Crime

Ces détenus voués à enchaîner les peines de prison toute leur vie

« J'ai vu pas mal de choses troublantes pendant mon incarcération : agressions, abus sexuels, extorsion, toxicomanie. Mais là je suis vraiment choqué. »
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
illu détenus téléphone prison
Illustration : Nicole Xu

C'est un soir de juillet et je suis au téléphone avec ma petite amie Taemi. C’est un de ces appels qui va se terminer comme tous les autres : je vais regretter de l’avoir appelée. C’est devenu notre routine. Pourtant, je fais la queue devant la cabine tous les soirs et je passe la moitié de mes 45 minutes de temps libre à me faire insulter par la femme qui est censée m'aimer. Je ne suis pas le seul dans ce cas. Prisonniers des erreurs du passé, nous sommes nombreux à être aux prises avec des relations malsaines, et ce, depuis longtemps.

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C'est une nuit ordinaire. Ce n'est pas la pleine lune, ce n'est pas un vendredi 13, et comme d’habitude, il fait très chaud. Dans la prison de St. Cloud, dans le Minnesota, il n'y a pas d'air conditionné, de sorte que, même dans nos cellules, nous sommes en sous-vêtements, essayant de rafraîchir nos esprits. Heureusement que la mienne est au rez-de-chaussée.

Taemi et moi venons de commencer à parler quand un autre détenu entre dans la pièce avec un bout de papier attaché à la poitrine. Je ne l’aperçois que du coin de l'œil et je n’arrive pas à lire ce qui est écrit dessus, alors je n'y prête pas trop attention.

En même temps, il faut une concentration incroyable pour parler au téléphone au milieu de tout ce bruit. Habituellement, le mec dans la cabine à côté de vous supplie quelqu'un de lui donner de l'argent pour qu'il puisse se payer des nouilles et du café. Et puis, il y a toujours celui qui pleure au téléphone, promettant qu’il va changer, implorant une nouvelle chance entre deux sanglots. Et enfin, il y a toujours le type abusif et violent qui déverse une avalanche d'insultes sur une femme probablement peu sûre d’elle.

Les pires distractions viennent de ceux qui font la queue. Ils ne se soucient pas des gens déjà en ligne. Ils se crient dessus, font des blagues grossières et se disputent sur les choses les plus insignifiantes, comme la question de savoir quelle célébrité est la plus riche de toutes. En prison, les types pensent savoir absolument tout sur tout et ne reculent devant rien pour en convaincre les autres.

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Je remarque que certains détenus montrent du doigt le type avec le bout de papier sur la poitrine et commencent à s’agiter. Mais Taemi est de très mauvaise humeur, elle me dit que je suis une personne horrible, pour la centième fois, et toute mon attention se porte sur ses commentaires flatteurs.

Quelques minutes plus tard, le type repasse. Cette fois-ci, il me tourne le dos et fait face aux hommes qui font la queue, si bien que je n’arrive toujours pas à voir ce qui est écrit sur son papier. Taemi et moi parlons encore un peu pendant que j'essaie de comprendre ce qui se passe.

« Je ne le souhaite à personne, mais il y a des gens comme lui qui sont voués à enchaîner les peines de prison toute leur vie. »

Le bâtiment où je me trouve, la B-House, est en fait une unité éducative, et de nombreux détenus y sont envoyés pour suivre le programme GED, le programme d'éducation en prison. Il s'agit notamment de jeunes hommes ayant des troubles de l’apprentissage ou du comportement, et qui, pour une raison ou une autre, n'ont jamais terminé leurs études secondaires. Cela crée une dynamique sociale assez intéressante.

L'homme au bout de papier en est un bon exemple. Il se vante toujours d'être membre d'un gang et célèbre continuellement ses exploits criminels, le « code du prisonnier », la loi de la rue, etc. Chaque mot qui sort de sa bouche concerne le fait d’avoir battu telle ou telle personne, d’avoir volé telle ou telle chose, ou d’avoir réussi à vendre de la drogue avec une méthode nouvelle et extraordinaire. Je ne le souhaite à personne, mais il y a des gens comme lui qui sont voués à enchaîner les peines de prison toute leur vie.

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En passant de nouveau devant le téléphone, il lève les mains au ciel comme Mohamed Ali après avoir vaincu Frazier. Cela déclenche des réactions encore plus vives. Certains rient et se moquent de lui. D'autres prennent un air dégoûté, l’air de dire « Oh non, il n'a pas vraiment fait ça ». D’autres encore sont furieux et font des gestes qui me sont inconnus et que j’imagine être des signes de gangs.

Le spectacle, bien sûr, me rend d’autant plus curieux. Dès qu'il s'approche à nouveau, je me retourne pour voir ce qui dérange tant de gens. Collée sur le devant de sa chemise, une photo montre un jeune homme blessé par balle au visage, mort, dans la rue.

« La scène est surréaliste. Les détenus plus âgés l’encouragent, les plus jeunes l’admirent. C’est déchirant à voir »

Il ne s’agit pas d’une mise en scène hollywoodienne, mais de la réalité, dans toute sa splendeur. L'homme sur la photo a été touché au visage et à la poitrine. Il est allongé à côté d’une voiture garée. Il y a une mare de sang autour de sa tête et sa jambe est pliée sous son corps. Ses yeux sont ouverts et semblent fixer quelque chose au-delà du cadre. Il ressemble à un lycéen et ne doit pas avoir plus de 19 ans.

Apparemment, c'est la photo dont s’est servie l'accusation pendant le procès pour prouver son meurtre. Le jeune homme sur la photo était sa victime. Et maintenant, le voilà, se pavanant à travers la prison avec cette photo accrochée à sa poitrine comme si c'était une médaille d'honneur. La scène est surréaliste. Les détenus plus âgés l’encouragent, les plus jeunes l’admirent. C’est déchirant à voir.

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J'ai vu pas mal de choses troublantes pendant mon incarcération : agressions, abus sexuels, extorsion, toxicomanie. Mais là je suis vraiment choqué. C'est un de ces moments où vous vous figez, vous ne pouvez pas en croire vos yeux, ça ne peut pas être vrai.

Je pense à la victime, et à la mère qui a perdu son fils cette nuit-là, victime d'un geste brutal. Je suis sans voix. Le téléphone me glisse des mains, quand j’entends Taemi crier. Je l’interromps pour lui expliquer ce qui se passe. Elle se tait et nous restons perdus dans nos pensées un moment.

Je crois que nous réalisons tous les deux où je suis vraiment. Je m’excuse de l'avoir coupée et je lui demande ce qu'elle disait. « Rien, répond-elle d'une voix douce. Je t'aime, bébé. »

Aaron Ernst, 42 ans, est incarcéré au Minnesota Correctional Facility à Faribault, aux États-Unis, où il purge une peine de six à dix ans pour une infraction liée à la drogue.

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