À la découverte des amateurs de bébés artificiels : les reborners

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À la découverte des amateurs de bébés artificiels : les reborners

La communauté des amateurs de reborn, ou « reborning mouvement, » n’en finit plus de gagner en popularité. Tour d’horizon d’une sous-culture bien moins étrange qu’il n’y paraît.

23 juillet 2016. Il fait plus de 30°C dans les rues de la petite ville de Keene, dans le New Hampshire. Lorsque le commissariat lui signale qu'un bébé est enfermé dans une voiture à proximité du centre commercial, le lieutenant Jason Short sait qu'il a peu de temps pour agir. « Je me suis rendu là-bas aussi vite que possible, expliquera-t-il quelques semaines plus tard à la chaîne de télévision WMUR. Je ne sais pas à quelle vitesse j'allais, mais ça a été rapide. » Derrière les vitres fermées du véhicule, le policier repère tout de suite les pieds de l'enfant et une bouteille de lait. Le bébé est immobile. L'officier brise la fenêtre avec sa matraque et extrait le petit corps de l'habitacle. Sous le cagnard, son sang se glace subitement : « Il avait l'air mort, sans vie. » Il appelle une ambulance et tente de ranimer le bébé ; ses voies respiratoires sont bloquées. Lorsqu'il tente de les dégager et plongeant son doigt dans la bouche de la victime, il comprend : « C'est une poupée. » Mais pas n'importe quel genre de poupée : un reborn.

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Les reborn sont des poupées conçues pour imiter un vrai bébé de la façon la plus réaliste possible. D'innombrables fans se passionnent pour elles, tout autour du monde : un officier de police australien a vécu une mésaventure identique à celle de Jason Short en 2008. En 2011, c'est un bobby anglais qui s'est laissé avoir par un reborn abandonné dans une voiture surchauffée. Aussi comique et incongru soit-il, ce genre d'incident risque de se reproduire régulièrement. La communauté des amateurs de reborn, ou reborning movement,n'en finit plus de gagner en popularité et en présence médiatique depuis le début des années 2000. Tour d'horizon d'une sous-culture bien moins étrange qu'il n'y paraît.

L'origine du reborning est mal connue, mais il est communément admis que ses fondations ont été posées par l'industrie cinématographique américaine. Il y a plusieurs décennies, lorsqu'ils ont compris qu'obtenir une prise réussie avec un véritable bébé était une entreprise bien trop ardue pour être rentable, les pontes des studios Warner ont décidé de faire appel à des poupées ultra-réalistes. Finies les crises de larmes impromptues et les couches bien remplies qui ralentissent les tournages ! La légende raconte que les personnes chargées de sculpter et de peindre ces accessoires peu communs ont trouvé la tâche si agréable qu'elles ont décidé de la poursuivre à domicile, pour le plaisir. En utilisant leur savoir-faire pour customiser des poupons en plastique vendus dans le commerce, ces pionniers anonymes auraient donné naissance aux tout premiers bébés reborn entre la fin des années 80 et le début des années 90. Une autre version de l'histoire attribue leur maternité à Joyce Moreno. Cette porcelainière américaine affirme avoir développé des techniques de peinture « inédites » en 1989 afin de créer des bambins plus vrais que nature à partir de poupées Berjusa.

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Amorcé aux États-Unis, le mouvement reborn s'est peu-à-peu propagé dans le monde entier : des créateurs de poupées se sont lancés en Angleterre, en Australie, au Canada, en Asie, en Europe continentale et en Amérique Latine. Ces artistes précurseurs ont permis à la communauté du reborning de grandir en petits groupes isolés tout au long des nineties. Au début des années 2000, la popularité du web a permis d'accélérer cette croissance et de rapprocher les différents cercles de fans. Grâce à Internet, les amateurs de faux bébés sont vite devenus suffisamment nombreux et coordonnés pour organiser des événements d'importance réservés à leur hobby. La première convention de reborners s'est tenue du 21 au 23 janvier 2005 à Orlando, en Floride, à l'initiative de l'association de créateurs International Reborn Doll Artists. De nombreux autres rassemblements de moindre envergure ont été organisés dans son sillage, surtout aux Etats-Unis et en Angleterre. Les premières années du 21e siècle ont également vu les bébés reborn s'introduire dans la presse, des magazines spécialisés comme Doll Reader aux publications généralistes. C'est grâce à ces titres que la Française Cathy Legroux a entendu parler des poupons ultra-réalistes pour la première fois.

Cathy Legroux a 64 ans. Lorsqu'elle a découvert le reborning en feuilletant des magazines américains, sa curiosité a immédiatement été piquée au vif. C'était il y a une vingtaine d'années : « À ce moment-là, j'étais ingénieure en télécommunications, a-t-elle expliqué par téléphone à Motherboard. J'aidais les entreprises à se connecter à Internet. J'ai eu la chance d'être l'une des premières à pouvoir l'utiliser en France. Ça m'a permis de retomber sur des articles publiés en ligne. Je trouvais les reborn assez bluffants, alors j'ai gardé un œil dessus. » Quelques années plus tard, d'importants problèmes de santé l'ont contrainte à abandonner son activité professionnelle. Soudain confrontée à des journées bien vides, elle a décidé de se lancer pour de bon dans le reborning. Elle se souvient : « N'étant pas trop malhabile, j'ai décidé de commencer à créer par moi-même. Je me suis dit 'Quitte à arrêter de travailler, autant faire quelque chose qui me plaise !' J'ai plongée dans cette passion qui m'a aidée à me vider la tête, à penser un peu moins à mes problèmes de santé. » Dix ans plus tard, Cathy pratique toujours le reborning avec ferveur. Ses créations sont disponibles à l'achat sur son site internet, la Nursery des câlins. Ses bébés sont vendus entre 300 et 450€, un prix justifié par les moyens considérables investis dans la confection.

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La grande majorité des poupées reborn sont conçues à partir de « kits » qui contiennent la tête, les membres et parfois le torse du futur faux bébé. Les moules dont sont issues ces pièces ont été sculptés par des artistes plus ou moins prisés : Elisa Marx est réputée pour ses kits Ben Louis et Coco Malu, Evelina Wosnjuk pour Michelle et Lelou, Sheila Michael pour Victoria. Depuis peu, les créateurs de reborn peuvent aussi commander des ensembles de pièces imprimées en 3D à partir d'un scan de bébé bien réel, les realborn. Les prix varient beaucoup selon les éléments fournis, la qualité de la sculpture, le matériau utilisé et la notoriété du créateur. La plupart des kits en vinyle, les plus courants, sont vendus entre 40 et 150 euros. Leurs contreparties en silicone, appréciées pour leur souplesse et leur toucher réaliste, peuvent dépasser les 1 000 dollars. Malgré ces écarts de prix impressionnants, ces pièces ne sont que des supports. Leur transformation en reborn dignes de ce nom dépend d'un processus qui requiert une patience et une minutie de technicien en effets spéciaux.

La première étape de ce processus est la peinture. Pour obtenir la couleur et le grain d'une véritable peau de bébé, les reborners utilisent une vaste gamme de couleurs acryliques, d'épaississants, de solvants et de vernis qu'ils mélangent et appliquent à leur façon sur les pièces vierges. Le site d'aide aux débutants Reborningtuto détaille neuf étapes basiques qui vont de la réalisation des veines, des rougeurs plantaires et des pores à la création d'un « effet 3D. » Certains artistes reproduisent même les minuscules boutons blancs qui s'installent parfois sur le visage des nouveaux-nés. L'ensemble du procédé nécessite de nombreux outils : des brosses et des pinceaux en tout genre, des éponges, des applicateurs de maquillage en mousse à customiser soi-même. Après chaque couche d'acrylique, les pigments sont fixés sur les pièces de la poupée grâce à un bref passage au four. Entre 15 et 30 de ces cycles peinture-cuisson sont nécessaires pour transformer un morceau de plastique en peau réaliste, tout en nuances et en marbrures. Une opération qui s'échelonne parfois sur plusieurs semaines.

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La deuxième étape majeure du reborning, le rooting, réclame elle aussi une grande patience. Pendant cette phase, l'artiste implante de la laine mohair, de la soie ou des filaments synthétiques sur le crâne de sa poupée à l'aide d'un poinçon spécial. Plus la pointe de l'aiguille utilisée est fine, plus la chevelure sera naturelle. Le but est d'enraciner une fibre à chaque perforation, pas plus. Une fois fixée à l'intérieur de la tête de la poupée grâce à une couche de colle, la tignasse artificielle pourra être lavée au shampoing et coiffée, toujours délicatement. Au moins douze heures de travail sont nécessaires pour obtenir une chevelure réaliste. Certains créateurs reconnaissent volontiers que le rooting est un moment décourageant, voire douloureux : le frottement du poinçon sur les doigts entraîne bien souvent l'apparition d'ampoules. Heureusement, une fois les cheveux implantés, le travail est presque fini.

La dernière phase du reborning consiste à rembourrer, lester puis assembler les différentes pièces du kit. Les membres, la tête et le tronc sont connectés à l'aide de serre-câbles et remplis d'un mélange de matériaux qui permet à la poupée d'imiter au mieux un vrai bébé : du coton, de la laine ou des fibres de polyester pour la souplesse, des petits sacs remplis de sable, de poudre de plastique ou de micro-billes de verre pour le poids. Lors de cette étape, les reborners peuvent même équiper leurs créations de mécanismes qui reproduisent la respiration, les battements de coeur, les pleurs, les babillages et le réflexe de déglutition de véritables nouveau-nés. Il est également possible de recouvrir le corps d'une plaque ventrale en plastique, genrée ou non. Ne reste plus qu'à habiller la poupée pour conclure l'affaire.

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Ce qu'il advient de la poupée achevée dépend de la volonté de son créateur. Certaines seront conservées, d'autres mises sur le marché à des tarifs très variables. Le record du reborn le plus onéreux semble être détenu par Romie Strydom, une créatrice superstar qui a cédé l'une de ses poupées en silicone pour plus de 20 000 euros en 2012. En général, les poupées les plus réalistes sont vendues pour plusieurs milliers d'euros, les plus banales pour quelques centaines. La transaction, souvent appelée « adoption », peut être consacrée par un faux certificat de naissance. Chaque reborner fixe ses propres prix avec plus ou moins d'honnêteté : « Moi, je ne fais pas de bénéfices, explique Cathy Legroux. D'autres en vivent : elles ont des charges à payer, elles comptent leurs heures, donc elles vendent plus cher, c'est normal. Vous avez aussi des jeunes femmes qui voient que les prix pratiqués sont élevés et se disent 'Chic, on va gagner plein de fric en faisant des bébés reborn à l'arrache'. » Ce qui ne les empêche pas de trouver des clients.

La grande majorité des amateurs de reborning sont des femmes. Toutes ne vivent pas leur passion de la même manière. La plupart sont de véritables puristes, de celles qui enferment leurs acquisitions dans des vitrines, à l'abri de la poussière et des mains curieuses : « Ce sont des pièces de collection, pour certaines même des œuvres d'art, a déclaré la créatrice France Marcezewski au quotidien La Voix du Nord l'année dernière. Ce n'est normalement pas fait pour être manipulé. » D'autres sont plus tactiles avec leurs poupons : « Elles les mettent en présentation avec des objets de la petite enfance, un landau, une poussette, des choses comme ça, affirme Cathy Legroux. Elles vont les changer, les habiller… Elles vont les toucher un peu plus. » La créatrice soutient qu'il n'y a rien de bien étrange là-dedans : « Ce sont des adultes qui jouent à la poupée. Ça nous paraît tellement évident qu'on ne se pose même pas la question ! C'est comme un homme qui collectionne des voitures ou des petits soldats. » Si ces deux types de fans semblent constituer l'essentiel de la communauté du reborning, ils sont souvent éclipsés par ceux pour lesquels ces poupées sont bien plus que des jouets.

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Certaines personnes traitent leurs poupons hyper-réalistes comme de véritables bébés. Elles se lèvent la nuit pour les « nourrir » ou les changer, les baladent dans les magasins ou les parcs d'attractions, leur prêtent des personnalités. Il y a quelques mois, une Américaine est allée jusqu'à publier une fausse échographie de poupée sur son compte Instagram. Lorsque les reborn apparaissent dans les médias, c'est presque toujours aux côtés de ces fans hardcore. Ils sont pourtant rarissimes, insiste Cathy Legroux : « Je créé des reborn depuis une dizaine d'années et je ne connais que deux personnes qui sont dans ce cas-là. La grosse majorité sont des collectionneuses qui pourraient tout aussi bien acheter des tableaux ou des vieux livres. » Les raisons qui poussent ces individus à traiter leurs poupées comme de véritables enfants sont souvent tragiques. L'artiste Eve Newsom a fait sept fausses couches et n'a pas les moyens d'adopter ; la collectionneuse Angela F. a perdu son fils ; Wendy Archer s'est lancée dans le reborning pour apaiser la douleur causée par sa stérilité.

Les raisons qui poussent ces individus à traiter leurs poupées comme de véritables enfants sont souvent tragiques.

Le fait que les personnes qui subissent de telles épreuves puissent se tourner vers les bébés reborn n'étonne pas la psychiatre Christine Barois. « Tout ce qui concerne l'obstétrique est souvent extrêmement traumatique, a rappelé la spécialiste lors d'un entretien téléphonique avec Motherboard. Quand ça ne se passe pas bien, ça a des conséquences psychologiques assez dramatiques. (…) Si une femme peut faire l'économie de son deuil ou l'alléger en étant dans le déni, sans que ça gêne son fonctionnement global, pourquoi serait-on dans le jugement de valeur ? Il y a des gens qui picolent, qui fument… Si c'est juste un bébé reborn, est-ce que c'est si gênant que ça ? » Malgré l'absence d'études sérieuses sur le sujet, la docteure Gail Saltz acquiesce : à son sens, ces poupées aident à combattre la tristesse et l'anxiété. Interrogée par le quotidien australien Herald Sun, la psychologues Ingrid Collins préfère se méfier, non sans brutalité : « Une fois que vous avez fait le deuil de votre enfant, que faites-vous avec la poupée ? L'enterrerez-vous à nouveau ? »

Les personnes traumatisées ne sont pas les seules à trouver du réconfort en câlinant des reborn. « Certains de mes bébés ont été adoptés par des personnes gravement handicapées, par des autistes, par des personnes très délabrées psychologiquement, rapporte Cathy Legroux, qui ne cesse de vanter les bienfaits de ses créations. Je suis ravie de voir que ça peut soulager leur mal-être, quel qu'il soit. » Dans certaines maisons de retraites médicalisées du Royaume-Uni, les poupons font des merveilles auprès des patients atteints de démence ou de la maladie d'Alzheimer. Ils peuvent aussi faire le bonheur des vieilles personnes qui ne sont plus en mesure de prendre soin d'un animal de compagnie.

En dépit de tous ces points positifs, un bébé reborn reste un objet étrange pour la plupart des non-initiés. Est-ce parce qu'ils traînent dans les profondeurs de la vallée de l'étrange, entre les robots humanoïdes et les cadavres ? Parce qu'ils sont parfois associés à des événements tragiques et des traumatismes ? Parce qu'un adulte qui joue à la poupée, c'est incongru ? En bien des points, les reborn semblent anormaux. « Mais est-ce que l'anormalité, c'est forcément ne pas être heureux ? » demande Christine Barois. Malgré nos doutes face à ces poupées trop réalistes, nous connaissons tous la réponse à cette question.