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Victoire : on va tous perdre notre emploi !

Les robots vont nous voler nos jobs ? Réjouissez-vous ! C'est en tout cas l'avis de Raphaël Liogier, auteur d'un plaidoyer pour la fin du travail.

"Le chômage n'est pas un problème". Voici les premiers mots de Sans Emploi. Conditions de l'Homme postindustriel, le dernier livre de Raphaël Liogier. Pour Motherboard, le philosophe, sociologue et professeur à Sciences Po Aix, revient sur son ouvrage et nous explique qu'il faut « en finir avec le travail, pour en finir avec le chômage ».

« Ce livre, c'est avant tout le constat d'une tendance à la focalisation sur l'emploi, indique Raphaël Liogier. L'emploi est devenu le seul biais de la politique. Tout tourne autour de l'emploi, on l'humanise, même : "il faut sauver l'emploi!", comme s'il s'agissait d'une personne en train de se noyer ». Et de fait, on ne fait que créer des choses artificielles pour le maintenir en vie : emplois aidés, trafic des chiffres du chômage, etc. Et pourtant, il grimpe.

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Source : Pôle Emploi

« La perte d'emploi est considérée comme un échec monumental, qui met notre société dans une situation d'angoisse, qui ne cesse d'accroitre la distance entre les plus riches et les plus pauvres. Alors que cela devrait être pourtant considéré comme une victoire », assure Raphaël Liogier.

La fin de l'Homo laborans

Le chômage, une victoire ? Pour bien le comprendre et envisager notre futur, il nous faut d'abord faire un petit saut dans l'Histoire. Et remonter jusqu'à la Révolution. « À la chute du Roi, les Révolutionnaires ont choisi le mot citoyen. Ce n'est pas pour rien, le citoyen est, dans la Grèce antique, précisément celui qui ne travaille pas. L'idée était que tout le monde devienne noble, mais il a fallu trouver une solution transitoire et aller labourer les champs (de labor : labeur). On a donc créé un droit au travail (de tripalium : torture), qui se devait par la suite de s'accompagner d'un droit du travail ».

Première perversion, donc, selon le sociologue, que ce passage de l'au au du. Puis vint la Révolution industrielle, qui a alors « imposé le travail pour tous, autrement dit l'emploi ». « L'emploi a alors été considéré comme un bien, une nécessité, parce qu'il créait de la richesse à un moment charnière. Mais ça n'est plus le cas. Grâce à la machine, on a alors produit plus en travaillant moins ». Citant Jeremy Rifkin, le sociologue note « qu'aujourd'hui, les métiers vont six fois plus vite et un agent en surveille cent. La production par ouvrier a été multipliée par 120 ».

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Puis on arrive à l'Homo laborans d'Hannah Arendt, que l'auteur égratigne dans Sans Emploi. L'Homo laborans, c'est le travail comme finalité. La modernité, c'est le travail, et vice-versa. Nos sociétés reposent aujourd'hui sur l'homo laborans. « Mais la modernité ne vise pas à industrialiser mais à libérer l'Homme de l'obligation du travail. L'Homo laborans n'est pas une finalité, mais un moyen. Pourtant, aujourd'hui on continue de considérer l'emploi comme une richesse en soi », note le philosophe.

Les robots nous volent enfin nos emplois !

Donc forcément, une société se fondant sur l'épanouissement lié de manière indissociable à l'emploi a du mal à supporter l'idée de chômage. Et quand à longueurs de colonnes on apprend que notre travail d'aujourd'hui sera fait demain par un robot, l'angoisse se fait plus grande.

« On voit partout "des rapports alarmants" sur la robotisation de l'emploi, ironise Raphaël Liogier. Et on constate également que des emplois que l'on pensait non-automatisables le seront probablement ». Des secteurs comme la médecine, le droit ou même la finance sont en effet susceptibles d'être en partie robotisés. « Les technosciences deviennent décisionnelles. Mais c'est une grande victoire ! Nous allons produire beaucoup plus en travaillant beaucoup moins ».

Au lieu de maintenir ce système en sursis, achevons-le

Le problème n'est donc pas le chômage, mais l'emploi. Et comme notre système économique et social n'est fondé que sur ce paramètre, alors il faut réformer en profondeur le système. Et pour que l'on arrive à accepter que la fin de l'emploi est une bonne chose, le sociologue a un plan. « Le système actuel se fonde sur deux piliers extrêmement fragilisés aujourd'hui : le travail et l'accumulation de capital, indique Raphaël Liogier. Il faut abandonner ces deux piliers ».

Pour s'adapter aux changements de notre société, Raphaël Liogier prône une « flexibilité par le haut et par le bas ».

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Un revenu d'existence de haut niveau

La flexibilité par le bas, d'abord, sera permise par « un revenu d'existence de haut niveau, soit entre 1500 et 1800 euros par mois, octroyé sans conditions, assure Raphaël Liogier. Je ne suis pas opposé au fait de regrouper tous les minima sociaux [comme l'a suggéré récemment Manuel Valls, NDLR]. Ils n'auront plus beaucoup de sens. Le revenu d'existence devra de toute façon remettre en cause le droit du travail ».

Quand il parle de remise en cause du droit du travail, Raphaël Liogier est assez clair : « le patron peut vous virer du jour au lendemain, c'est sûr. Mais grâce au revenu d'existence, vous n'aurez pas peur de sombrer. Par ailleurs, l'employé pourra prendre plus de risques, entreprendre, et tout cela dans le cadre d'une économie participative, avec des modes de production interactifs ». Et favorisé par une énergie décentralisée, où chacun produira sa propre énergie. On le voit déjà à travers des initiatives comme l'arbre à vent.

« On peut être producteur d'électricité, transporteur occasionnel, écrivain le soir, journaliste, paysan. Tout cela dans la même semaine », écrit le sociologue dans son introduction. On passerait alors « de l'illusion du plein emploi à la réalité productive de la peine activité ». Dit comme ça, c'est effectivement tout de suite moins angoissant.

L'impôt sur le capital

Et puis il y a la flexibilité par le haut. Celle qui fait mal aux portefeuilles. Enfin, aux gros portefeuilles. « Il faudra également abandonner l'impôt sur le revenu. Et le remplacer par un impôt sur le capital individuel ». À la manière de ce que propose Thomas Piketty, par exemple. « Avec toutefois une petite divergence avec Piketty, note Raphaël Liogier. Il faut que l'impôt soit vraiment progressif et pas seulement proportionnel et le taux plus haut que ce qu'il propose ».

L'idée serait alors de « faire du libéralisme vrai. On incite les individus à la compétition, mais en les mettant tous sur un pied d'égalité sur la ligne de départ. Si le patron est effectivement meilleur, il gagnera effectivement plus. Et sera imposé plus. À l'heure actuelle, les néo-libéraux justifient les salaires immenses des grands patrons en estimant qu'ils prennent plus de risques, qu'ils sont plus visionnaires. Eh bien la flexibilité par le haut leur permettra de le prouver. Le patron prendra effectivement plus de risques et aura l'obligation d'être efficace ».

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.La Grande TableNovember 2, 2016

Mais comment mettre en place ce système ? Faisons le même reproche qu'à Piketty : si vous taxez le capital, n'allez vous pas créer une fuite massive de capitaux hors des frontières, dans des paradis fiscaux ? « Un tel sujet est aujourd'hui inabordable à l'échelle de la France, de l'Allemagne, du Royaume-Uni, etc. tranche Raphaël Liogier. C'est pourquoi il faut le mettre en place à l'échelle européenne et/ou Nord-Américaine. Les fuites de capitaux les plus importantes sont celles des multinationales, mais aucune d'entre elles ne peut se passer de ces deux marchés. Et ce sera un rapport de force, tout simplement, qu'il ne faudra pas chercher à éviter. Il faudra taxer les produits des sociétés qui ne payent pas l'impôt et mettre en place un système de sanctions pour "forcer la machine". Ce n'est bien sûr pas l'idéal, mais ce serait transitoire. À terme, il faudrait que tout cela soit accompagné de traités internationaux ».

Par ailleurs, se pose le problème des décideurs politiques et économiques, qui bénéficient largement du système actuel. Et on peut donc imaginer qu'ils ne se bousculeront pas pour voter des lois qui remettront en question cette situation. « Bien sûr. C'est un très gros problème, reconnaît Raphaël Liogier. Il faudrait un homme providentiel, quelqu'un capable de transcender les intérêts de sa propre classe sociale, à l'instar des Blancs qui ont lutté pour l'abolition de l'esclavage aux États-Unis. A priori on n'est pas près de le trouver, mais on peut miser sur une prise de conscience. Même ces dirigeants se diront qu'ils ont un intérêt à se lancer dans ces réformes. Ils se retrouveront rapidement acculés, et des mouvements comme Occupy Wall Street, Podemos ou Nuit Debout montrent qu'il y a une aspiration collective grandissante à changer de système. "Perdre un peu pour ne pas tout perdre" finira par être leur seule option ».

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Une taxe sur la consommation responsable

Enfin, pour changer le monde, il faudra une troisième grande réforme, pas plus consensuelle que les deux premières : maintenir, voire augmenter la TVA, considérée, surtout à gauche, comme l'impôt le plus injuste. Mais « une TVA sociale et environnementale. Les produits néfastes à la santé ou à l'environnement seront surtaxés, et à l'inverse, ceux qui sont reconnus d'utilité publique, qui aident au développement durable, par exemple, seraient sous-taxés. Voire subventionnés, on peut tout à fait imaginer une TVA négative », imagine le sociologue.

Faire subsister ces deux impôts (TVA et impôt sur le capital) permettrait de simplifier le millefeuille fiscal actuel « sans abandonner le social, insiste Raphaël Liogier. Il faudra toujours un système de santé, de protection sociale, si par exemple vous avez des obligations financières lié à un revenu plus important que le seul revenu d'existence mais que vous perdez votre revenu complémentaire, mais il faut supprimer ce système de pollinisation financière. Et financer tout ça par un impôt sur la consommation responsable. En gros, on rend le profit profitable ».

Accélérons le processus technologique

Ainsi, ces réformes nous permettront de mieux appréhender la fin de l'emploi, l'avènement de l'automatisation et le passage à une nouvelle organisation sociétale, sur le modèle de la troisième révolution industrielle chère à Jeremy Rifkin, très présent dans l'ouvrage. Mais si la technologie nous permet de nous libérer de l'emploi, elle pourrait nous enfermer dans une autre forme de contrôle. Et l'on voit fleurir à longueur de colonnes la possibilité d'une dictature de l'algorithme, d'enfermement de l'Homme par la technologie. Sujet presque inexistant dans Sans emploi.

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« Honnêtement, si je ne l'aborde que très peu, c'est parce que tout le monde le dit déjà, se justifie le sociologue. Oui, bien sûr, Stiegler a raison de parler de pharmakon [voir vidéo, plus haut], la technologie est à la fois un poison et un remède, c'est sûr. Elle confère à l'humanité un nouveau pouvoir considérable, mais peut également créer de nouvelles formes d'aliénations, mais quelque part, ce n'est pas nouveau. Cela peut devenir un calvaire si nous n'avons pas la main dessus. Je pense donc au contraire qu'il faut accélérer les choses, mais dans le même temps éduquer tout le monde et rendre les technosciences accessibles à tous ».

Vers un glissement du pouvoir

La question du contrôle des technologies (si ce n'est du contrôle par les technologies) pose donc celle du pouvoir. Car pour Raphaël Liogier, la libération de l'Homme du carcan de l'emploi ne saurait que s'accompagner d'un changement de gouvernance. « L'influence de l'État-nation ne fait que chuter. Pour faire simple, le vrai pouvoir s'est déplacé des États-nations vers Google. Les États pensent encore avoir le pouvoir, mais ils n'en ont plus que le pire ». Il faudra donc convaincre les géants du numérique d'adhérer au nouveau système et, surtout, de payer l'impôt sur le capital. Bon courage…

« Là encore, ça se traduira probablement par un rapport de force, estime le sociologue. Mais la solution ne pourra être qu'une nouvelle forme de gouvernance mondiale, hors États-nations, hors Google. Quelque chose de plus fédéraliste, à plus grande échelle. Le périmètre va changer. Je pense que les points centraux vont devenir les régions et les grandes agglomérations. À terme, on pourrait voir un fédéralisme régional, emboîté dans un fédéralisme européen, lui même dans un fédéralisme plus global ».

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Un début dans les prochaines décennies

Si Raphaël Liogier semble si "optimiste", c'est qu'il insiste dans son ouvrage sur l'urgence de la situation… et sur le fait que cette utopie pourrait se transformer en cauchemar si nous ne changeons pas de paradigme sur le chômage et l'emploi.

« Aujourd'hui, nous sommes dans une économie d'abondance, ce qui signifie que les biens sont disponibles pour tous dans nos sociétés industrielles. Mais la productivité décroche du travail, donc cela créé des bulles spéculatives qui finissent par exploser, comme on l'a vu en 2008, d'abord aux États-Unis puis en Europe. Si nous ne transformons pas la structure de notre économie de façon radicale, nous irons au devant de catastrophes beaucoup plus graves que 2008″.

C'est pourquoi il estime que ce système peut commencer à se mettre en place « dans 10 ou 20 ans, d'abord dans les pays scandinaves, plus le noyau européen (France, Allemagne, Benelux, Italie). Par la suite, les pays sécessionnistes du Royaume-Uni, qui pourrait éclater très prochainement, pourraient se joindre au mouvement. Mais ils subsistera toujours des résidus du système classique ». On peut par exemple légitimement penser que le revenu universel a, à l'heure actuelle, plus de chances de voir le jour que l'impôt sur le capital, par exemple. Même si le philosophe insiste sur le fait qu'il faut la combinaison des deux.

À ceux qui ont encore un emploi, rendez-vous dans 20 ans, donc. Quand la société actuelle aura fait place au… libéralisme.

Car au final, si Sans emploi peut trouver des résonances autant chez Piketty que chez Stiegler, si Raphaël Liogier fustige la propriété (remplacée par l'accès selon Rifkin), qu'il prône un revenu d'existence inconditionnel et la fin de l'emploi, l'ouvrage reste résolument libéral. « Je crois à l'obsession pour les humains de se distinguer, je crois à la compétition entre les individus, et je crois aussi au libéralisme vrai, un libéralisme qui, contrairement à ce qu'on peut voir dans les expériences néo-libérales, ne peut pas se départir du social » .

Raphaël Liogier achève donc l'emploi quand tout le monde cherche à le sauver, et écrit un plaidoyer pour le libéralisme quand tout le monde cherche à l'enterrer. Qui a dit que c'était simple d'écrire le futur ?

Cet article est originellement paru sur Nom de Zeus, le site de Pierre Belmont.