Mépris, déni et complicité
C’est par ces paroles que Hélder Câmara (serviteur de Dieu, apôtre de la non-violence et presque prix Nobel de la Paix en 1973) résume sa vision des violences. Comme tout texte percutant, il est assez simpliste, mais permet pourtant de lire les réactions concernant les débordements à travers une grille de lecture accessible.« La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’Hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.
La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.
La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.
Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »
Condamner les violences anti-institutionnelles (spontanées) sans condamner la violence institutionnelle (instrumentalisée, calculée et organisée) ne peut pas faire sens. Mais si certain·es prêtent si peu attention à cette équation, c’est peut-être aussi volontaire : mettre le focus sur les vandalismes permet surtout de contourner le débat sur la violence systémique dont iels tirent les bénéfices.Caillasser en manif, c’est faire face à cette violence, donc réagir aux provocations policières, aux violences judiciaires, au mépris médiatique, et à ce déni populaire. Quand on condamne les destructions, on n'a absolument rien à défendre si ce n’est des privilèges. Et on est malgré nous complices de la violence systémique. Persuadé·es que les actes de vandalismes sont gratuits, les esprits conservateurs jugent indignes leurs auteur·es de bénéficier de toute forme de sécurité de la part de leur gouvernement – si pas indignes de vivre sur le même territoire – ce qui renforce le mécanisme d’oppression.Mettre le focus sur les vandalismes permet surtout de contourner le débat sur la violence systémique, dont certain·es tirent les bénéfices.
Au-delà des violences matérielles, c’est l’existence des minorités qui gênent. Au final, les minorités encaisseront toujours des reproches, qu’elles soient auteur·es de vandalisme ou qu’elles adoptent un comportement irréprochable aux yeux de la société. Tout est bon pour ne pas se remettre en question. Sur l'indignation quand un jeune meurt, c’est le déni qui prime. Et dans ce contexte, ce déni s’exprime souvent de la même façon : en pointant du doigt l’identité ou le comportement présumé de la personne défunte – du classique « Pourquoi il a fui s’il n’avait rien à se reprocher » à des rumeurs aux bases boiteuses. Dès qu’un·e jeune meurt dans des circonstances troubles, comme pour Ibrahima, on cherche à en faire un·e coupable. Et on fait abstraction de la violence institutionnelle dont parle Câmara.Ce déni est encore plus grave lorsqu’il est exprimé par des représentants de la loi, au plus haut niveau. En juin dernier, le commissaire-général de la police fédérale Marc De Mesmaeker avait déclaré dans l'émission De Ochtend qu'au-delà de « dérapages ponctuels », il n’existait en Belgique « aucun problème de racisme structurel à la police ». Pourtant, les ONG nous alertent depuis des années et affirment l’inverse. En 2018, Amnesty International avait publié un solide rapport sur le profilage ethnique et la police belge, prouvant que l’oppression concerne l’institution policière en elle-même, et n’est pas le seul fait de cas isolés. Le commissaire-général De Mesmaeker a toutefois reconnu, au micro de De Ochtend, que le profilage ethnique ne peut être utilisé comme unique paramètre lors d’une action de police, et a plaidé pour maintenir et intensifier un dialogue avec les ONG impliquées sur la question.Quand on condamne les destructions, on n'a absolument rien à défendre si ce n’est des privilèges. Et on est malgré nous complices de la violence systémique.
Le danger de la mise à l’écart
Sommer tout le monde d'agir pacifiquement, c'est réduire à néant la complexité des différentes formes d'oppression qui existent.
Le mythe de la non-violence
En novembre dernier, on parlait au philosophe français Geoffroy de Lagasnerie qui, tout en se demandant s’il n’existait pas des formes d’actions plus intelligentes, nous confiait : « Quand vous dites que vous êtes dans la non-violence, vous acceptez de laisser le monopole de la violence à vos adversaires – c’est-à-dire au gouvernement, à la police. En d’autres termes, vous êtes favorable à la violence d’État et à vous laisser dominer par la violence d’État. » Aussi, on peut regretter que les débordements occultent le temps pacifique d’une manif et les raisons de la tenue de cette dernière, mais les médias en parleraient-ils vraiment s’il n’y avait aucun contenu polémique pour titiller les émotions et exciter les foules ? Même si l’impact direct sur l’opinion publique est négatif dans l’ensemble, on peut aussi se demander si ce ne sont pas les débordements qui permettent, indirectement, de placer la question des oppressions systémiques dans le débat public. C’est d’ailleurs sous le prisme des affrontements entre la population et les forces de l’ordre qu’on est parfois tenu·es au courant de la situation dans certains pays – comme en Tunisie cette semaine.Par le passé, des mouvements historiques ont prouvé que la violence anti-institutionnelle pouvait agir comme un accélérateur, en marge des actions non-violentes.
La rue appartient à tout le monde
On ne peut pas se permettre de réduire à néant un besoin d’expression qui se traduit par la violence matérielle, sous prétexte qu’elle viendrait décrédibiliser la cause qu’on défend pacifiquement. Ce ne sont pas les violences matérielles qui détournent la lutte politique, mais la façon dont on en parle. Ces violences ne doivent pas décrédibiliser les causes ; elles doivent placer le pouvoir face à ses propres failles. Lors d’une présentation de son livre « Le vertige de l’émeute », le chercheur Romain Huet affirmait : « Dans la passion émeutière, ce sont les rationalités du pouvoir qui sont affaiblies. La revendication de l'authenticité existentielle qui peut se dégager renvoie au pouvoir son propre égarement, sa confusion, son vide et le vide de ses concepts. »Parce qu’évoluent et se confrontent plusieurs types de violences, il est déplacé d’en qualifier une d’illégitime sans prendre en compte les interactions de celle-ci avec les autres formes de violence. Reste que, alors que la bataille idéologique est en grande partie une bataille culturelle, la violence protestataire est encore très mal perçue par l’opinion publique. Les médias dominants ont un rôle important à jouer pour se détacher des récits stigmatisants et des appels à l’émotion.Mais avant qu’une plus juste compréhension des faits dans leur ensemble ne s’opère – ainsi qu’un renversement des évidences –, ce sera toujours une parole contre l’autre, et on continuera à faire des débordements post-manif des actes honteux et dénués de sens ; des critiques qu’on entendra encore des gens qui n’ont jamais de problèmes avec le pouvoir, puisqu’ils sont les plus ardents défenseurs de son application raciste, capitaliste et patriarcale. VICE Belgique est sur Instagram et Facebook. VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.Ce ne sont pas les violences matérielles qui détournent la lutte politique, mais la façon dont on en parle.