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Photo de Marc-Eliel pour VICE.
Crime

Ceux qu'il ne faudra plus filmer ni photographier

Bientôt, vous pourrez aller en prison pour avoir diffusé des vidéos de policiers. Dès lors, comment continuer à travailler sur les violences policières ?

Note : la proposition de loi sur la sécurité globale détaillée dans ce papier vient d'être définitivement adoptée par le Parlement, jeudi 15 avril 2021. Une version légèrement remaniée par le Sénat mais qui reprend la quasi totalité des points soulevés ici.

C'est du jamais vu en France. Le gouvernement souhaite créer un délit qui limiterait la possibilité à tout un chacun, citoyens comme journalistes, de filmer les forces de l'ordre. Une vieille demande des syndicats de police. Le récent ministre de l'intérieur Gérald Darmanin assure au micro de Jean-Jacques Bourdin qu'il tiendra sa promesse, « celle de ne plus pouvoir diffuser les images des policiers et gendarmes sur les réseaux sociaux ».  Et vite, puisque le gouvernement a engagé une procédure accélérée pour faire passer la loi dite de « la sécurité globale ». Car en pleine crise sanitaire et en plein confinement, empêcher les gens de filmer les policiers, c'est important.

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Dans le viseur des journalistes et des défenseurs des droits humains, l'article 24 de la loi portée par les députés de La République en Marche Jean-Michel Fauvergue (ex patron du Raid) et Alice Thourot, actuellement débattue en commission des lois et au Parlement à partir du 17 novembre, date anniversaire des Gilets jaunes, un beau cadeau. Toute personne qui diffusera une vidéo d'un policier « dans le but qu'il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique » - oui c'est compliqué, c'est fait exprès – encourra jusqu'à un an d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende.

« Jamais, il n'y a eu de prison en matière de presse », s'insurge David Dufresne qui vient de sortir en salle « Un pays qui se tient sage », film rempli de vidéos de policiers en exercice. « Est-ce que dans un an ou deux ce film sera encore possible ? La réponse est non, affirme le journaliste. Cette proposition de loi est une attaque frontale à la liberté d'informer ». À Médiapart aussi « on est inquiets », nous confie Antton Rouget, journaliste d'investigation. « L'exemple que je retiens, c'est l'affaire Benalla. Elle part de la diffusion d'une vidéo par Taha Bouhafs sur le site du journal Le Monde. À l'époque, il pensait que c'était un policier. On voit l'intérêt de ne pas flouter les visages, c'est ce qui donne la dimension à l'affaire Benalla. » Pas de vidéo, pas d'affaire Benalla.

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 « Le but de cette loi, c'est de tarir les sources des journalistes » – Antton Rouget

Du côté de la majorité on veut « rassurer » les journalistes. La rapporteure de la loi Alice Thourot martèle que « les journalistes pourront toujours faire leur travail ». Comme s'il y aurait « les bons journalistes qu'il faudrait différencier du méchant citoyen », explique Antton Rouget. Un argument qu'il juge « hypocrite ». Tous les jours, des vidéos montrant des agissements abusifs de la part des forces de l'ordre circulent sur les réseaux sociaux : racisme, violences physiques, insultes, contrôle au faciès. Elles sont des documents précieux pour les journalistes. « Le but de cette loi, c'est de tarir les sources des journalistes », juge Antton Rouget.

Devenu lui aussi journaliste, Taha Bouhafs, qui documente régulièrement les violences policières voit là le moyen de « faire le tri entre les journalistes de préfecture qui montent sur les motos des policiers et ceux qui sont dans la nasse et filment du point de vue de la manifestation. » VICE racontait d'ailleurs qu'il était de plus en plus difficile pour un journaliste de couvrir une manif, sans se faire ouvrir le crâne ou ruiner son matériel par les CRS.

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Mais les députés LREM le répètent, il ne faut pas s'inquiéter. Ils ont même créé un #désintox sur Twitter accusant la presse de diffuser des fakes news sur la loi. Par exemple, l'idée de flouter les visages des policiers sur les vidéos. « C'est faux, ce n'est pas dans le texte », argue l'équipe de la rapporteure Alice Thourot. Pourtant, le 2 novembre dernier, Gérald Darmanin demande aux députés de « mettre en place le floutage ». On s'y perd un peu. « Il s'est embrouillé », rétorque l'équipe de la députée.

Alors pourquoi donc les journalistes sont-ils si préoccupés par cette loi, seraient-ils paranos, débordés par une actualité angoissante ? Selon l'avocat Arié Alimi, membre de la Ligue des Droits de l'homme, « il y a une vraie communication à la limite du mensonge de la part des députés. » Dans les faits, « un policier pourra arrêter une personne parce qu'elle filme un live, la menotter, l'emmener en garde à vue. Si le policier se rend aux Unités-Médico-judiciaires et dit qu'il n'arrive pas à dormir à cause de la vidéo, il pourrait obtenir plusieurs jours d'ITT, ce qui prouverait que comme le dit le texte, cela a nuit à son intégrité psychique. » Il dénonce une notion « très floue », pourtant les rapporteurs de la loi se défendent d'avoir écrit un texte « très clair ». Comment sera définie la volonté de nuire ? L'équipe d'Alice Thourot rétorque « ce sera à l'appréciation du juge ».

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Ceux qui foulent le parquet des tribunaux savent pourtant que devant un juge, la parole d'un policier a bien plus de poids que celle d'un manifestant. L'avocat David Libeskind défend de nombreux gilets jaunes arrêtés en manif, souvent accusés d'avoir commis des violences sur personne dépositaire de l'autorité publique. Grâce aux vidéos en ligne, l'avocat a obtenu « pas mal de relaxes ». C'est le cas d'un Gilet jaune, sur le banc des accusés pour « rébellion ». En face de lui, un policier dans le plâtre qui l'accuse de l'avoir frappé à la cheville, il a obtenu 30 jours d'ITT. David Libeskind récupère la vidéo d'un live Facebook et diffuse dans la salle d'audience les images au ralentie du policier se tordant la cheville tout seul. « Le parquet était un peu dans la merde, ils avaient tellement honte ». Le gilet jaune a été relaxé. Sans cette vidéo, il aurait peut-être fini en prison.

« Est-ce que le rôle des syndicats, c'est le contrôle politique de la police ? » – David Dufresne

Mais pour défendre la volonté politique d'empêcher les gens de filmer les policiers, Gérald Darmanin invoque un argument de taille : « Vous connaissez tous des policiers qui sont insultés quand ils vont au supermarché avec leurs enfants ou leur femme, ou avec leur mari quand ils vont au club de sport du coin. » À moins que les CRS ne se baladent en tenue au Carrefour ou en short « police nationale » à la salle, est-il réellement prouvé que les forces de l'ordre sont identifiables, et donc en potentiel danger, à cause des vidéos qui circulent sur Internet ? L'équipe de la députée Alice Thourot est bien embêtée quand on lui pose la question. Elle finit par nous répondre que non, il n'y a aucune donnée chiffrée sur la question, seulement « une demande de la part des syndicats de police. »

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« Est-ce que le rôle des syndicats, c'est le contrôle politique de la police ? », demande alors David Dufresne, pour qui le problème invoqué par le ministre de l'Intérieur révèle surtout d'une impopularité des policiers. « À qui la faute ? Aux réseaux sociaux ou aux pratiques policières en elles-mêmes ? » Il est vrai que les Français portent de moins en moins les forces de l'ordre dans leur cœur, comme le révèle un sondage Ifop sorti en janvier, mais ces derniers sont-ils pour autant menacés ? Pour Amal Bentounsi, la fondatrice du collectif Urgence notre police assassine, « on essaie de faire croire que les policiers seraient attaqués. Or, jamais un policier n'a été tué dans un quartier. » La sœur d'Amine, tué par un policier d'une balle dans le dos en 2012, affirme qu'elle ne cédera pas au « chantage » du gouvernement et qu'elle continuera à diffuser des vidéos de violences policières « quel qu'en soit le prix à payer ». Celle qui a déjà été placée en garde à vue pour avoir filmé un contrôle d'identité, a créé une application totalement dédiée à la diffusion de ces vidéos et incite les gens à envoyer leurs vidéos. « Nous, on prend la responsabilité de les diffuser. »

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Taha Bouhafs aussi le dit « on continuera à faire notre boulot. Ça n'existe pas des vidéos pour nuire à un policier qui n'a rien fait, ce qui est diffusé ce ne sont pas de simples vidéos, ce sont des images de violences. » Depuis la loi travail en 2016, et davantage encore avec le mouvement des Gilets jaunes, les vidéos de violences policières ont déferlé sur la toile : coups, matraquages, bras arrachés par des grenades, œil perdu par des tirs de LBD, ces images sont parfois extrêmement difficile à regarder, mais nécessaires selon David Dufresne. « Il y a deux thermomètres pour mesurer les violences policières, le premier c'est l'IGPN, qui ne marche pas, le second les réseaux sociaux, et ils veulent le casser ». Le réalisateur fait référence à Michel Forst, rapporteur à l'ONU, qui dans son film parle du smartphone comme une révolution pour la défense des droits humains.

Pour qu'on puisse continuer à diffuser sans risquer la prison, des belges ont créé un compte Twitter nommé « Filmez la police, nous diffuserons ». Nos amis belges se disent « choqués par ces dispositions » et assurent aux Français « qu'ils peuvent compter sur notre soutien. » Affirmant être protégés par la jurisprudence de leur pays, vous pouvez leur envoyer vos vidéos, ils les diffuseront.

« Déjà mon frère, il est mort pour rien, et là ce sera encore pire. Ça nous révolte, c'est injuste, c'est injuste » – Cynthia Chouviat

Car sans vidéos, pas de preuves, et de nombreuses affaires étouffées. C'est ce que dénonce Arié Alimi qui parle de « mensonges d'Etat ». Il cite comme exemples la mort de Cédric Chouviat après un contrôle de routine, les propos racistes lors de l'interpellation de Samir qualifié de « bicot » qui « ne nage pas » par des policiers, ou bien l'affaire Geneviève Le Gay, cette dame de 73 ans blessée par un policier lors d'une manifestation, à qui Emmanuel Macron a demandé un peu plus de sagesse. « Il a fallu retrouver les vidéos sur Internet. C'est grâce à celles-ci qu'il y a eu des instructions, sinon le parquet étouffe ces affaires ». Après la mort de Cédric Chouviat, la police dit qu'il a fait un malaise cardiaque. Arié Alimi lance alors un appel à témoins sur les réseaux sociaux. « Ça a été l'explosion d'un mensonge. » 

Cynthia Chouviat remercie ceux qui ont filmé la mort de son frère. « Si nous n'avions pas eu ces vidéos, il aurait été l'accusé et non la victime ». Elle nous dit vivre cette nouvelle loi comme « une trahison » de la part du gouvernement. « Déjà mon frère, il est mort pour rien, et là ce sera encore pire. Ça nous révolte, c'est injuste, c'est injuste », répète-t-elle. 

Arié Alimi, avocat de la famille, souligne que « la France n'est pas toute seule », et espère que la Cour Européenne ne laissera pas passer le texte. Amnesty International s'inquiète d'avoir « un outil diplomatique en moins », explique Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer Libertés. « On va demander à la France de rappeler certains pays à l'ordre alors que nous même, on n’est pas exemplaire ». On se souvient de Vladimir Poutine qui critique la gestion des Gilets jaunes par Emmanuel Macron.

David Dufresne nous met en garde, l'article 24 n'est peut-être qu' « un chiffon rouge pour faire passer le reste ». Vidéosurveillance, drones, privatisation de la sécurité. « C'est un monstre qu'ils sont en train de créer. » L'avocat Arié Alimi parle « une société où ils peuvent tout voir sans être vu, une société orwellienne, un État de police. »

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