Une année à vivre (presque) sur la planète rouge

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Une année à vivre (presque) sur la planète rouge

Quelque part à Hawaï, un astrobiologiste français passe un an à vivre comme sur la planète Mars avec cinq autres scientifiques.

Sur les flancs du volcan Mauna Loa, à Hawaï, se trouve un dôme de 11 mètres de diamètre alimenté à l'énergie solaire. Autour de cet habitat juché à 2,5 kilomètres d'altitude, il n'y a rien d'autre que des roches rougeâtres à perte de vue – seul un observatoire perdu au milieu de nulle part atteste d'une quelconque autre trace de civilisation.

C'est précisément parce que ce lieu est isolé qu'il est devenu le théâtre des missions scientifiques HI-SEAS (Hawaii Space Exploration Analog and Simulation). Ce site volcanique a aussi été choisi pour les similitudes qu'il présente avec les paysages de la planète Mars. Depuis 2013, des équipes réduites de chercheurs y sont envoyées afin de déterminer quelles sont les conditions nécessaires pour mener une expédition sur la planète rouge. Ce programme est financé par le Human Resources Program de la NASA – qui envisage les premiers vols sur Mars à l'horizon 2030 – et mené par le Dr. Kim Binsted, qui travaille principalement sur les vols spatiaux habités.

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Les trois missions qui s'y sont déroulées se sont étalées sur des durées oscillant entre 120 jours et huit mois. Celle qui est actuellement en cours, HI-SEAS IV, durera un an – soit la plus longue période d'isolement jamais orchestrée par la NASA. Depuis le 28 août 2015, l'astrobiologiste français Cyprien Verseux fait partie de l'équipe sélectionnée pour ce long séjour. Il a accepté de renoncer à de nombreuses commodités, en plus de vivre dans une promiscuité totale avec cinq scientifiques – lesquels ne sont pas nécessairement exempts des travers qui caractérisent les colocataires.

Au sein du dôme – qui contient six chambres, quelques espaces communs et deux demi-salles de bain – les douches sont limitées, et l'accès à Internet est restreint et surveillé. L'équipe ne peut consulter qu'une poignée de sites jugés nécessaires à leur mission. Afin de respecter le délai de communication entre la Terre et Mars, Verseux dispose d'une adresse email qui impose un temps de latence de 20 minutes avant chaque envoi et réception de courrier. Il parvient quand même à régulièrement alimenter son blog Walking on Red Dust, où il évoque tantôt les cubes de dinde lyophilisés qu'il a mangés pour Noël et l'importance du rôle des cyanobactéries pour produire des ressources alimentaires sur Mars.

Chacun des habitants du dôme est surveillé par des caméras et doit porter des capteurs en permanence – lesquels mesurent notamment leur rythme cardiaque ou leur activité physique –, ainsi que des badges électroniques qui mesurent la distance entre chaque scientifique et leur réaction corporelle à chaque interaction. Ils doivent également se soumettre à des tests psychologiques, se prélever des échantillons biologiques pour mesurer leurs hormones de stress, et répondre à des questionnaires pour qualifier leurs relations avec les autres co-équipiers ou encore documenter leur sommeil et les paramètres qui l'influencent. En outre, ils ne quittent le dôme qu'une ou deux fois par semaine, et doivent au préalable enfiler une lourde combinaison spatiale (ce qui nécessite un peu plus d'une demi-heure). Lors de ces sorties extra-véhiculaires, l'équipe de scientifiques se livre à différents travaux de recherche – principalement des études de géologie. Comme me l'a expliqué Verseux par e-mail, chaque sortie est accueillie avec liesse : « Au-delà du plaisir de voir autre chose que les parois du dôme et de marcher plus de dix mètres en ligne droite, j'y apprends la géologie sur le terrain. Et j'adore visiter les tubes de lave [qui jouxtent le dôme]. »

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Le chef ingénieur Andrzej Stewart aide Cyprien Verseux à enfiler sa combinaison avant une sortie extra-véhiculaire.

L'équipe est donc composée de six personnes aux différents domaines d'expertise – Christiane Heinicke, une physicienne et ingénieur allemande, et quatre Américains : Carmel Johnston, pédologue et commandant de l'équipage ; Sheyna Gifford, médécin et journaliste ; Tristan Bassingthwaighte, doctorant en architecture ; Andrzej Stewart, pilote et contrôleur aérien. De son côté, Verseux prépare un doctorat en astrobiologie co-dirigé par l'université de Rome II et la NASA, et officie en tant que biologiste au sein de l'équipage.

Pour résumer, son travail consiste notamment à exploiter les ressources martiennes pour en faire des produits nécessaires à la survie de l'homme. Comme il l'a expliqué sur son site, il serait financièrement irréaliste d'envoyer toutes les ressources nécessaires à une base permanente sur Mars à partir de la Terre. « Prenons la nourriture comme exemple », m'a-t-il suggéré. « Si on envoie de la nourriture longue conservation et pré-emballée comme celle de l'ISS, il faut compter à peu près 1,8 kg par jour et par personne, donc près de quatre tonnes par an pour six personnes. Et ce chiffre n'inclut que la nourriture ; il faut y ajouter l'oxygène, l'eau et le reste. Le prix varie selon les technologies, mais déposer une charge sur Mars coûterait autour de 30 000 dollars par kg. On peut envisager d'envoyer toutes les ressources nécessaires depuis la Terre pour des missions à court terme, mais pas pour des colonies permanentes. » Au cours de son séjour, il travaille sur des sols analogues à ceux de Mars et dans des systèmes hydroponiques. Jusqu'ici, il a notamment cultivé des radis, des tomates cerise et des salades fraîches en utilisant des méthodes qui seraient viables sur la planète rouge.

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Un plan de l'intérieur du dôme © Envision Design LLC

L'astrobiologiste n'en est pas à sa première mission simulant la vie sur Mars. En novembre 2014, il avait déjà cohabité avec ses actuelles coéquipières Johnston et Heinicke à la Mars Desert Research Station, située dans un désert stérile de l'Utah. Pour HI-SEAS IV, il a été directement contacté par les organisateurs du programme mais a dû passer les mêmes sélections que les 150 autres candidats. Verseux m'a brièvement parlé des profils recherchés : « Les critères étaient similaires à ceux utilisés pour les astronautes, puisque la NASA cherchait le même type de profil. La sélection s'est basée sur des tests psychologiques et cognitifs, notre expérience, nos compétences scientifiques, divers entretiens, et finalement un test de survie et leadership dans un parc national du Wyoming. La façon dont les équipiers s'entendaient et travaillaient ensemble était également importante : six excellents candidats ne forment pas forcément une excellente équipe. »

Effectivement, une fois l'excitation et les découvertes des premiers mois passées, il n'est pas rare que des personnes placées en condition d'isolement craquent. C'est ce que le psychologue américain et consultant pour la NASA Nick Kanas a dénommé « le syndrome du troisième quart ». Dans le livre Enterrés Vivants, Kanas explique qu'à mesure que la fin d'une mission approche, « l'angoisse monte […] ce qui était à un moment excentrique et drôle – les blagues d'un collègue, par exemple – devient irritant et fatiguant. » Une crainte que Verseux a bien entendu anticipée : « D'après notre expérience en missions d'isolation, la santé mentale, les relations et les performances ont de grandes chances de chuter brutalement passé ce stade. Ce qui se passera dans les prochains mois est ce qui intéresse le plus les chercheurs en sciences humaines qui nous observent. » Il n'a pour le moment aucune envie d'étriper ses co-équipiers, bien qu'il ait récemment concédé que certains membres de l'équipe peinaient un peu plus à supporter des petits défauts auxquels ils ne prêtaient aucun attention auparavant.

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"Le changement le plus visible est dans les tensions entre membres de l'équipe, qui sont plus fréquentes et plus intenses que lors des premiers mois."

Alors qu'il entamait le septième mois de la mission, je lui ai demandé quel était son ressenti : « Jusqu'ici, tout va bien », a-t-il répondu. « Parfois il y a quelques tensions, et parfois on aimerait pouvoir marcher à l'air libre ou parler à quelqu'un d'autre que nos cinq collègues. Mais de façon générale l'équipage va bien, même s'il m'est difficile de dire à quel point mes coéquipiers sont affectés, parce qu'ils ne sont pas du genre à se plaindre ou à se laisser abattre. S'ils souffrent, ils le cachent. Le changement le plus visible est dans les tensions entre membres de l'équipe, qui sont plus fréquentes et plus intenses que lors des premiers mois. Je suis cependant convaincu qu'on s'en sortira sans dégât majeur. »

D'autres expériences à long terme se sont déroulées sans la moindre anicroche, comme le projet Mars500 – où six enfermés volontaires ont vécu seuls dans une capsule à Moscou et tué l'ennui en lisant des livres de Gabriel García Márquez ou en jouant à Counter-Strike. Comme les membres de Mars500, Verseux et ses co-équipiers se sont donné plusieurs petites missions en dehors de leur travail, comme apprendre le morse, l'ukulélé ou la salsa, bien qu'ils aient dû renoncer à plusieurs loisirs faute de temps.

Comme une pléthore d'astronautes et d'explorateurs avant eux, l'équipage tient aussi à fêter chaque grande occasion – le plus souvent autour d'une table. C'était par exemple le cas de l'explorateur britannique Ernest Shackleton, considéré comme un modèle de leadership parce qu'il étaitcapable de garder son équipage soudé même dans les conditions les plus déplorables. Shackletonmettait un point d'honneur à célébrer les fêtes traditionnelles afin de rompre la monotonie et d'insuffler un peu d'enthousiasme à ses partenaires, y compris lorsque son navire se trouvait prisonnier des glaces de l'Antarctique. Verseux a déclaré qu'il s'était préalablement renseigné sur des missions passées, qui l'aident « à anticiper les difficultés, principalement sur la gestion des dynamiques sociales. »

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En plus de toutes les tâches qui lui incombent, Verseux passe le plus clair de ses pauses-déjeuners à répondre à des interviews.Il a d'ailleurs mangé une quiche réalisée à partir d'aliments réhydratés (qu'il a qualifiée de « délicieuse ») en répondant aux questions de cet article. L'intérêt des médias et du grand public pour cette mission n'a rien de vraiment surprenant. Lorsque je lui ai demandé s'il ne jugeait pas que le grand public avait un peu trop tendance à fantasmer ce type de missions, il a répondu : « Une mission habitée vers Mars ne se fera pas sans le soutien des citoyens, et c'est super que le public s'y intéresse à nouveau. Le danger, c'est qu'on promette trop et qu'on déçoive. Il est important de communiquer notre enthousiasme tout en restant réaliste. »

Beaucoup de gens doutent de la pertinence d'une future mission sur Mars. Parmi les arguments évoqués, ils déplorent le coût exorbitant de ces missions, ou les jugent symptômatiques de la volonté de l'Homme à coloniser tous les territoires qui se trouvent à sa portée. Lors d'un entretien avec France Info, le directeur de recherche au CNRS François Forget a qualifié l'intérêt pour cette planète « d'irrationnel », sans pour autant dénigrer les opportunités scientifiques qui pourraient en découler.

L'emblème de la mission HI-SEAS IV.

Selon Verseux, qui a notamment rédigé un article sur les bénéfices de l'exploration de Mars, il est difficile de répondre à ces critiques en quelques lignes. Il a quand même accepté d'effleurer la question : « Sur le court terme, [nous pourrions faire] des découvertes scientifiques capitales sur notre système solaire et possiblement sur les origines de la vie. Sont également à prévoir des collaborations internationales forgeant des liens entre différents pays, et une vague d'innovations portée par la nécessité de développer des technologies pour atterrir sur Mars et y vivre en sécurité. Les guerres ont mené à de grandes vagues d'innovations tout au long de notre histoire récente. L'exploration spatiale peut faire la même chose, sans les conséquences dévastatrices. Et il y a ce besoin d'exploration. Sans exploration, sans découverte, sociétés et individus déclinent. Si on pense à plus long terme, ce sera un premier pas vers la transformation de l'humanité en une espèce multiplanétaire, une expansion au-delà de la Terre. Sans parler de scénarios catastrophiques où avoir une base extraterrestre permettrait de sauver l'espèce, puiser des ressources ailleurs permettra de ménager celles de la Terre. »

À l'issue de sa mission, Verseux devra repartir à Rome pour terminer son doctorat. « Je travaillerai entre autres sur des cyanobactéries que mes collègues et moi avons fait exposer [à l'extérieur de] la Station Spatiale Internationale et qui reviendront sur Terre un peu avant moi. Nous allons les analyser pour voir comment elles ont été affectées par leur séjour dans l'espace. » Il faudra aussi attendre plusieurs mois pour que les résultats des recherches menées par l'équipage soient synthétisés. Mais avant de se remettre au travail, Verseux retournera à Paris, sa ville natale, pendant une à deux semaines afin de passer un peu de temps avec ses proches – et probablement s'enquiller quelques verres de vin bien mérités.

Pour suivre le déroulement de la mission, rendez-vous sur le blog de Cyprien Verseux ou le site de La Recherche.