William Gibson : "Je n'aurais jamais cru vivre un jour dans un monde rétrofuturiste."
Image : Butch Guice/IDW Publishing

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William Gibson : "Je n'aurais jamais cru vivre un jour dans un monde rétrofuturiste."

On a parlé hiver nucléaire, Guerre froide et chronologies alternatives avec le pape du cyberpunk.

William Gibson a échappé au cours ordinaire du temps. Après avoir défini le genre cyberpunk et le terme cyberespace dans les années 80, il s'est tenu à l'écart des univers virtuels jusqu'aux années 2000, où son travail a pris un nouveau tournant. Son roman The Peripheral, publié en 2014 a été salué par la critique comme un retour à la science-fiction par l'intermédiaire d'une réflexion sur le temps. L'histoire a lieu dans deux futurs simultanément, l'un proche, l'autre lointain, et formule des hypothèses audacieuses sur la manipulation du temps à des fins d'exploration des mondes parallèles. Sa dernière production, Archangel, une série de comics créée en collaboration avec Michael St. John Smith et illustrée par Butch Guice, repose sur un mécanisme similaire : Gibson représente deux réalités "divisées" illustrant les calamités du monde actuel, et imagine une chronologie alternative marquée par les catastrophes nucléaires.

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Ses premiers romans - dont le légendaire Neuromancien - sont consacrés à l'espace physique. Ils nous dévoilent des univers virtuels possédant une étendue, une épaisseur, une profondeur. Ses oeuvres récentes, à l'inverse, sont articulées autour du temps et des réalités qui lui sont attachées. Gibson imagine que notre passé, notre présent et notre futur ne sont immuables. Il se demande si nous pourrions visiter des chronologies alternatives - pour peu que nous disposions des technologies appropriées. Toujours cyberpunk dans l'âme, il estime que si l'exploration temporelle était possible elle serait nécessairement réservée aux riches, aux puissants et aux gouvernements.

Le récit basé sur ces interrogations est complètement fou, et sans doute plus invraisemblable que ce que nous proposait Gibson dans ses romans cyberpunk classiques. Cependant, il constitue un support particulièrement riche pour réfléchir à notre futur, et aux facteurs qui façonneront le monde dans lequel nous vivrons bientôt. Dans le cas d' Archangel, l'utilisation de l'arme nucléaire est au coeur des enjeux. Hélas, c'est un sujet qui, à l'heure où la Corée du nord entame une politique de dissuasion nucléaire, nous préoccupe plus que jamais.

J'ai eu la chance de pouvoir interviewer William Gibson, à la croisée des chemins entre des futurs plus terrifiants les uns que les autres. A rchangel s'ouvre dans un monde très semblable au nôtre, en 2016, à ceci près qu'il a été décimé par l'apocalypse nucléaire.

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MOTHERBOARD : Le choix de situer l'action dans un présent alternatif dystopique, en 2016 précisément, est particulièrement intéressant. Qu'est-ce qui a motivé votre choix d'ouvrir la série sur l'effondrement de l' ici et du maintenant ?

William Gibson : N'importe quelle personne de mon âge a vécu avec la menace de l'apocalypse nucléaire au-dessus de sa tête. Pour quelqu'un de moins de trente ans, ce n'est qu'une idée abstraite. Les Baby Boomers, eux, ont traversé la crise des missiles de Cuba ; certains sont restés fortement marqués par cet événement. Pour ma part, il m'a traumatisé. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ouvrir la série sur une Pax Americana combinée à la destruction atomique n'est pas du tout une référence au présent. Ou du moins, je ne l'ai pas écrit comme ça.

"Si vous avez lu de la SF américaine écrite pendant la Guerre Froide, vous savez que ce scénario n'a rien de neuf. On pourrait même dire qu'il s'agit d'un mème. Utiliser ce mème dans Archangel, c'était ressusciter un futur américain hyper rétro. Je n'aurais jamais cru vivre dans ce futur rétro un jour."

Si l'on en croit votre activité sur les réseaux sociaux, vous êtes un fervent critique de Donald Trump. Il est difficile de ne pas associer la catastrophe illustrée dans le comic à ce qui pourrait advenir aux États-Unis à l'issue des élections de 2016. Pourrait-on voir Archangel comme une représentation visuelle de vos craintes quant à l'avenir des États-Unis ?

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La série Archangel est basée sur un scénario écrit il y a plusieurs années. Quand j'ai commencé à travailler avec IDW Publishing sur une adaptation, une présidence Trump était bien la dernière chose que j'aurais imaginée. Malgré tout, l'élection de Trump n'a rien d'absurde : c'est le prolongement naturel de l'histoire et de l'évolution de la culture américaine. C'est seulement qu'elle constitue un événement extrême, en plus d'être inattendu. Je n'avais donc pas Trump à l'esprit quand j'ai écrit le scénario, et si ça avait été le cas ça n'aurait sans doute pas changé grand-chose.

Image : Butch Guice/IDW Publishing

Dans Archangel, l'aspect post-apocalyptique de l'Amérique du temps présent est lié, au moins en partie, à un président américain - une sorte de wannabe dictateur qui a consolidé son pouvoir à la suite d'une tragédie nucléaire. Pourquoi ce choix ?

Si vous avez lu de la SF américaine écrite pendant la Guerre Froide, vous savez que ce scénario n'a rien de neuf. On pourrait même dire qu'il s'agit d'un mème. Utiliser ce mème dans Archangel, c'était ressusciter un futur américain hyper rétro. Je n'aurais jamais cru vivre dans ce futur un jour.

Archangel présente le spectre de l'anéantissement de manière plutôt originale. Ici, pas d'hiver nucléaire, de zombies, ni de thèmes récurrents de la dystopie pour jeunes adultes façon Hunger Games. En le lisant, j'ai ressenti ce sentiment de prescience si particulier, cette certitude que la catastrophe était inévitable, comme dans une tragédie. Avant même que Donald Trump et Kim Jong-un n'entament leur petit jeu de dissuasion, pensiez-vous aborder ces thèmes ? Comment la fiction peut-elle nous aider à contextualiser la gravité de ce qui nous arrive ?

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Pour quelqu'un d'aussi vieux que moi, il n'y a rien de nouveau sous le soleil. La logique de la Guerre Froide, qui repose sur la menace de la destruction mutuelle, empreigne tellement notre culture que je connaissais son principe avant même d'avoir appris l'existence de la Seconde Guerre mondiale. Une fois que la menace existentielle a disparu avec l'effondrement de l'Union soviétique, une sorte d'amnésie collective s'est abattue sur les consciences. Pour les jeunes, la fiction réanime ce qui leur semble être le pire rétro-futur possible. Pourtant, je n'ai jamais trouvé que la fiction avait beaucoup éclairé la réalité de la menace nucléaire de la Guerre Froide. En fait, quand j'ai écrit Neuromancien en 1981, j'ai été extrêmement optimiste : j'avais imaginé un futur qui découlait d'un unique événement nucléaire. Notre avenir pourrait être bien pire que cela.

Pensez-vous que cette incapacité de la fiction à décrire la Guerre Froide est liée au manque d'oeuvres puissantes sur le sujet ? Ou est-ce seulement que l'idée de l'annihilation pure et simple d'une civilisation dépasse toute traitement fictionnel possible ?

Il y a eu pas mal de romans très bons sur le monde post-nucléaire : On the Beach de Nevil Shute, Un cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller, Niveau 7 de Mordecai Roshwald… Je pense que les meilleurs romans ont été écrits au tout début de la Guerre Froide. Ceux qui ont suivi reprenaient toujours la même formule, parce qu'elle amusait tout le monde. En fait, je pense que le trope de l'invasion zombie vient de là : les gens ont continué à trainer les pieds dans la peur, même après que la menace nucléaire a disparu. Je n'ai jamais pensé qu' Archangel avait quelque chose de particulièrement intelligent à raconter sur la guerre nucléaire. Il dit seulement : "Évitons d'en arriver là". C'est tout.

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L'intrigue sous-entend que, malgré la tragédie indescriptible d'Hiroshima et de Nagasaki, les choses auraient pu tourner encore plus mal. Archangel présente des scénarios alternatifs multiples où la Terre aurait connu l'hiver nucléaire dans tous les cas. Avez-vous structuré le récit de telle manière à représenter la précarité d'un monde où les décisions des gouvernements ont des conséquences démesurées ? Où le seul fait de constituer des stocks nucléaires menace des milliards de citoyens innocents ? Pensez-vous que la destruction d'une civilisation dépende du battement d'une aile de papillon ?

J'ai toujours pensé que c'était le cas, oui. Pour moi, vivre dans un monde où l'arme nucléaire existe suppose de risquer la catastrophe à tout moment, sous n'importe quel prétexte.

Image: Butch Guice/IDW Publishing

D'où vient le titre de la série ? Qui sont les anges de haut rang représentés dans cette histoire ? Peuvent-ils nous sauver de l'équilibre de la terreur ?

Le climax de l'histoire a lieu dans l'air, au-dessus de la ville portuaire russe d'Arkhangelsk, Archange en français, où Staline se réunit secrètement avec ses chefs militaires. Le largage d'une bombe atomique à cet endroit signifierait la fin l'Union soviétique, où du moins c'est que pensent les bad guys du futur.

Dans le scénario sur lequel est basée la série, Archangel est vraiment un lieu à part entière, un lieu incarné, plus qu'un symbole. Certains des personnages doivent aller là-bas pour emprunter un avion russe, par exemple. Évidemment, j'étais conscient que l'interprétation symbolique que vous mentionnez allait être faite, mais pour ma part elle m'indiffère complètement. Dans la série, Torres veut avant tout détruire le Splitter, pour que Junior et Dad obtiennent une seconde chance dans une nouvelle chronologie. Je pense que c'est également la priorité numéro 1 du Pilote. Le monde, le nôtre, celui que Splitter crée au début de l'histoire, n'est pas particulièrement heureux. Mais il est tout de même meilleur que le leur.

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Entre les drones-mouches et les diviseurs de temps, Archangel marque un retour franc à la science-fiction. Y-a-t-il encore de la SF dans les tuyaux ?

Mon roman le plus récent, The Peripheral, possède deux futurs distincts : l'un se déroule au milieu du 21e siècle, le second au milieu du 22e siècle. Vu que ce second futur voit advenir la Singularité, oui, on peut dire que j'ai de nouveau les pieds dans la SF.

Le bouquin que je termine actuellement, Agency, se déroule dans le même futur, au 22e siècle, mais également dans le San Francisco de 2017 - dans une chronologie alternative où Trump a perdu les élections - ce qui ne donne pas nécessairement naissance à un monde meilleur.

"Je pense que nous pourrions un jour repenser avec nostalgie au jour où tous les futurs étaient encore possibles."

Revenons sur votre intérêt récent pour le voyage dans le temps. Comment vous est venue l'idée de le réinventer complètement, en permettant aux personnages d'habiter physiquement différents passés et différents futurs ? Pourquoi avez-vous choisi le format comics ?

Quand j'ai commencé à écrire The Peripheral, j'avais en tête la petite ville américaine de Flynne, dans un futur proche ressemblant au roman Winter's bone, mais avec de meilleurs téléphones cellulaires et de la production de meth à l'échelle industrielle. J'ai pensé que son futur alternatif pourrait être un Miami futuriste rempli de riches. Ensuite, j'ai songé à quoi pourrait bien ressembler Londres dans un avenir distant, mais les paradoxes liés au voyage dans le temps m'ennuyaient vraiment. Je me suis alors souvenu de "Mozart en verres miroirs", une nouvelle de Lewis Shiner et Bruce Sterling dans laquelle le voyage dans le temps fonctionne très différemment, et je me suis approprié ce modèle. Lorsque Michael St. John Smith et moi avons commencé à coucher sur le papier les idées qui deviendraient le scénario d' Archangel, j'ai terminé The Peripheral mais j'étais toujours hanté par le voyage dans le temps.

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Vous êtes extrêmement actif sur Twitter. Quelle est votre relation avec les réseaux sociaux aujourd'hui ? Vos idées ont contribué à façonner les espaces en ligne tels qu'ils existent aujourd'hui - vous ont-ils déçu ?

Twitter est le seul réseau social que j'utilise. Je n'ai jamais mis les pieds sur Facebook. Twitter a toujours été une excellente source d'inspiration pour moi, et un outil utile. Avant, j'achetais l'équivalent de 100 dollars de magazines par mois, étrangers pour la plupart. Aujourd'hui, ils ne représenteraient une petite fraction du contenu que je lis sur Twitter grâce à la curation des autres utilisateurs.

L'une de mes citations préférées de vous, "Le futur est déjà là, mais il n'est pas réparti de manière homogène", est de vous. Où le futur se concentre-t-il aujourd'hui ?

Une distribution homogène du futur n'est souhaitable que si on a affaire à un bon futur ! Et encore. Je pense que nous pourrions un jour repenser avec nostalgie au jour où tous les futurs étaient encore possibles, et où la nouveauté n'était présente que localement. Je pense que le jour où la nouveauté imprègnera toutes les facettes de notre réalité, on aura du souci à se faire.

Merci d'avoir pris le temps de me répondre.

Merci à vous.