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Pourquoi ne suis-je pas photogénique ?

Le déficit en photogénie est, à notre époque, un mal autrement plus terrible que la timidité.
Photo Simon Matzinger/Flickr

Avec la série "Le Pourquoi du moment", Motherboard répond aux questions les plus posées à Google en 2015. Aujourd'hui, on se demande pour quelle raison certaines personnes sont toujours à leur avantage sur les photos tandis que d'autres ressemblent immanquablement à des tas de cellules informes.

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La machine vibre avec une intensité extraordinaire. Toute sa structure est ébranlée par l'effort, qui se poursuit depuis plusieurs dizaines de secondes déjà. L'attente est insupportable. Vous pressentez que le produit de cet accouchement monstrueux ressemblera trait pour trait à ses frères : un avorton difforme, semi-humain, dont le reste du monde ne pourra tolérer la vue. Cette fois-ci, ça vient. Un dernier grondement, un dernier crachotement. La photographie d'identité aux normes ISO/IEC 19794-5 tombe avec un bruit sec. La sanction est immédiate. Comme chaque année, vous ressemblez à un extraterrestre ahuri qui serait tombé de sa soucoupe lors d'une manœuvre malheureuse puis aurait atterri, meurtri, sur le bitume de nuit d'une route nationale, avant de se retrouver pris entre les phares d'une voiture.

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A priori, avoir une tête grotesque en photo n'a rien de particulièrement dramatique. En-dehors de quelques plaisanteries déplacées à l'occasion de contrôles d'identité, réceptions de colis et autres formalités administratives, le déficit en photogénie ne fait pas beaucoup de tort.

Pourtant, quiconque est particulièrement et inexplicablement laid en photo sait que le problème de la représentation de soi est beaucoup moins superficiel qu'il n'y parait. Durant les dernières décennies, les appareils photo se sont démocratisés, et la documentation photographique des petits et grands événements de l'existence est devenue une chose banale. Tandis que le récit de soi et des relations interpersonnelles passe de plus en plus par la représentation graphique des personnes, la photo a acquis une forte dimension émotionnelle. Celui qui est laid en photo pourra se sentir exclu de tel souvenir, de tel événement : à cause de sa tête impossible, il ne semble pas participer à l'osmose du groupe, ne pas partager les mêmes émotions que les autres au même moment qu'eux.

« Comme d'habitude, tu es méconnaissable ! », vous dira votre meilleur ami, hilare, en parcourant des photos de mariage. C'est bien tout le problème. Si vous avez du mal à vous reconnaître sur les photos de l'album, vous aurez le sentiment de ne pas avoir pleinement vécu l'événement en question avec la famille, les amis, l'amant concerné. "Ça ne peut pas être moi, cette créature bizarre qui parasite toutes les photos de groupe." Plus que jamais, les photos contribuent à former un souvenir commun dont il est douloureux d'être exclu.

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Le manque de photogénie n'affecte pas seulement le rapport à l'histoire personnelle et à l'identité. Avec le développement des réseaux sociaux, la photo est devenue un outil de promotion de soi qui peut présenter un avantage concurrentiel certain dans un contexte professionnel. Les galeries Instagram utilisées comme vitrines pour promouvoir des aptitudes sociales, un style de vie, des ambitions et une personnalité ne sont plus réservées aux mannequins, artistes et architectes depuis longtemps. Même les nerds s'y sont mis. Si les photos du biologiste Phil Torres torse nu sous une cascade, ou luttant courageusement contre les dendroctones de Californie dans des vêtements parfaitement taillés peuvent vous faire hurler de rire, il faut avouer que la méthode est efficace. D'ailleurs, être perçu comme séduisant a un impact non négligeable sur votre vie professionnelle.

Dans ce contexte, la moindre des choses est d'expliquer à la personne figée dans des expressions faciales plus improbables les unes que les autres pourquoi elle a hérité de ce petit problème de photogénie. Un mal, qui, à notre époque, est autrement plus terrible que la timidité.

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles vous pouvez être laid en photo avec une régularité qui défie l'imagination. Pour commencer, cela peut-être une question de timing. Selon le phénomène odieux dit de « l'effet visage figé » (frozen face effect en anglais), le fait d'isoler l'une de vos expressions faciales durant un mouvement aura toutes les chances de vous donner une tête d'imbécile. C'est à cause de lui que les compétitrices en natation synchronisée ont tant de mal à arborer un visage harmonieux sur les photos officielles des Jeux Olympiques. D'ailleurs, lorsque vous mettez en pause une vidéo Youtube sur laquelle une personne était en train de parler, elle aura immanquablement une tête stupide.

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Pour peu que vous ne soyez pas très réactif et que le photographe surgi de l'ombre provoque chez vous un mouvement de panique plutôt qu'une expression faciale idoine, la photo ne sera probablement pas réussie. Dans ce cas précis, ce n'est pas votre visage qui est en cause, mais votre appréhension de l'objectif et votre capacité à réagir avec spontanéité à un événement soudain.

L'aisance devant un appareil, la manière de se tenir et la capacité à utiliser le langage corporel déterminent en grande partie l'apparence que nous avons en photo. Mais ce ne sont pas les seuls critères objectifs susceptibles de condamner notre prestance : l'optique, elle aussi, peut nous trahir de manière tout à fait impitoyable. La plupart des appareils photos de milieu de gamme sont incapables de rendre parfaitement les volumes et les couleurs. Pour cette raison, les photos de vos somptueuses vacances au Vietnam seront toujours plus décevantes que la réalité. En matière de portrait, il sera plus difficile de capturer la beauté d'une personne à la peau très fine, très claire, aux cheveux blonds ou roux (d'autant plus si elle n'est pas maquillée), qu'une personne brune à la peau mate dont les cils, sourcils, arête du nez, contours de la bouche ressortent distinctement.

Les ombres, lumières, contrastes sont essentiels dans l'appréciation des traits d'un visage, d'où la popularité récente de la technique du contouring, par exemple. Ainsi, pour peu que la photo soit prise dans la semi-obscurité, au flash, et qu'une quantité non négligeable d'alcool ait consommée (faisant ressortir l'irrigation des vaisseaux sanguins sous une peau délicate), vos amis roux sont condamnés à ressembler à des omelettes norvégiennes sur toutes les photos de soirée de leur vie.

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S'il existe bien un petite proportion d'individus qui, pour les raisons que nous avons mentionnées, sont objectivement abominables en photo, il y a de grandes chances pour que l'étiquette "pas photogénique" soit un auto-diagnostic.

Pour des raisons psychologiques qui sont désormais bien documentées, la perception que vous avez de votre corps et de votre visage est probablement très différente de celle qu'en a autrui. Ainsi, par opposition aux individus victimes de dysmorphophobie, la plupart d'entre nous nous souvenons de notre visage sous un jour bienveillant, le croyant plus harmonieux qu'il n'est en réalité. Il y a plusieurs raisons à cela : tout d'abord, nous nous observons essentiellement dans un miroir, en intérieur, sous une lumière douce qui atténue les défauts de la peau et adoucit le relief du visage. Par opposition, une photo faite de loin, en plein jour sous une lumière crue fera ressortir des traits fatigués, marqués, ainsi que les rides.

Enfin, à force de prendre des selfies sous des angles avantageux et d'améliorer les photos obtenues à l'aide d'un arsenal de filtres et d'outils d'édition, il se pourrait que nos avatars et autres « portraits officiels » diffusés sur Internet en soient venus à définir l'image que nous nous faisons de nous-mêmes. Or, paradoxalement, nos selfies ne nous ressemblent pas tant que cela. Lorsque la photo est prise par autrui, nous sommes parfois tellement surpris du résultat que la première explication venue sera : « Je ne suis vraiment pas photogénique. »

Cet effet est renforcé par un autre phénomène : l'effet de simple exposition. Il s'agit d'un biais cognitif décrit entre autres par le psychologue Robert Zajonc à la fin des années 70. Selon lui, nous apprenons à aimer les personnes, objets et images auxquelles nous sommes fréquemment exposés. La familiarité avec une représentation suffit à la rendre plaisante. C'est à cause de l'effet de simple exposition que nous considérons le reflet que nous renvoie le miroir comme une image adéquate, représentative et agréable de nous-mêmes. Or, les photos prises par autrui nous paraissent désavantageuses car elles nous représentent rarement dans les mêmes conditions qu'un miroir : de face, de près et à hauteur de regard. Si vous êtes familier des sites de rencontre, vous aurez déjà sans doute remarqué qu'un grand nombre d'utilisateurs utilisent des photos qui ne les mettent pas du tout en valeur. Pourtant, ils se trouvent sans doute très beaux dessus.

Plus nous nous exposons sur les réseaux sociaux, choisissant avec soin nos photos pour nous représenter toujours séduisant, sensuel, heureux, en bonne santé dans un environnement harmonieux et cosy, plus il est difficile de se confronter aux portraits de nous que nous n'avons pas sélectionnés.

Il semblerait que notre petit problème de photogénie en cache un autre, bien plus profond : notre répugnance à être perçus sans mise en scène.