Voilà maintenant 40 ans que « Suspiria » empêche tous ceux qui l'ont vu de dormir

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Voilà maintenant 40 ans que « Suspiria » empêche tous ceux qui l'ont vu de dormir

Sorti le 18 mai 1977 en France, le film de Dario Argento ne brillait pas seulement par ses qualités visuelles mais aussi et surtout par sa terrifiante bande originale composée par Goblin.

Suspiria, chef-d'œuvre de Dario Argento sorti en 1977, saisit vos sens à la gorge. Puis il les poignarde en plein cœur, leur noue un câble autour du cou et s'emploie à les suspendre au plafond. Bon, je viens peut-être de dévoiler une des scènes les plus marquantes du film à tous ceux qui ne l'ont pas vu, mais j'ai toujours considéré que c'en était le point central. Même aujourd'hui, 40 ans après sa sortie, Suspiria, plus que tout autre film, me rend complètement fou. L'intrigue est faussement simpliste : une jeune femme américaine, Suzy Bannon (Jessica Harper), déménage en Allemagne pour étudier le ballet à la Tanz Akademie. Petit à petit, alors que les autres danseuses commencent à mourir de façon atroce, elle réalise que – ATTENTION, SPOILER ! – l'école est dirigée par une démoniaque assemblée de sorcières. On ne devrait jamais accoler la notion de beauté à un meurtre ; mais la façon dont Argento met en scène la pendaison susmentionnée ainsi que d'autres meurtres sauvages impliquant l'usage de barbelés est tout simplement sublime.

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Les éclatantes giclées de couleurs primaires, les éclairages et les ombres développés par Argento sont terriblement hypnotiques et saisissants. Ces méthodes révolutionnaires se sont instantanément imposées comme le nouveau standard du genre (voir Crimson Peak de Guillermo del Toro pour l'hommage avoué), et sont tellement incroyables qu'il m'arrive de prendre mon pied devant de simples clichés du film. Essayez, pour voir.

Ceci dit, pour moi, Suspiria est autant un album qu'un film. Composé par le groupe de rock progressif italien Goblin , la B.O. du classique d'Argento n'est pas seulement l'une des meilleures dans sa catégorie, mais tout bonnement l'un des meilleurs albums de tous les temps. À dire vrai, la bande-son est encore plus flippante que le film lui-même. Elle atteint des sommets en matière d'écriture, générant une musique potentiellement aussi terrifiante que n'importe quelle image en mouvement.

Dès les premières notes de boîte à musique du titre éponyme, l'album se développe comme une expérience dérangeante, émaillée de retournements et de pièges véritablement bizarres. C'est également un conte en deux parties. La face A passe en revue tous vos pires cauchemars. « Witch », avec son mélange de percussions tribales ininterrompues, de cris à glacer le sang et de régulières explosions de drones, n'est rien de moins qu'une attaque terroriste portée à vos oreilles. « Sighs », de son côté, accompagne la chute de l'auditeur dans la folie. Une fois passé le maniaque « Markos », la face B annonce cette étrange dichotomie. « Black Forest » et « Blind Concert » versent dans l'épopée jazz-funk progressif et semblent en aucun cas tenir compte des morceaux précédents. Et puis la valse de « Death Valtzer » (qui illustre la scène de ballet), très aérienne ; c'est une manière plutôt tordue de mettre un point final à une expérience aussi éprouvante que celle-ci. « La musique est tellement indissociable de l'esthétique maniérée et surréaliste du film » explique Jeremy Schmidt, fan absolu composant lui-même de la musique pour synthétiseurs sous le pseudonyme de Sinoia Caves. « Visuellement, Suspiria dégage une certaine grandiloquence, et la B.O de Goblin souligne à merveille cet impact viscéral. Choquant, criard et terrifiant – elle te catapulte directement dans ce monde-là. »

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Goblin avaient déjà travaillé avec le légendaire réalisateur pour son giallo Profondo Rosso [ Les Frissons de l'angoisse]. Après avoir viré le premier compositeur et que Pink Floyd aient décliné son offre, il s'est adressé au groupe pour qu'il aligne quelques délicieuses hybridations de jazz, de funk, de rock et de prog. Cette B.O. allait devenir le premier album de Goblin (le groupe ayant jusque-là opéré sous le nom de Cherry Five), et marqua le début d'une collaboration maintenue jusqu'aux années 2000. Mais même si les deux parties avaient déjà travaillé ensemble précédemment, Goblin n'a pas été le premier choix arrêté par Argento pour Suspiria. « C'est drôle de réaliser l'influence que la musique a eu, dans la mesure où le groupe n'a été invité qu'à la dernière minute », explique le claviériste Maurizio Guarini dans une interview donnée au Guardian en 2009, « après que Dario ait eu un différend avec le compositeur prévu au départ. »

L'idée d'Argento était d'intégrer la musique au film, pour que l'un mettre l'autre en valeur, et inversement. « À l'époque, il n'y avait pas de clips, et ce genre de musique excessive et puissante a été perçue comme précurseur des vidéos musicales », explique le réalisateur dans les bonus de l'édition DVD sortie pour les 25 ans de Suspiria.

Mais ce qui déstabilise surtout dans ce film, c'est la manière non-orthodoxe dont Argento utilise la musique. Par exemple, le morceau éponyme accompagne les crédits d'ouverture, et continue à se développer lorsque Suzy atterrit à Berlin et hèle un taxi. L'intensité du morceau annonce en vérité la tragédie à venir, mais semble sur le moment, complètement injustifié. Dans le cas de la mort atroce de Pat, le morceau « Witch » commence environ une minute trop tôt. Pour les fervents disciples du film, tout ça n'est pas anodin.

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« Si cette B.O. est unique, même dans le domaine de l'horreur, c'est parce qu'elle est souvent utilisée à contre-emploi » explique Jeremy Gillespie, co-réalisateur du récent film d'horreur encensé par la critique The Void. « Tu as ces femmes qui nagent paisiblement dans une piscine, et puis ces bruits de sorcières et ces batteries complètement folles qui se mettent à jouer par-dessus, ce qui est super contre-intuitif. Mais tout dans ce film est contre-intuitif, dans le meilleur sens du terme. C'est un film qui prend des risques dingues, dès le début, et ça se ressent complètement dans la musique. Je dirais que la musique est peut-être le personnage le plus important du film. »

À l'origine, Goblin avaient enregistré quelques démos qui se basaient sur le script seulement, mais tout a changé à partir du moment où ils ont vu le premier montage. « On a essayé de faire la musique en premier, mais après avoir vu le film, on a tout changé » raconte le claviériste Claudio Simonetti dans les bonus du DVD. « Il arrivait que Dario passe notre musique sur le plateau pour inspirer les acteurs. Il nous a demandé d'inclure des voix. Ils nous ont dit 'Il faut que vous écriviez la musique qui donne à chaque fois au public l'impression que la sorcière est là, dans le film. Comme un fantôme.' »

Sur le morceau éponyme, on peut entendre Simonetti susurrer la mélodie et crier « Witch ! » avec une voix sinistre. Ils ont eu recours à toutes les astuces possible pour augmenter le sentiment d'étrangeté, comme écraser des verres en plastique devant le micro en y ajoutant de l'écho, ou faire résonner des verres d'eau avec un marteau. D'autres instruments comme le tabla, responsable du martèlement rythmique de « Witch », et un bouzouki, qui ajoute cet effet troublant à « Sighs », ont été utilisés lors de la session en studio.

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Comme le dit Agostino Marangolo, le batteur de Goblin, dans les bonus : « Dario s'est retrouvé avec quelque chose de complètement nouveau entre les mains, quelque chose qu'on avait jamais entendu. C'était la première fois que la musique d'un film était enregistrée sans orchestre. Je pense que le secret de son succès, c'est que la musique n'a quasiment rien à voir avec la scène elle-même, mais qu'elle l'accompagne indéfiniment, sur un rythme presque violent. Et ce rythme ininterrompu porte sur les nerfs. » Si révolutionnaire que pouvait être cette B.O., c'est le fait d'intégrer des synthétiseurs à leur répertoire qui a finalement changé la donne à tout jamais.

S'inspirant du travail de Keith Emerson, dieu des synthés des 70's officiant dans Emerson, Lake & Palmer, Simonetti avait apporté un Moog Modular System 55 en studio – ainsi que son ami compositeur Felice Fugazza pour qu'il l'aide à s'en servir ! Les synthés commencèrent petit à petit à dominer l'ensemble – quasiment du jamais vu à l'époque. Même s'ils étaient prédominants dans la musique de Kraftwerk, Roxy Music, Giorgio Moroder, et de plus ou moins n'importe quel groupe de prog rock, le concept était nouveau dans le domaine de la musique de film. C'est le Moog qui fournit l'ondulation rythmique de « Markos » et qui, bien entendu, porte le morceau éponyme tout au long de sa cauchemardesque partie centrale.

L'introduction des synthétiseurs dans la musique de Goblin a marqué le début d'une nouvelle ère pour la musique de film. À la suite de Suspiria, le synthé est devenu l'instrument incontournable dans le domaine de la B.O., notamment dans le genre horrifique. L'auto-proclamé « Maître de l'horreur » lui-même, John Carpenter, a reconnu que l'une des influences majeures de la musique mythique de son classique de 1978, Halloween, était Suspiria. « Je suis un immense fan de Goblin, et à chaque fois que je me retrouve à sonner un tant soit peu comme eux, je suis heureux » confiait-il à Billboard en 2015.

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Les arpeggiators synthétiques de Suspriria ont influencée tous les compositeurs du genre, des pionniers comme Carpenter et Alan Howarth, Tangerine Dream, Fabrizio Frizzi, jusqu'à la nouvelle garde comme Disasterpiece ( It Follows), Steve Moore ( The Guest) et Kyle Dixon et Michael Stein ( Stranger Things).

Jeremy Schmidt, qui officie également dans le groupe de psych-rock de Vancouver Black Mountain, a assuré la composition de la musique du thriller psychologique Beyond The Black Rainbow, sorti en 2010. Au départ, sa musique n'avait pas été publiée indépendamment du film, mais quatre ans plus tard, elle a été repérée par le label Death Waltz Recording Company. Pour Schmidt, l'ombre de Suspiria plane toujours au-dessus des bandes-son actuelles. Et c'est Suspiria, plus que tout autre film, qui lui a montré comment transformer sa B.O en un album qui pouvait exister en dehors du film.

« C'est vrai que d'une certaine manière, j'ai pensé à Suspiria en particulier lorsque j'en suis venu à faire la musique de Beyond The Black Rainbow » dit-il. « Je voulais avoir ce genre de plages plus longues, qui vont plus loin que ce qu'on entend dans le montage du film. J'ai aussi voulu qu'elle fonctionne comme un album à part entière de Sinoia Caves, avec un vrai arc narratif, plutôt qu'une B.O. complètement fragmentée. J'imagine que d'un point de vue idéologique, on pourrait voir comme un hommage furtif à Goblin et à leur façon de se donner à fond dans le contexte d'une B.O. »

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Jeremy Gillespie considère que l'orientation de la musique de tous ses films, incluant les projets réalisés en tant que membre du collectif Astron-6, a été donnée par l'album de Goblin. Il va même jusqu'à dire qu'à peu près tout ce qu'il fait est affecté par cette musique.

« Cette B.O influence notre musique à 1000 % », admet-il. « Suspiria était encore au premier plan lorsqu'on a fait la musique de The Void. C'est toujours ce son qui tourne dans ma tête, peu importe ce que je fais dans la journée. J'entends juste des sorcières qui ricanent. »

Le réalisateur Luca Guadagnino, à qui l'on doit Call Me By Your Name, film qui a récemment fait un tabac à Sundance, et A Bigger Splash, thriller de 2015, s'apprête à tourner bientôt un remake de Suspiria. L'idée était dans l'air depuis quelques années déjà et, franchement, il est difficile d'être excité en imaginant le remake d'un film aussi parfait. Ce qui donne un peu d'espoir ? Guadagnino est italien, il semble au moins respecter la vision d'Argento en termes géographiques, et a sélectionné sa muse récurrente, Tilda Swinton, pour jouer Madame Blanc, la directrice glaciale. Ce qui inquiète ? Potentiellement tout le reste, comme la présence au casting de Dakota Johnson, de la franchise des 50 Nuances, dans le rôle principal de Suzy.

« Suspiria est un film tellement hyper-stylisé, construit sur une esthétique qui lui est propre et finalement indissociable de son époque, » explique Schmidt. « Quand quelque chose que j'admire pour son côté excentrique passe à la moulinette de la réactualisation, je retiens toujours mon souffle en m'attendant à être déçu. Qui sait, au moins ils le tournent en Italie ! Mais je me dis qu'une B.O. 100 % italo-prog-funk risque de ne pas sonner très sexy en 2017… » Guadagnino a déjà annoncé que son film allait être assez différent de l'original. Plus tôt dans l'année, il expliquait à Variety qu'« il s'agit d'un film qui traite de culpabilité et de maternité. Sa palette est dénuée de couleurs primaires, contrairement à l'original. Il sera froid, maléfique, et vraiment sombre. » Ce seul postulat me semble être un départ assez radical pour que je puisse lâcher un soupir de soulagement. Mais au moment où j'ai commencé à rédiger cet article, on a annoncé que Thom Yorke de Radiohead était en train d'en composer la musique. Cette nouvelle était encore plus inattendue que l'annonce du remake.

« L'art de Thom n'est pas ancré dans une époque particulière » a déclaré un Guadagnino énamouré dans un communiqué. « Avoir le privilège qu'il prête sa musique et ce son qui lui est propre à Suspiria, c'est un rêve devenu réalité. La profondeur de sa création et de sa vision artistique sont à ce point unique que la musique de notre Suspiria sera révolutionnaire et trouvera un écho puissant chez les spectateurs. Notre objectif est de faire un film qui soit une expérience dérangeante et dont on sort changé : on ne pouvait pas trouver meilleur partenaire que Thom pour nous aider à satisfaire cette ambition. » Rien que ça.

Je n'ai pas peur de me tromper en avançant que Yorke est un aussi grand fan du travail de Goblin sur Suspiria, et qu'il fera certainement de son mieux pour faire honneur à l'original. Je suis également assez sûr du fait qu'il n'essayera pas de singer les morceaux du groupe (ceci dit, n'hésitez pas à venir me dire à quel point je me suis planté lorsqu'il sortira une cover de Goblin pour le Disquaire Day 2018). Il est clair qu'il sait des choses sur le Suspiria de Guadagnino que l'on ignore. Quelque chose de complètement génial, quelque chose qui devrait nous faire bouillir d'impatience ? Je n'en sais rien. Mais ce qu'on sait tous, c'est que rien ne pourra jamais surpasser l'original.

« Ce serait une mauvaise idée d'entreprendre un remake de la musique » analyse Gillespie. « Si j'étais eux, j'emmènerais les choses dans une direction totalement différente, parce que s'ils essaient de se mesurer à Goblin, c'est perdu d'avance ! »