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La contrebande du bois en Tunisie : une nouvelle mafia s'organise

Depuis la révolution, le trafic d'oliviers, de pins d'Alep, de genévriers et d'eucalyptus bat son plein en Tunisie.

L'histoire politique de El Kef, une ville de montagne tunisienne situé à 40 km de la frontière algérienne, se devine au seul examen de la végétation alentour. Il y a d'abord les pins d'Alep et les genévriers, des arbres endémiques du littoral méditerranéen, aussi anciens que la vie elle-même. Puis les oliviers, plantés par des agriculteurs il y a des centaines d'années, et taillés au plus près du sol.

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Quand la France a colonisé la Tunisie, en 1881, elle avait l'ambition « d'embellir » les villes. Les rues d'El Kef sont encore marquées par ces ambitions paysagères, qui empruntent la forme de longues rangées d'arbres ornementaux. Lorsque Zine el-Abidine Ben Ali, le dictateur tunisien aujourd'hui déchu, était au pouvoir, il a ordonné la plantation massive de palmiers, qui ne poussent généralement que dans le sud du pays et ne sont pas adaptés au climat subhumide de la ville. Pour Ben Ali, l'important était que les touristes soient constamment entourés de ces arbres symboliques à tout moment et en tout lieu de leur séjour.

El Kef, enfin, est parsemé d'arbres morts : les cimes écorchées des montagnes sont parsemées de souches noircies, d'eucalyptus tranchés à la base de leur tronc, de monticules de bois d'olivier pourrissant qui se transforment lentement en tas de charbon de bois. 29% du territoire de la principauté de Kef est couvert de forêts ; il est ainsi considéré comme l'une des régions les plus vertes de la Tunisie, un pays que l'on connaît surtout pour ses cactus et ses dunes de sable. La gestion des forêts est réglementée par le ministère de l'Agriculture, qui dépend du département des Forêts. La loi interdit de couper ou brûler du bois sans autorisation, comme le monde le code forestier de la République Tunisienne.

Malgré cela, depuis la révolution tunisienne de 2011, plus de 7 000 arbres ont été coupés à Kef, selon Habib Abid, directeur des forêts au sein du ministère l'Agriculture. Une partie de ces arbres ont été coupés ou brûlés afin de déblayer les forêts montagneuses, qui peuvent dissimuler de potentielles cachettes terroristes. En effet, la chaîne de montagnes qui sépare la Tunisie de l'Algérie a accueilli plusieurs cellules terroristes ces dernières années, dont Ansar Al Sharia et Al Qaeda, au Maghreb islamique. Les arbres sont également coupés au niveau des carrefours giratoires et le long de certaines routes afin d'augmenter la visibilité de la garde nationale.

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Des débris, y compris des arbres taillés, sont brûlés sur les terres environnantes d'El Kef. Photo: Nikolaos Symeonidis

Un marché noir, qui se développe très rapidement, répond désormais à la demande croissante pour le bois et le charbon de bois. Il est aussi à l'origine de la destruction des arbres de Kef, particulièrement visible par photo aérienne. Abid m'a affirmé « que la zone concernée est plus petite que le ministère lui-même », faisant un geste circulaire avec le bras dans son bureau de Tunis. Mais pour les habitants du Kef, la coupe des arbres, même en petites quantités, est assimilée à la corruption et à la destruction de l'environnement.

« Je le vis tous les jours » me confie Murad, un fermier local, attablé à une terrasse de café d'El Kef. Il prend une gorgée de café noir. « C'est devenu mon problème. »

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J'ai entendu parler du problème du trafic d'arbres de Kef pour la première fois lorsqu'une pétition, écrite et diffusée par une étudiante de Tunis, est arrivée dans ma boite mail. Elle n'avait recueilli qu'une poignée de signatures, était adressée au mauvais ministère responsable, mais n'était pas pour autant dénuée d'intérêt. La corruption et le marché noir font partie intégrante de la vie en Tunisie, où près de la moitié du PIB est issu d'une économie secondaire, ou « informelle ». Or, la corruption n'a fait qu'augmenter depuis la révolution.

Si la contrebande de haschisch et de pétrole semble lucrative, qu'en est-il des arbres ? À vue de nez, le trafic de bois semble complexe et peu rentable.

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Quand j'ai visité El Kef, fin octobre, la ville était encore en fleurs et profitait des derniers beaux jours avant que l'hiver n'installe ses quartiers. Les auvents de café s'affaissaient sous le poids du lierre rampant sur les câbles, et des arbustes émergeaient partout entre les sillons des pavés. Deux jours avant mon arrivée, la garde nationale avait saisi deux camions transportant chacun quatre de bois. Ils ont finalement été conduits dans une pépinière appartenant du département des forêts, où le bois serait vendu 9TND (3,5€) par stère.

« Depuis la révolution, nous avons saisi 237 camions », me confie un employé du service forestier d'El Kef, avant que le ministère ne décide d'arrêter de répondre à mes questions. À la pépinière, on m'a brièvement montré la liste des camions saisis au cours des derniers mois – cela correspondait plus ou moins à la confiscation d'un camion par semaine. À cause de la nature même des activités de contrebande, les statistiques officielles demeurent imprécises et ne peuvent être confirmées par d'autres sources. Cependant, les résidents m'ont dit que 237 était un nombre « minuscule » en regard des activités de contrebande réelles. « Ils prennent à peine un camion sur dix », affirme Murad, moqueur.

Des piles de bois coupé illégalement puis saisi par les autorités de Kef. Photo : Nikolaos Symeonid

Évidemment, le transport ne constitue qu'une étape des activités des trafiquants de bois. D'abord, il faut couper l'arbre lui-même.

« Le trafic a vraiment commencé après la révolution », explique Ali, un berger local possédant quelques arbres sur ses terres. Les forêts ne disposent que de deux ou trois gardes chacune, pour surveiller des milliers d'hectares de terres ; c'est une tâche herculéenne et peu attractive, puisque les hommes sont payés entre 300 et 400 TND (120-170€) par mois.

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Les gardes forestiers ne sont pas systématiquement épaulés par la garde nationale ou par la police, qui s'aventure rarement dans les bois par crainte de tomber sur des terroristes.

Les civils sont plus téméraires, et n'hésitent pas à aller couper du bois pendant la nuit transportant parfois plusieurs centaines d'arbres en quelques heures seulement, selon les locaux et les fonctionnaires de la police d'El Kef. (Pour des « raisons de sécurité », les autorités ont refusé de m'accompagner au sommet des montagnes concernées et ont fait signer à mon fixeur une déclaration stipulant qu'il ne m'y amènerait pas, même en plein jour.)

Il s'agit là de contrebandiers, peu organisés, qui abattent des arbres soit pour un profit négligeable, soit pour chauffer leurs maisons ou construire leurs propres meubles. « Je ne suis jamais tombé sur des trafiquants, mais si je devais un jour surprendre quelqu'un en train de couper mon bois, j'imagine qu'il aurait de bonnes raisons de le faire », explique Ali, dont la propriété a été amputée de plusieurs dizaines d'arbres au cours des cinq dernières années. Les résidents d'El Kef préfèrent pointer du doigt des entrepreneurs aux activités plus prolifiques, sur lesquelles les autorités locales ont choisi de fermer les yeux.

« Tout le monde doit composer avec la corruption. »

Un employé de la mairie, qui a demandé à ne pas être nommé et n'a consenti à me parler que depuis le sommet d'une colline en périphérie de la ville, explique que les particuliers ou les entreprises riches achètent des petites parcelles de terrain au gouvernement local. Légalement, ils ont le droit de couper jusqu'à 1 000 arbres, mais en falsifiant leurs registres ou en payant quelques pots-de-vin, ils parviennent à en couper jusqu'à 2 000. Le bois est envoyé aux usines des villes de Sfax et de Sousse, où il sera transformé en meubles.

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Les contrebandiers utilisent principalement deux routes pour se rendre à El Kef afin leur butin. D'abord un camion banal, vide, part en reconnaissance. S'il repère des barrages routiers, le conducteur préviendra ses compères afin que les camions remplis de bois empruntent un autre itinéraire ; parfois, il suffit de payer les gardes pour passer le barrage sans encombre. De l'extérieur, il est impossible de distinguer les camions qui transportent du bois coupé légalement des camions de contrebande. Selon deux résidents de la ville et les employés de l'administration locale avec qui je me suis entretenu, les trafiquants peuvent gagner jusqu'à 1 000 TND (400€) par nuit de coupe et de transport.

Plusieurs sommets de la région de Kef ont été rasés, créant un panorama quasi surnaturel. Photo : Nikolaos Symeonidis

La coupe et la vente d'arbres illégales ont également été signalées dans d'autres régions du pays. Fin janvier, dans la petite ville de Menzel Bourguiba, huit eucalyptus ont été abattus illégalement par une entreprise privée sur l'un des boulevards principaux de la ville. Au lieu d'intenter une action en justice, les autorités ont donné l'autorisation à la société de vendre le bois ; chaque arbre, qui mesurait quatre mètres et avait au moins cent ans, selon France 24, a été vendu 100TND (40€). Les résidents ont accusé la ville de corruption, comme à El Kef.

« Ici, tout le monde doit composer avec la corruption, » me confie un employé de la ville d'El Kef. Les autorités locales ont démenti l'idée selon laquelle le gouvernement profiterait de quelque manière que ce soit du trafic de bois ; elles ont ajouté qu'elles luttaient avec acharnement contre ces « délinquants ». Pourtant, il n'y a jamais eu la moindre arrestation. Quand les marchandises et les camions sont saisis, les transporteurs sont simplement interpellés, passent devant un tribunal et parent une amende de 300TND (120€). Ensuite, ils retournent à leur petite vie comme si rien ne s'était passé.

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Le gouvernement est également en mesure de vendre des terres brûlées, même si les locaux insistent sur le fait que le récit officiel – selon lequel le brûlis permettrait de faire fuir les terroristes – n'a aucun sens. Les locaux estiment que le gouvernement brûle délibérément des terres en sachant qu'elles seront rachetées. À côté de cela, les incendies de forêts d'origine naturelle se produisent très régulièrement en Tunisie, qui ne possède pas les ressources nécessaires pour les stopper efficacement.

« On regarde les forêts brûler, impuissants », soupire Abid.

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Les arbres carbonisés ont pourtant de la valeur en Tunisie, où ils peuvent être transformés en charbon de bois. Circuler en voiture dans la région montagneuse d'El Kef permet d'admirer un paysage irréel où les vallées verdoyantes côtoient de fins panaches de fumée s'élevant, de loin en loin, dans l'atmosphère. En comptant quelques variations dépendant de la qualité du bois (le bois d'olivier est plus coté que le bois d'eucalyptus, friable), un sac de 12 kilos de charbon se vend environ 12 TND (5€), ce qui revient à 1 TND (50 centimes d'euros) le kilo environ. « C'est l'équivalent du prix du sucre » ajoute Murad.

Plus loin de la source d'approvisionnement, à Tunis par exemple, un sac de charbon de bois d'olivier de 12 kilos se vend 45 TND (18€), m'explique un vendeur de charbon du quartier nord de La Marsa.

Le charbon de bois est très recherché pour les chichas et les barbecues ; des dizaines de familles des alentours d'El Kef achètent du bois de contrebande et fabriquent leur propre charbon de bois. C'est illégal, même si on peut vendre le produit fini de manière légale à condition de posséder une licence attribuée par le ministère de l'Agriculture, selon Murad et des charbonniers de la région.

Un enfant se tient sur le site de production de charbon de sa famille. Photo: Nikolaos Symeonidis

Les agriculteurs de la région se plaignent que la production croissante de charbon de bois a entrainé d'importants dommages environnementaux sur les terres agricoles. Parce qu'il n'est pas traité, le bois de charbon de bois est infesté d'insectes qui ravagent les récoltes, les obligeant à utiliser des pesticides virulents. La déforestation a commencé à assécher les terres et les puits. Il y a des décennies, l'eau était pompée quatre heures par jour ; aujourd'hui, ce temps a été réduit à vingt minutes, m'explique Murad. Les petits producteurs de charbon de bois, cependant, peinent à s'enrichir, et se sentent piégés dans une activité qui ne les satisfait pas.

À 10km d'El Kef, j'ai rencontré l'une de ces familles qui fabriquaient du charbon à partir de bois carbonisé. J'ai été accueilli par un enfant pieds nus rongeant un bulbe de fenouil. Les hommes de la famille fabriquaient du charbon de bois depuis maintenant dix ans, mais l'argent récolté suffisait à peine à payer les factures d'électricité. Ils dormaient à six dans la même pièce, et ne pouvaient financer les soins médicaux dont la matriarche avait désespérément besoin.

« C'est un travail très dur » m'explique Mohammed, le fils ainé. « Mais nous n'avons pas le choix. L'État nous ignore complètement. » Il hausse les épaules.

Sur mon trajet de retour vers Tunis, nous avons tracté un camion à plate-forme bourré de bois fraîchement coupé. L'odeur épaisse de charbon de bois pesait lourdement sur nos vêtements. Il est resté collé à mes cheveux pendant des jours.