C'est en 2003 que Muhammad Safdar est entré pour la première fois dans un bureau de la fondation Edhi, en hurlant à qui voulait l'écouter que son frère avait attendu une ambulance pendant trop longtemps. Muhammad avait 22 ans à l'époque – son frère Adil 20 ans. Muhammad Liaqat était de service ce jour-là. « On a essayé de lui répondre gentiment, de le calmer, m'explique-t-il. Il a un bon fond, il est juste un peu sanguin. »Adil avait contracté la polio alors qu'il n'était qu'un nourrisson et la maladie – éradiquée dans une grande partie du monde, mais toujours endémique au Pakistan – l'avait rendu infirme. Il avait besoin de plusieurs opérations pour ses jambes. N'ayant ni voiture, ni argent, la famille d'Adil et Muhammad comptait sur le service ambulancier Edhi.Malgré sa colère, Muhammad était impressionné : « À l'hôpital, les gens attendaient des heures avant d'être transportés. Ici, M. Edhi lui-même essayait d'aider comme il le pouvait. » Si Muhammad avait toujours rêvé de rejoindre l'armée il devait rester à Karachi pour prendre soin de son frère. C'est ce jour-là qu'il a décidé de passer son permis afin de rejoindre la fondation Edhi. « Il a vu tout le travail que l'on faisait, et il a voulu participer, explique M. Liaqat. Maintenant, il nous embête tous les jours ! »« Il faut du temps pour s'habituer à ce travail. Beaucoup de gens démissionnent après une semaine, parce qu'ils n'arrivent pas à supporter tout ce qu'on voit. Ils sont effrayés. » – Muhammad
Muhammad passe pas mal de temps au centre de contrôle des ambulances d'Edhi, situé dans le quartier animé de Kharadar. Les bureaux sont ouverts sur la rue, et un kiosque pour les dons se trouve à l'entrée.Dans une ville où les médias et les hôpitaux sont surveillés en permanence par des gardes armés, cette facilité d'accès est rare pour une organisation aussi réputée. Dans la grande pièce, les chauffeurs se reposent et discutent entre deux missions tandis que le ventilateur ronronne. Les ambulanciers effectuent des gardes de 18, 24 ou 36 heures. La nuit, certains dorment sur les brancards de leur ambulance. Accrochés sur un mur dont la peinture s'écaille, les portraits de neuf ambulanciers tués en service rappellent à quel point une telle activité est périlleuse.Les patrons sont assis dans la même pièce, derrière deux bureaux imposants. Anwar Kazmi, directeur général et porte-parole de l'organisation, est toujours installé derrière le bureau de droite, deux téléphones fixes et un portable posés devant lui.L'organisation a été fondée par un ami de Kazmi, Abdul Sattar Edhi, un homme issu d'un milieu pauvre, originaire d'un village indien et qui est arrivé à Karachi lors de la partition de 1947. Il a commencé par ouvrir une petite pharmacie, qui s'est rapidement développée grâce aux dons des citoyens. Avec l'aide de sa femme, Bilquis, il a construit un dispensaire pour les femmes enceintes et un centre pour les enfants abandonnés. Grâce à un don particulièrement généreux, Edhi a pu acheter sa première « ambulance » : un camion d'occasion.« Certaines personnes étaient en feu. D'autres étaient en morceaux. J'ai soulevé le drap qui recouvrait un cadavre, et j'ai vu sa tête à côté de ses jambes. » – Faisal Edhi
Entre deux missions, il va souvent manger dans l'un des petits restaurants situés à côté du QG. On y sert des montagnes de riz fumant et de la viande. Au « bar à jus », avec ses murs blancs et ses sièges en plastique orange, on vend du poulet frit et des cannettes fraîches. Muhammad adore cuisiner, et il se retrouve parfois derrière les fourneaux du restaurant. Le salon de thé adjacent propose différentes sortes de chai : au lait, doux, ou épicé, pour redonner de l'énergie aux membres de la fondation Edhi pendant leurs longs tours de garde.Jusqu'à récemment, les ambulanciers étaient toujours sur la brèche. Maintenant que la situation au Pakistan s'est un peu calmée, les assassinats ciblés, les bombardements et les guerres de gangs sont moins fréquents.Assis dans le salon de thé, Muhammad verse un peu de son chai dans la soucoupe pour le faire refroidir plus vite, le buvant directement dans la sous-tasse. « Je suis toujours en service, même si là je n'ai rien à faire », explique-t-il. Soudain, il reçoit un appel : il y a eu une explosion à la Defence Housing Authority, un quartier chic où est logé le personnel militaire ; en quelques minutes, il est au volant de son ambulance.« Quand ça tirait, on devait rester dans un coin et voir si quelqu'un était blessé ou touché. » – Muhammad
La reprise en main de la ville par la police et les forces armées a véritablement commencé en 2014, à la suite de deux drames. L'un fut l'attaque menée par les talibans contre une école de Peshawar, dans le nord du pays, le 6 décembre 2014 : 150 personnes, principalement des enfants, furent massacrées. L'autre, le 8 juin, correspond à une attaque contre l'aéroport de Karachi. Vers 11 heures du soir, dix militants lourdement armés ont pris d'assaut ce site stratégique. Une fusillade avec les forces de sécurité s'est ensuivie.Un groupe d'ambulanciers travaillant pour Edhi est arrivé sur les lieux peu de temps après les premiers coups de feu et est venu en aide aux agents blessés. Vêtus de gilets pare-balles, Muhammad et ses collègues sont restés plus de 16 heures dans l'aéroport, au milieu des coups de feu. « Quand ça tirait, on devait rester dans un coin et voir si quelqu'un était blessé ou touché », explique-t-il. Les ambulanciers courraient à toute vitesse avec leurs brancards pour aller chercher les blessés. Sur les 28 victimes, 14 étaient des agents de sécurité.Muhammad affirme qu'un jour il a été arrêté avec un collègue par le commissaire de l'époque, Chaudhry Aslam. Ce dernier a déchiré leurs sacs de riz, à la recherche d'armes, puis les a placés en garde à vue.
En début d'après-midi, le téléphone sonne : un cadavre a été repéré dans la mer, près du port. Sirène hurlante, Muhammad serpente entre les voitures. « Ça nous arrive d'avoir des accidents, et à chaque fois c'est de la faute des autres usagers », explique-t-il. Un énorme camion bloque le passage. « T'entends même pas le klaxon, ducon ! », crie Muhammad en fixant le chauffeur d'un regard noir.Arrivé au port, Muhammad va chercher le drap sur son brancard. Les corps gorgés d'eau sont plus compliqués à déplacer : les membres sont fragilisés et peuvent se détacher. Lorsque le canot de sauvetage en bois arrive, Muhammad et son collègue descendent agilement parmi les rochers et sautent sur l'embarcation. Ils enroulent le corps dans le drap et l'amènent sur le brancard. Le décès semble récent, à peine quelques heures : il n'y a pas d'odeur. La victime semble avoir une soixantaine d'années.« Il y avait tellement de cadavres, dans des états inimaginables ; certains étaient tellement mutilés qu'il n'en restait que des bouts. Quand j'ai vu ça, j'ai eu l'impression que le sol se dérobait sous mes pieds. C'est impossible à oublier, ça me hante. » – Ghulam Hussain
Plusieurs ambulances sont garées en face du QG de Kharadar ; nous sommes le 12 décembre 2016, jour férié où la population célèbre l'anniversaire du prophète Mahomet, et un groupe de sunnites organise sa procession annuelle. Des forces paramilitaires montent la garde ; la fondation Edhi se tient prête à passer à l'action.Muhammad est en retard pour le travail ; il a passé la matinée à préparer les festivités chez lui, en commandant de la nourriture et en préparant une lecture du Coran pour la soirée. Il est sur son 31 et porte un salwar kameez bleu à la place de son habituel pantalon kaki. Il passe le tee-shirt rouge estampillé « EDHI » par-dessus tout ça, en faisant mine d'ignorer les remarques sarcastiques de Kazmi sur sa ponctualité.Des ambulances doivent accompagner le parcours et Muhammad conduit jusqu'à l'emplacement qu'on lui a annoncé. Les participants arrivent en début d'après-midi : des familles entières sont sur des mobylettes ; des camions distribuent de la nourriture et passent de la musique religieuse et des prières sur leurs haut-parleurs. Muhammad se souvient du même jour, il y a dix ans de cela. Une bombe avait explosé dans la soirée. Elle l'avait rendu sourd pendant quelques minutes. Son ambulance était remplie de blessés et il essayait de les conduire à l'hôpital le plus proche. « Quand il y a une explosion, les gens paniquent et laissent tout en plan : leur voiture, leur vélo, leur sac, tout. J'ai dû rouler sur les décombres. Je tremblais comme une feuille. Je ne sais pas comment j'ai fait pour arriver à bon port ce jour-là. » Plus de 57 personnes ont perdu la vie.Le pire souvenir de Muhammad remonte à décembre 2009, lors de la procession chiite pour célébrer l'Achoura. Muhammad et son collègue Farrukh se trouvaient près de l'une des entrées. Ils avaient quitté leur véhicule pour aller s'acheter à boire dans un stand au bord de la route. Un homme a alors déclenché sa ceinture d'explosifs à quelques mètres des ambulances. Muhammad, sous le choc mais sain et sauf, est immédiatement passé à l'action. Il s'est vite rendu compte que les deux ambulances étaient très endommagées et, en attendant les renforts, il s'est occupé des blessés, les déplaçant loin de la foule. « J'ai vu le corps de Farrukh par terre, coupé en deux », se souvient-il. Plus de 30 personnes ont perdu la vie, et une dizaine d'autres ont été blessées. La photo de Farrukh trône désormais sur le mur du QG de Kharadar, au milieu des portraits des autres ambulanciers ayant perdu leur vie en service.Cette année, les célébrations se sont déroulées sans incident ; cependant, le jour précédent, la police a arrêté des hommes suspectés de préparer une attaque, prouvant que la menace qui plane sur les rassemblements publics est toujours d'actualité. « Depuis que j'ai commencé ce boulot, je n'ai pas pu passer une seule nuit de l'Aïd chez moi, explique Muhammad. Je suis toujours au volant de mon ambulance avec mes vêtements chics, à espérer que rien ne se passe. »« Quand il y a une explosion, les gens paniquent et laissent tout en plan : leur voiture, leur vélo, leur sac, tout. J'ai dû rouler sur les décombres. Je tremblais comme une feuille. Je ne sais pas comment j'ai fait pour arriver à bon port ce jour-là. » – Muhammad
En général, un flot continu de personnes arrive chaque jour au QG de Kharadar soit pour faire des dons, soit pour demander de l'aide. Un matin, un homme est arrivé avec sa fille de quatre ans qui se tordait de douleur. « Elle ne peut pas marcher », répétait-il d'un air désespéré. L'équipe a déniché un vieux fauteuil roulant taille enfant et la famille a pu partir avec, sans avoir à remplir un seul formulaire. Un autre jour, une jeune femme avec un œil au beurre noir est arrivée et a annoncé qu'elle venait de fuguer de chez elle. En moins de trente minutes, un ambulancier est allé chercher un membre de l'équipe du refuge pour femmes.« L'ambulance est le pilier de toute l'organisation, me dit Faisal. Les refuges et les centres pour les enfants abandonnés peuvent fonctionner grâce aux ambulances. Les bébés qu'on trouve dans les buissons, les corps qui gisent dans la rue, ce sont les ambulances qui vont les récupérer. »La dernière étape pour un cadavre, c'est le cimetière. Le lendemain de l'anniversaire de Mahomet, Muhammad se rend au cimetière géré par Edhi. Les tombes sont séparées par des panneaux en bois plantés dans le sol, sur lesquels sont inscrits des numéros. Ce numéro est attribué au cadavre à la morgue et permet d'aider à l'identification ; il permet également de compter le nombre de corps enterrés ici. À ce jour, le cimetière d'Edhi en dénombre 83 390.Chacun de ces 83 390 corps a eu droit à une mise en terre digne de ce nom, en la présence d'au moins quatre ou cinq membres de l'organisation Edhi. Dans la tradition musulmane, il est d'usage de se rendre aux obsèques dès que possible, car cela facilite le passage dans l'autre monde du défunt. Parfois, des personnes assistant à un autre enterrement vont venir, et des passants garent leur mobylette pour se joindre à la cérémonie.Certaines parties du cimetière sont réservées aux victimes de catastrophes majeures : on peut trouver d'un côté tous les corps non identifiés après l'incendie de Baldia ; à l'opposé, une longue tranchée renferme les corps des victimes de la vague de chaleur de 2015. Certaines tombes ne sont plus anonymes : les familles ont pu retrouver la trace d'un parent décédé et lui ont payé une pierre tombale digne de ce nom, qui jure au milieu des panneaux en bois.« Abdul Sattar Edhi était convaincu de l'unicité de l'humanité. Regarde cette tombe chrétienne ; les membres de la famille du défunt ont choisi de laisser le corps ici, même si le reste du cimetière est majoritairement musulman. C'est magnifique de voir une chose pareille au Pakistan. » – Muhammad