The Grifter, la légende de la vidéo qui rend fou

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The Grifter, la légende de la vidéo qui rend fou

Une vieille rumeur du web raconte qu'il existe une vidéo qui rend fou grâce à des fréquences extrêmement basses : The Grifter.

"J'aurais souhaité ne jamais l'avoir vue… Putain… J'ai l'impression que ça m'a sérieusement perturbé, comme si ça avait détruit quelque chose au plus profond de mon âme. Je ne serai plus jamais le même… Putain". Il a suffi de cette poignée de mots jetée sur 4chan par un certain the_solipsist en août 2009 pour donner naissance à l'une des légendes les plus coriaces de l'Internet : The Grifter, une vidéo si affreuse qu'elle rendrait fou.

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À en croire la discussion suscitée par le message de the_solipsist, The Grifter serait apparue pour la première fois en 2008 dans la catégorie "Paranormal" (/x/) de 4chan et ne durerait que deux minutes. "Tous ceux qui l'ont vue se sont plaints de cauchemars, explique un internaute anonyme. Ils étaient incapables de la décrire, la plupart d'entre eux ne voulaient même pas en parler. A l'origine, elle était sur Youtube, mais elle en a vite disparu".

Pour prouver l'existence de la vidéo, the_solipsist a partagé trois images présentées comme des captures d'écran. Toutes montrent un bébé : porté par des mains tachées, plongé dans l'obscurité et couché dans un berceau dont le voile est écarté par une main sombre. Dans le fil de discussion, un internaute non-identifié lance : "Tu te rappelles de la partie dans laquelle il porte un chien qui pleure comme un enfant humain ? Et qu'il le tient par le cou tout du long ?"

La légende de The Grifter s'est répandue dans les sous-catégories les plus actives de 4chan avant d'être reprise sur d'autres forums. Sa simple évocation déclenchait alors de violents débats. Certains internautes martelaient qu'elle n'existait pas, qu'elle n'était qu'une mauvaise blague, un creepypasta ; d'autres juraient qu'ils n'avaient jamais rien vu de pire et qu'ils ne l'oublieraient jamais, tout en refusant de détailler son contenu. Chaque curieux était laissé libre d'imaginer le pire, comme dans une nouvelle de Lovecraft.

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A mesure qu'il gagnait en célébrité, The Grifter gagnait aussi en potentiel de nuisance. A la fin de l'année 2009, on le disait capable de déclencher des nausées, des hallucinations, de rendre fou et même de pousser au suicide. La rumeur enflait, encore et encore. Pourtant, personne ne trouvait la vidéo. Plus les sceptiques hurlaient au hoax, plus les partisans de son existence produisaient d'arguments en apparence scientifiques. Le plus en vogue voulait que la bande-son de The Grifter contienne un son inaudible mais capable de perturber le fonctionnement du corps humain. Mais est-ce vraiment possible ?

Capture d'écran de The Grifter. Image : Youtube.

Un son est une vibration qui se propage dans un fluide comme l'eau ou l'air. La fréquence de cette vibration, c'est-à-dire le nombre de fois où elle se reproduit en l'espace d'une seconde, est mesurée en hertz (Hz) ; plus cette valeur est élevée, plus le son est aigu. L'appareil auditif humain capte tous les sons dont la fréquence est comprise entre 20Hz et 20 000Hz (20kHz). Au-dessus de cette gamme, on entre dans le domaine des ultrasons ; en-dessous, on trouve les infrasons. La légende raconte que ce sont eux qui rendent The Grifter si terrifiant.

Du fait de leur fréquence extrêmement basse, les infrasons sont généralement indétectables pour l'oreille humaine. De nombreuses études leurs prêtent néanmoins des effets biologiques : augmentation de la pression sanguine, ralentissement du rythme cardiaque et de la fréquence respiratoire, perturbation de l'oreille interne avec vertiges et perte d'équilibre, viscères qui vibrent dans leurs cavités, nausées et vomissements, vision brouillée… La liste est si longue que les infrasons ont été étudiés dans le cadre de programmes de développement d'armes non-létales.

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Certains travaux trouvent également des effets psychiques aux infrasons. Une méta-étude publiée en novembre 2001 par le Programme national de toxicologie des États-Unis rapporte des cas d'irritabilité, de perte de concentration, des sensations d'apathie, de fatigue et même de dépression. En 2003, des chercheurs britanniques ont exposé le public d'un concert à une fréquence de 17Hz. Après coup, 22% des 750 spectateurs ont affirmé avoir traversé des "expériences inhabituelles" à l'intérieur de la salle : sentiment de malaise et d'oppression, tristesse, frissons, nervosité, peur… Un peu comme si un fantôme s'était glissé parmi eux.

Les infrasons ont souvent été évoqués pour expliquer des phénomènes paranormaux. Dans The Ghost in the Machine, un article publié en avril 1998 par le journal de l'organisation zététique Society for Psychical Research, l'ingénieur Vic Tandy raconte que les infrasons ont transformé l'un de ses anciens lieux de travail en train fantôme. Tous ses collègues le ressentaient, assure-t-il : "Il y avait quelque chose de déprimant dans l'air. Parfois, un frisson glacé nous parcourait". Un soir, alors qu'il travaillait seul, une forme grisâtre et silencieuse serait même apparue dans son champ de vision périphérique.

Ces quelques 19Hz sont devenus célèbres sous le nom de Fear Frequency, la fréquence de la peur.

Une brève enquête a permis à Vic Tandy de découvrir que toutes ces manifestations paranormales disparaissaient lorsqu'il éteignait le système de ventilation des bureaux. A cause d'une hélice mal fixée, celui-ci inondait les bureaux d'infrasons à 18,9Hz. Dans son article, l'ingénieur relève que la NASA a découvert dans les années 1970 que cette fréquence faisait vibrer les yeux dans leurs orbites : "Si c'est bien le cas, écrit-il, (…) cette vibration pourrait perturber la vision. On pourrait voir apparaître des formes sombres". Les infrasons expliqueraient donc tout, de la sensation de froid aux hallucinations.

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Au début des années 2000, ces quelques 19Hz sont devenus célèbres sous le nom de Fear Frequency, la fréquence de la peur. Vic Tandy en a profité pour devenir chasseur de fantômes, détecter la présence d'infrasons dans un grenier anglais réputé hanté depuis le 14e siècle et donner quelques interviews. De nombreux chercheurs se sont attaqués à sa "découverte" ; en 2008, un psychologue londonien a enfermé 79 volontaires dans un appartement baigné d'infrasons. Bilan : une majorité de cobayes se sont déclarés "mal à l'aise", voire "terrifiés".

Tout le monde n'est pas d'accord avec ces conclusions, loin de là. Une étude effectuée sur des routiers longuement exposés aux infrasons dégagés par le moteur de leur camion n'a trouvé aucun lien entre basses fréquences et troubles physiques. Au cours d'une petite expérience réalisée par l'émission de vulgarisation scientifique américaine Mythbusters, dix volontaires ont passé quelques minutes dans quatre pièces présentées comme hantées. Malheureusement pour les soutiens de Vic Tandy, celle dans laquelle était diffusée la Fear frequency ne les a pas plus inquiétés que les autres.

Malgré ces études dissonantes, certains passionnés du Grifter défendent sans hésiter la thèse de la Fear frequency. Ils sont pourtant bien incapables d'apporter la preuve de ce qu'ils avancent : personne ne sait où se trouve la vidéo, ou même si elle existe réellement. Plusieurs versions se proclamant "réelles" ou "complètes" ont été uploadées sur YouTube depuis 2009, quand la légende a commencé à se répandre sur Internet. La plus populaire reprend les captures d'écran de the_solipsist, identifiées par les cinéphiles comme tirées de la comédie tchèque méconnue Little Otik. Côté bande-son, aucune fréquence extrêmement basse à signaler.

Au mois de janvier dernier, un rédacteur employé par le site du studio de production Blumhouse, Gregory Burkart, a affirmé que la version originale du Grifter venait de lui être remise par une source anonyme. Dans son article, il écrit : "Cette personne m'a assuré qu'il s'agissait du premier film, non édité, celui qui a déclenché le phénomène Internet à l'époque". Le fichier qui lui a été transmis aurait été extrait d'une bande magnétique et contiendrait bel et bien des infrasons : "Au travers de grosses enceintes, ces fréquences ont déclenché inconfort et anxiété, accompagnés d'une légère céphalée et de nausées, assure Burkart. Tous ces symptômes ont disparu quelques minutes après le visionnage".

Comme toutes les vidéos qui se sont présentées comme The Grifter avant lui, le film de Gregory Burkart a sans doute été créé de toutes pièces pour générer du clic. En septembre 2014, le développeur de jeux vidéo indépendant Paul Hubans s'est présenté comme le père de la légende sur Twitter. "Et alors… C'était un vrai truc ?" a demandé l'un de ses followers. L'intéressé a répondu : "Haha, non. J'ai fabriqué tout ça en répondant à mon propre fil de discussion jusqu'à ce que ça prenne, tout ça parce que je m'ennuyais". Bien qu'impossible à prouver, ces déclarations surgissent désormais sur 4chan chaque fois que The Grifter est évoqué.

Reste l'histoire des infrasons, si séduisante. La plupart des creepypastas célèbres instillent un doute impossible à lever pour le public : l'histoire des cosmonautes perdus, le Russian sleep experiment… Aucune preuve scientifique ou historique ne pourra faire disparaître ces légendes. The Grifter fait pareil. Les très basses fréquences donnent-elles vraiment l'impression d'être au milieu d'une maison hantée ? Les expériences dont elles ont fait l'objet jusqu'ici semblent le montrer. Il n'en faut pas plus pour entretenir une légende. Et puis, peut-être que Paul Hubans est un menteur et que la vraie version de The Grifter traîne sur une clé USB oubliée.