Tech

La montre préférée des terroristes vient de fêter ses 30 ans

La F-91W était un gadget japonais, elle est devenue la kalachnikov des montres et la chouchoute d'Al-Qaïda.
IMG-5008

On l’a vue au poignet de Ripley dans Alien, dans I Love You Philip Morris, dans Napoleon Dynamite. Obama la portait avant de devenir président des États-Unis et la légende raconte que c’est le seul objet de marque avec lequel Oussama ben Laden ait jamais été photographié. Cet objet apparemment doué d’ubiquité, c’est la montre F-91W.

Il est bien possible que vous l’ayez vous-même portée : en 2011, ce bidule qui donne tout juste l’heure et la date était encore produit à trois millions d’exemplaires et vendu dans le monde entier par sa créatrice, l’entreprise japonaise Casio. Une performance admirable pour un objet conçu et lancé il y a trente ans, en 1989, à la toute fin du miracle économique japonais.

Publicité

À cette époque, tous les nouveaux employés de Casio devaient suivre un stage de dix jours dans l’armée avant de prendre leurs fonctions. Le souvenir de cette expérience a peut-être guidé Ryusuke Moriai lorsqu’il a dessiné la F-91W « petite, plate et simple » quatre ans plus tard : plus ou moins consciemment, le designer a créé une montre de combattant quasi-parfaite.

Du propre aveu de l’un de ses cadres, Casio ne cherche pas à promouvoir la F-91W comme « cool ou trendy » mais comme « fiable et pas chère ». Ces qualités semblent avoir attiré les « hipsters londoniens » mais aussi les insurgés du monde entier. Ainsi, on croise la montre au poignet de journalistes de VICE US, de membres de l’Armée zapatiste de libération nationale mais aussi de combattants de l’État islamique d’origine française.

1578518987350-al-faransi

Une variante métallisée de la F-91W au poignet du djihadiste français Kevin « Abou Maryam al-Faransi » Chassin, dans une vidéo de propagande de l'État islamique diffusée en novembre 2014.

La grande disponibilité de la montre et son faible prix (environ 10 euros en Europe et 2,5 euros au Moyen-Orient) peuvent expliquer cette popularité. Mais la F-91W est aussi réputée pour avoir été l’un des accessoires favoris d’Al-Qaïda : l’organisation terroriste l’aimait assez pour la distribuer dans ses camps d’entraînement pakistanais et afghans. En s’affichant avec elle, Oussama ben Laden a vraisemblablement suscité un sentiment d’unité chez ses soldats.

Les soldats du djihad appréciaient la F-91W et sa dizaine de variantes pour leur solidité, une qualité qui leur a valu d’être comparées à leurs robustes cousines, les G-Shock. Douchée au karcher à bout portant, écrasée par une voiture, frappée à coups de marteau, plongée dans l’eau glacée ou bouillante, la petite montre tient bon. On peut faire confiance aux terroristes pour choisir les accessoires les plus fiables : comme les kalachnikov et les pick-up Toyota, la F-91W est solide, répandue, bon marché. Mais c’est avant tout son utilité dans la fabrication de bombes qui a séduit Al-Qaïda.

Publicité

Apparemment, la montre de Casio fait un excellent composant pour détonateurs d’engins explosifs improvisés, notamment parce qu’elle permet de programmer des alarmes dans un délai supérieur à 24 heures. Elle apparaît sur plusieurs dispositifs présentés comme des minuteurs conçus par Al-Qaïda par le département de la Défense des États-Unis. L’un des membres de l’organisation, Ahmed Ressam, le « Millenium Bomber » qui voulait faire sauter l’aéroport de Los Angeles pour le réveillon 1999, a été arrêté en possession de quatre bombes et autant de détonateurs dotés de F-91W. Et ce n’est qu’un exemple.

1578519708726-An_IED_timer_using_a_Casio_f91w_digital_watch_-b

Ramzi Yousef, « fabricant de bombes de génie » et ponte d’Al-Qaïda dans les années 90, équipait ses engins explosifs de détonateurs à base de montres Casio. L’apparente innocuité de la F-91W lui a permis d’assembler l’un de ces engins dans les toilettes d’un avion. Lorsqu’il était cadre dans l’organisation, Tariq al-Harzi aurait appris à plusieurs aspirants terroristes à fabriquer des détonateurs similaires. Plus tard, il a intégré les hautes sphères de l’État islamique, où il s’est illustré comme entraîneur de kamikazes.

Les services de renseignement des États-Unis ont vite remarqué la prévalence de la F-91W et ses variantes sur les poignets et dans les caches d’armes des combattants islamistes. Des documents secrets concernant le centre de détention militaire de Guantánamo diffusés par Wikileaks indiquent que les autorités pakistanaises ont découvert 600 à 700 exemplaires de ces montres dans deux ateliers à Karachi, mais aussi que leur simple possession pouvait justifier un interrogatoire. La fiche d’évaluation d’un détenu affirme : « Approximativement un tiers des détenus de JTF-GTMO [l’unité en charge du camp de Guantánamo, ndlr] ayant été capturés avec ces modèles de montres avaient des liens connus avec les explosifs. »

Publicité

Le problème, c’est que la F-91W est trop commune pour constituer un indice réellement incriminant. Al-Qaïda a sans doute pris cette qualité en considération : contrairement aux détonateurs à base de cartouches SEGA un temps privilégiés par l’organisation, la montre ne trahirait pas immédiatement un terroriste en balade. Ainsi, de nombreux détenus de Guantánamo se sont défendus en invoquant la popularité de la F-91W. « Vos propres militaires portent cette montre eux aussi, est-ce que ça signifie que ce sont des terroristes ? » s’est insurgé l’un d’entre eux. Un autre : « La montre que je porte est comme la montre de certains des gardes d’ici. Est-ce que ça veut dire qu’ils sont des Talibans ou d’Al-Qaïda ? »

1578520035252-f-91W-FSA

Un variante métallique de la F-91W au poignet d'un membre des Forces démocratiques syriennes, une coalition militaire ayant pour but principal de combattre l'État islamique, sur le front syrien au début de l'année 2019. Source : Inside ISIS's Final Fight, VICE News/HBO

En effet, quelques recherches sur les forums d’amateurs de montres indiquent que la F-91W est populaire dans de nombreuses armées régulières : on la décrit comme répandue dans le service militaire de Singapour, les camps d’entraînement de l’US Air Force, des troupes britanniques et de la Royal Air Force, où elle aurait même été réclamée par les instructeurs. Une montre de terroristes, donc, mais plus généralement de combattants… Et de nerds.

La dernière grande famille d’aficionados de la F-91W est celle des moddeurs. Une fois de plus, c’est la résistance, la simplicité et la disponibilité de la montre qui lui a permis de devenir une référence pour ces bidouilleurs. Certains l’ouvrent pour décrocher la diode supposée rendre l’écran lisible quand il fait sombre, un peu faiblarde, et la remplacer par un équivalent coloré. D’autres la dotent d’une puce NFC ou d’un étui à carte SD, noircissent complètement sa façade encombrée d’inscriptions voire l’en débarrassent complètement. On peut aussi changer son bracelet ou « inverser » les couleurs de l’écran. Quelques ambitieux en ont même fait un business.

Publicité

Du côté des vrais durs du modding, on injecte de l’huile minérale dans le boîtier de la F-91W pour la rendre plus résistante aux séjours dans l’eau. Un modèle tuné à l’huile d’olive par un membre d’un forum anglais aurait survécu trois jours dans une cuve simulant la pression à mille mètres de profondeur, quand même. Certes, personne n’a jamais plongé plus profond que 700 mètres en scaphandre et 300 mètres en autonome, mais les montres analogiques « super-étanches » qui prétendent résister à la pression d’une colonne d’eau d’un kilomètre coûtent souvent plusieurs milliers d’euros.

Beaucoup d’autres modèles de montres Casio trouvent grâce auprès des guerriers et geeks en tous genres. Outre la F-91W, Ramzi Yousef aurait également apprécié les modèles munis d’un petit clavier, et les G-Shock semblent satisfaire de nombreux groupes d’intervention spécialisés. Environ trente ans après son entrée dans l’entreprise, Ryusuke Moriai occupe désormais le poste de « Head of Watch Design ». Autrement dit, l’aspect de tous les modèles dépend de son autorité. Ses références souvent guerrières (Predator et Gundam) semblent guider les lignes de ses dernières-nées : elles sont plus grosses, comme blindées même dans les collections supposément féminines, et de plus en plus chères. Si la F-91W était un roseau, elles seraient des chênes. Mais au moins, c’est sûr : Al-Qaïda n’en voudra pas.

1578521687576-5665671907_0279c1347f_k

Même les chiens l'aiment. Source : Flickr/Danny Ayers

VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.