Dans le monde terrifiant des furries d’extrême-droite

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Dans le monde terrifiant des furries d’extrême-droite

Make Equestria great again.

Si l'on vous dit que l'extrême droite américaine s'identifie aux animaux, est-ce que cela vous parle ?

Aujourd'hui, Pepe the Frog, un meme humanoïde grotesque très populaire sur 4chan et Tumblr, est devenu l'une des figures les plus connues de l'alt-right américaine sur Internet. Pourtant, si l'on examine de près l'usage des symboles animaux au sein de ce mouvement politique, on découvre un véritable zoo de renards, loups, animaux à rayures, créatures mythiques et autres poneys pastel. Cette aimable ménagerie est menée par un Trump à fourrure, et un lion anthropomorphe à la mine satisfaite.

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De quoi s'agit-il ? Des furries et bronies d'extrême-droite, bien sûr ! Leur seule mention suffit généralement à faire expulser des litres et des litres soupirs aux membres de la classe politique américaine, tant à droite qu'à gauche de l'échiquier politique.

On a là un groupe politique qui promeut la tolérance et l'ouverture d'esprit au bénéfice de tous ceux qui portent des costumes en fourrure et pratiquent le yiffing (les relations sexuelles entre furries), tout en s'opposant à l'Islam et au mouvement Black Lives Matter. Cette contradiction m'a toujours étonné, au point que j'ai voulu mener l'enquête. Cependant, ma curiosité était retenue par une crainte légitime : celle de mettre en valeur le discours de l'alt-right Furry en offrant à ses adeptes une occasion de s'exprimer sur leurs convictions. Ce qui m'a finalement encouragé dans ma démarche, c'est que ce groupe d'individus hautement improbable cristallise les contradictions de l'alt-right en général, un mouvement qui – grâce à son humour ignominieux et à son culot – gagne en crédibilité et mérite d'être analysé dans les moindres détails.

Dans le fandom furry, il est parfois difficile de distinguer l'hyperbole de la réalité, surtout quand les pratiques sont intégrées à des discours d'extrême-droite

Souvent placés au niveau le plus bas de la « hiérarchie des geeks », le fandom furry – c'est-à-dire les gens qui s'identifient à des personnages animaux anthropomorphes qu'ils incarnent en ligne et parfois dans la réalité, grâce à des costumes en fourrure – s'est longtemps couvert de ridicule. Cette sous-culture, qui s'exprime essentiellement sur Internet mais également au travers de plusieurs conventions annuelles, prend racine dans les bandes dessinées des années 1970 comme Fritz le chat et des fanzines tels que FurNography et Yarf!. Plus tard, des forums tels que FurNet et alt.fan.furry sur Usenet ont accueilli les furries, de même que des chans IRC comme FurNet et Anthrochat. Ils sont parfois rejoints dans leur quête par les bronies, les fans de My Little Pony qui tentent d'intégrer une sorte de mode de vie poney à leur existence.

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Les médias traditionnels ont rarement montré les furries sous un jour avantageux depuis le reportage de Vanity Fair de 2001 sur le Midwest FurFest, intitulé Pleasures of the Fur, qui s'appesantit sur le versant sexuel du fandom : sa peluchophilie rampante et ses déviances variées. Dans le fandom furry, il est difficile de séparer l'hyperbole de la réalité, surtout quand les pratiques sont intégrées à des discours d'extrême droite.

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J'ai parlé à plusieurs membres du mouvement alt-furry et de la droit brony sur Twitter (par DM), afin de me représenter plus clairement la mouvance.

Dans la vie, BroniesForTrump/@GWSSDelta est comptable et vit dans le Delaware. En ligne, c'est un brony de droite et membre d'un groupe de discussion appelé Horse Reich. Inspiré par Trump, il a rejoint Twitter en février 2016 et a rapidement trouvé la niche qui lui convenait : « J'ai adoré l'idée d'embrasser enfin totalement mon identité. J'en avais assez de garder le silence pour ne pas être agressé par les SJW (NDLR : Social Justice Warriors) », explique-t-il.

GWSSDelta voit l'alt-right comme une mouvance qui accepte en son sein des groupes négligés par le conservatisme traditionnel, dont les personnes LGBT, les femmes et, bien sûr, les bronies. Lorsque je l'ai questionné en essayant de mettre à jour ses contradictions, il a tout naturellement détourné la conversation en évoquant un « Reich Furry » inspiré de My Little Pony, ce dessin animé pour enfants qui répète sur tous les tons que « l'amitié est magique ».

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GWSSDelta écrit que les blagues les plus sinistres que font alt-bronies sur les chambres à gaz sont au fond « bon esprit », dans la veine de l'humour 4chan.

Her first drawing pic.twitter.com/R6cVck6vzD
— #BroniesForTrump (@GWSSDelta) January 7, 2017

Tout en prétendant que la culture nazi-furry n'est pas vraiment sérieuse, GWSSDelta note que le leader de l'alt-right Richard Spencer avait publiquement « désavoué » les alt-furries dans un AMA sur Reddit, parce qu'il les trouvait trop extrêmes. Il précise également que Spencer ne soutient pas les suprémacistes blancs : « Pour être honnête, j'ai vraiment l'impression que les gens réagissent de manière excessive à ses propos, et le prennent pour le grand méchant loup. Il faut prendre du recul et voir le phénomène Trump comme ce qu'il est, une réaction à une attaque. L'attaque de la culture blanche. Hillary elle-même a critiqué la WWE en allant en Arabie saoudite. C'est pareil. » (Hillary Clinton a en fait critiqué la lutte sportive professionnelle comme étant « contraire à ce que sont les Américains », dans une conversation avec un général afghan, et non lors d'un voyage au Moyen-Orient.)

Cet échange m'a laissé sur ma faim, et je n'étais guère plus avancé. GWSSDelta décrit la bataille des élections américaine comme une « guerre culturelle » avant toute chose ; si une partie de la population souscrit à cette vision, peut-on imaginer que les propos d'Hillary Clinton contre la WWE auraient pu lui coûter l'élection ? My Little Pony a-t-il vraiment aidé Trump à gagner ? Même si les bronies ont la vie dure, comment peuvent-ils bien justifier d'invoquer la création d'un parti national-socialiste sous Trump ? À quel point sont-ils sérieux ? J'ai vraiment espéré que GWSSDelta soit en train de troller quand il a écrit : « En votant pour Trump, je voulais juste m'assurer que les bronies auraient leur place au sein du futur ethno-état de Richard Spencer. »

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ThatSleepyPooka/@TheQuQu est un porte-parole du mouvement alt-furry (un pooka est une créature légendaire du folklore irlandais, capable de changer de forme). Comme l'ensemble des alt-furries et alt-bronies avec lesquels je me suis entretenu, c'est un homme, américain (« d'ascendance européenne ») qui s'exprime particulièrement bien. « Le mouvement alt-furry n'a vraiment rien de nouveau – le phénomène précède le nom », m'explique-t-il, en énumérant les branches de l'extrême droite qui ont la sympathie des furries, dont « la branche PaulTown de l'alt-right, les alt-bronies, les anarchistes de droite, les nationalistes, et même les anarcho-capitalistes et les objectivistes d'inspiration randienne ».

Cependant, les furries d'extrême-droite sont entrés en conflit avec de nombreuses autres branches de l'alt-right américaine, dont plusieurs branches religieuses qui « perçoivent le rejet de la forme humaine comme une forme d'idolâtrie, et donc comme un blasphème » et voient dans le fandom furry la réunion contre-nature d'une bande de dégénérés.

@TheQuQu est persuadé que les fandoms en général sont plutôt à gauche. « Je dis toujours que les réactions face à l'alt-furry justifient l'existence de l'alt-furry… une certaine frange puritaine de la population s'est engagée dans une traque systématique à notre encontre, au nom de la vertu et de la pureté. » Cela signifie-t-il que la vocation de l'alt-furry est de choquer les puritains américains avant tout ? @TheQuQu pense qu'on a affaire à une spirale infernale au sein de laquelle des groupes de droite marginalisés au sein de leur fandom ont décidé de former leur propre fandom, dans lequel, à nouveau, des individus ont été marginalisés. « Le seul moyen de casser cette spirale était de créer une subculture qui soit explicitement d'extrême-droite. C'est ce qu'a fait Alt-Furry. »

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@Joha_wa_alHimar @JustinLukeNYC A lion, clearly. pic.twitter.com/uwztMbh5gz
— Th△t Sleepy Pooka (@TheQuQu) January 11, 2017

« Ce n'est pas une blague, c'est un mouvement très sérieux », explique Robin, aka @xReklawx, un autre furry d'extrême-droite habitant à Nashville dans le Tennessee. « La plupart des furries se situent à gauche de l'échiquier politique, et Alt-furry est là pour rétablir l'équilibre ». J'ai demandé à Robin si les personas « furries » facilitaient la diffusion du message politique. « Oui, c'est certain. Mais elles ne donnent pas la même liberté que l'anonymat. Ça correspond à la différence entre Reddit et 4chan, je suppose ».

Robin m'a expliqué qu'il n'était guère intéressé par le sujet de la discrimination raciale ou par celui de la remise en question des rôles genrés. Pour lui, « les gens participent aux groupes alt-furry pour pouvoir poster des memes rigolos, pour la liberté de parole et pour le sentiment d'égalité avec les autres utilisateurs. » Je lui ai quand même fait remarquer que même au sein du mouvement alt-furry, on pouvait distinguer différentes factions. « Tu fais références aux néo-nazis qui pensent que Hitler n'a rien fait de mal ? J'ai aucun lien avec ces mecs-là. Ils ont le droit d'avoir leurs opinions, mais je ne les aime pas. »

Je me garderai bien d'affirmer que l'immense majorité des alt-furries et alt-bronies ont des opinions que l'on pourrait rattacher à l'idéologie nazie : le fait est que la réalité est plus complexe. Il s'agit avant tout d'une sous-culture Internet particulièrement étrange qui s'appuie sur le trolling et la provocation, et qui ne trouve pas sa place au sein de la droite conservatrice traditionnelle. De fait, l'ascension de Trump a, d'une certaine manière, validé à leur existence et leurs revendications. Cela explique pourquoi ils font particulièrement parler d'eux en ce moment, et connaissent actuellement une forme d'ivresse de pouvoir.

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Pour peu que l'on s'amuse à fouiller les archives du fandom furry, on constate cependant qu'il a toujours plus ou moins flirté avec l'extrême-droite, dans ses expressions les plus sinistres. Un compte LiveJournal appelé « Nazi-furs » datant de 2005 représente assez bien à quoi pouvait ressembler le fandom à l'époque, même si la communauté était avant tout articulée autour du fétichisme et que les considérations politiques étaient accessoires. Dans un numéro de 2007 de 2Life magazine, une revue juive consacrée au monde virtuel de Second Life (qui comptait à l'époque 2 millions d'utilisateurs et était au sommet de sa popularité), des joueurs racontent leur rencontre avec des « Furzis » un groupe de furries portant des uniformes SS et dont l'activité favorite était d'attaquer et de harceler les joueurs juifs. Les Furzis ont finalement été dénoncés auprès de Linder Labs et leur chef a été banni du jeu. Aujourd'hui, la culture furry nazie subsiste à travers des memes et des comptes Twitter qui passent allègrement à travers les mailles de la censure. Des illustrations de toute beauté célèbrent encore le furry nazi sur le site FurAffinity ou sur Deviant Art ; on y voit par exemple des swastikas entourant amoureusement des empreintes de pattes sur un fond rouge et blanc.

Même si tous les alt-furries et alt-bronies ne s'identifient pas à cette iconographie, ils ne la condamnent pas pour autant. Et ils ne se privent pas de faire circuler sur Twitter des fausses informations relayées par l'extrême droite : Black Live Matter est une cellule terroriste, la race blanche est menacée, le « marxisme culturel » a pris possession du monde. Un alt-brony m'a envoyé une interview extrêmement longue hébergé sur le blog suprémaciste Counter-Currents.com ; celle-ci détaille le long cheminement d'un fan vers le « nationalisme poney ». Il déclare : « Je ne me sens pas à l'aise avec les non-blancs. C'est parce qu'ils veulent me tuer, à cause de ma couleur. Sans ça, je n'aurais rien contre eux ».

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Les choses sur lesquelles je suis tombé en me documentant pour cet article m'ont donné envie d'effacer tout mon historique Internet et de me laver les yeux à la javel. Le fait est que le racisme n'est pas moins toxique quand il émane d'un poney rose se faisant appeler « Buttercup Dew » que lorsqu'il prend la forme d'un monologue de vieil oncle bourré.

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Il est difficile de déterminer à quel point les pratiques culturelles sur Internet sont « concrètes », à quel point les individus qui s'engagent dans la communauté alt-furry croient à ce qu'ils disent, à ce qu'ils font. Est-ce que les menaces proférées par les alt-furries sur Twitter peuvent se concrétiser dans « la vie réelle » ? Seraient-ils seulement capables de les formuler face à leurs opposants ? Qui, aujourd'hui, prend les alt-furries au sérieux ?

Cette ambiguïté entre vie IRL et vie IVL est idéale pour le jeune facho, le provocateur « sanguin » qui dissimule son racisme derrière un manteau de désinvolture et des références multiples à la liberté d'expression. Mais qui sont vraiment les alt-furries d'un point de vue sociodémographique ?

Le Projet international de recherche anthropomorphe, une équipe interdisciplinaire qui se consacre à l'étude scientifique de la communauté furry, pourrait nous aider à répondre à cette question. Leur publication de 2016, FurScience!: A Summary of Five Years of Research from the International Anthropomorphic Research Project (en collaboration avec Canadian Social Sciences et Humanities Research Council), révèle les résultats d'une enquête portant sur plus de 10 000 furries. L'étude montre que la majorité des furries sont âgés de moins de 25 ans. Parmi eux, 85% sont des hommes, 90% sont blancs, 54% sont athées ou agnostiques, et 23% sont chrétiens. Enfin, le fandom furry partage 21% de ses membres avec le fandom brony.

Au vu de ces statistiques, il ne semble pas surprenant que le fandom soutienne Trump, qui a été élu par une majorité de votants caucasiens de sexe masculin. Peut-être que leur crainte d'un monde changeant, associée à un sentiment de rejet et de stigmatisation, les ont peu à peu encouragés à tenir des propos toujours plus extrêmes.

Is THIS the real face of #AltFurry? pic.twitter.com/gDrmZUBNAW
— Banana Sergal (@AlbinoSergal) January 5, 2017

Mon enquête m'a ouvert les yeux sur les contradictions, les tensions et les divergences au sein de l'alt-droite américaine, un mouvement porté – à mon sens du moins – par une rage fédératrice plutôt que par des convictions politiques fortes, ou par le souhait de réinventer le parti républicain. Les subdivisions infinies du mouvement tendent à me conforter dans cette opinion : entre la Droite Anime et le Twitter Beach Boys, il y en a pour tous les goûts. Tout ce petit monde s'écharpe à longueur de journée à propos des relations entre Hitler et les animaux, crée des hommages vibrants au « Nationalisme Poney » sous la forme d'illustrations chatoyantes, ou s'acharne à agresser les pauvres hères normcore qui tombent parfois dans ses pattes.

Internet peut modifier votre âme en profondeur, aucun doute là-dessus. Les furries d'extrême-droite attendent-ils réellement une reconnaissance de la majorité ? Désirent-ils vraiment une épuration ethnique des univers virtuels ? La domination des animaux sur les humains ? Nous ne le saurons sans doute jamais.

Pour moi, le mouvement alt-furry trahit une frustration profonde qui se trompe de chemin, un désir d'apporter une solution imaginaire à une menace imaginaire. En se cachant derrière leurs avatars, ces types se présentent comme des marginaux. Mais ces marginaux sont pourtant devenus les meilleurs vecteurs de l'intolérance et de la haine qui soient. Quand ils émanent de la bouche de poneys ridicules, les discours de haine peuvent nous paraître banals, inoffensifs. Il ne faut jamais oublier qui se cache derrière l'avatar, et ne jamais cesser de se demander comment et pourquoi il en est arrivé là.