il y a probablement une explication plus satisfaisante que les jeux vidéo en eux-mêmes. »

La santé mentale de Brett ne s'est aggravée que lorsqu'il est retourné en Californie. C'était en 2004, l'année de sortie de World of Warcraft. Là-bas, l'école a fourni aux élèves un ordinateur portable sans le moindre verrou ou contrôle parental. Brett s'est donc mis à jouer de plus en plus. Très vite, il s'est rendu compte qu'il ne pouvait pas tenir de conversation de plus d'une ou deux minutes sans parler de jeux vidéo. « J'avais décidé que la progression de mon personnage de WoWavait plus d'importance que ma propre progression dans la vie. C'est bien plus mesurable, bien plus visible et bien plus amusant que dans le monde réel. »

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Les jeux comme World of Warcraft ne sont pas intrinsèquement mauvais ou même générateurs de dépendance. En fait, tous les accros que j'ai rencontrés insistent sur le fait que leurs jeux favoris ne sont pas liés à leur dépendance, qu'il s'agisse de Tetris ou d'Halo.

« Les jeux ne sont pas à remettre en cause », m'a expliqué Conor S., 21 ans et accro aux jeux vidéo avec qui j'ai discuté sur Internet. « Il faut plutôt se demander pourquoi les accros continuent de jouer même lorsqu'ils se rendent compte qu'ils vont trop loin. »

Dans NewLife, un internaute qui a publié un message dans un fil Reddit consacré aux dépendances aux jeux vidéo a partagé son expérience personnelle : « Les accros cherchent à soulager leur désarroi. Quand vous arrêtez de jouer, tous les ennuis accumulés ressurgissent… Pour un accro, arrêter marque le retour à une existence pénible et tourmentée. »

Aujourd'hui, Brett cherche à obtenir un certificat de technicien informatique. Il s'est inscrit à des cours de l'université de Santa Barbara et y assistent par intermittence. Malgré ses séjours de désintoxication, il continue à jouer. Par Skype, Brett m'a dressé, non sans enthousiasme, une liste des 100 trophées qu'il avait récemment obtenus. Pour les gagner, il n'avait pas pris de douche durant six jours.

Son père a ajouté avec dédain : « Il va aussi mal aujourd'hui que lorsqu'on l'a envoyé en camp de désintox. Il a dû gâcher six ou sept ans de sa vie. »

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