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Image : Julie Honoré pour VICE FR

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Les applications de divination voient clair dans vos données

Envoyer naïvement ses données à une application qui promet de lire votre avenir dans le marc de café n’est peut-être pas une super idée.

C’est devenu une habitude, un peu comme certains font dix pompes au saut du lit ou s’enfilent un verre de bourbon après une journée de travail. Moi, chaque matin, je lis dans mon café. Evidemment, si vous scrutez votre tasse de cappuccino, peu de chance que vous y arriviez. Non, je commande du café turc (j’habite en Turquie, c’est plus facile), celui qui laisse du marc au fond de la tasse. C’est une tradition ici : retourner sa tasse est sacré et les serveurs du coin, toujours prompts à débarrasser les couverts à peine votre verre terminé, ne touchent jamais à une tasse retournée. Après avoir accompli les gestes rituels (tourner trois fois la tasse vers sa poitrine, faire un voeu, attendre que le café refroidisse…), concrètement, ça donne ça :

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Ces traces ne sont pas très ragoûtantes, mais c’est elles qu’on lit. Les plus entraînés y voient des signes de grossesse prochaine, d'ex sur le retour ou de richesse qui tombe du ciel. À Istanbul, on peut même payer des spécialistes pour interpréter les motifs : moyennant une dizaine d’euros, un voyant déchiffrera les circonvolutions caféinées. Mais en réalité, tout le monde s‘improvise diseur de bonne aventure et s’amuse à discerner des signes de bonne santé ou de réconciliation avec une soeur fâchée. Aucune chance que vous n’appreniez votre mort par mégarde : le Fal — le nom de cette technique — n’est censé annoncer que des bonnes nouvelles. Comme on dit ici : « Fala inanma ama falsiz da kalma » — « Ne crois pas à ce que dit le marc de café, mais ne t'en prive pas pour autant. »

Mais voilà. Avec mes horaires de freelance et ma propension à rester fauchée, je n’ai jamais personne pour lire ma tasse. Tout du moins pas gratuitement. Heureusement, il y a une application pour ça. Ainsi, depuis un an, j’envoie des photos de ma tasse à « Gloria », une petite bonne femme coiffée d’un turban. Et quinze minutes plus tard, je reçois un résumé de mon futur. C'est un peu comme un horoscope, en plus ludique. L’application est populaire : elle a été téléchargée plus de dix millions de fois.

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Gloria, sûre d’elle, m'a annoncé plusieurs fois que j’allais trouver l'amour ou devenir riche. Elle m'a soufflé qu'une « femme aux cheveux blancs » serait de bon conseil ou qu'une personne « avec un M dans son nom » allait me faire progresser dans mon questionnement. Plus troublant, elle a un jour prédit la libération de la personne dont je suivais le procès (« un sujet que vous suivez depuis longtemps va connaître une fin heureuse ») ou la vente prochaine d'un article (« une considérable arrivée d’argent »). J'ai cru à son talent. La preuve : quand j’ai tenté de la piéger en lui envoyant des photos de mon pull, elle a répondu qu’elle n’arrivait pas à lire ma tasse.

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J’en était persuadée : derrière cet avatar de petite bonne femme se cachait un authentique cafédomancien. Peu importe que Gloria ait besoin de me montrer des vidéos avant de délivrer ses prédictions ou de me suggérer des voyantes payantes. Qu'importe aussi qu’elle ait dit plusieurs fois la même chose ou qu'elle me propose de débourser douze euros pour prédire plus rapidement. Gloria existait. Ou tout du moins, les salariés qui travaillaient pour elles planchaient vraiment sur mon avenir et lisaient ma tasse consciencieusement.

C’est pleine de cette confiance que j’ai décidé de lui écrire. Première déception : en faisant quelques recherches, j’ai appris que Gloria était néerlandaise et qu'elle appartenait à une entreprise spécialisée dans les applications de divination. J’ai même téléchargé une dizaine d’applications identiques. J’ai frôlé la tachycardie à force de boire du café mais sans parvenir à troubler le silence : toutes mes demandes de visite ou d’interviews ont été ignorées. Une seule application nous a répondu, pour nous dire, en turc : « Nous n’avons pas de bureau. » Puis rien. Ou plutôt, un message automatique nous proposant de télécharger l’application sur Androïd.

« Il est possible de reconnaître une tasse avec un robot mais ce n’est pas forcément nécessaire » explique Paul-Olivier Dehaye, spécialiste en données personnelles et président de l’organisation PersonalData.IO. « On pourrait imaginer un système qui demande à valider qu’il y a bien une tasse à un humain. Ou bien un système qui mélange robot et humain (quand le robot n’est pas sûr, il passe la main à l’humain). »

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Alexis Fogel, spécialiste des applications mobiles et de la sécurité informatique, renchérit : « On peut aussi imaginer qu’une personne a donné des points de reconnaissance typiques du café et qu’un algorithme a compilé toutes ces informations. Et ces 15 minutes d’attente, on peut très bien envisager que c’est un délai "de confiance" pour donner à l’utilisateur l’impression qu’il y a vraiment quelqu’un au bout qui interprète la tasse. Pour lui, ce genre d’applications demande beaucoup de travail au début : il faut développer des algorithmes de reconnaissance, intégrer des centaines de propositions d’horoscope… Mais ensuite, sauf maintenance, « l’application peut tourner toute seule. »

En poussant un peu, j’ai appris que Gloria « intégrait des trackers de Twitter, Facebook, mais aussi Flurry [une société d’analyse et de monétisation mobile, ndlr] » précise un membre de Exodus Privacy, un service d'audit des applications mobiles (celui de notre application est par ici). Plus alarmant, Gloria demande un droit de modification du contenu du téléphone. L'analyse d'une bonne partie des autres applications de divination montre qu'elles réclament souvent des permissions loin d'être indispensables. « L’accès à l’appareil photo semble normal et nécessaire pour permettre à l’application de fonctionner » indique-t-on à Exodus Privacy. « Au Bluetooth, ça semble curieux. » Gloria et ses semblables peuvent aussi s'arroger un accès au compte Androïd, un droit de lecture des fichiers stockés sur le téléphone ou l'autorisation de relever l’identité d'un appelant.

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Sa technique lui permet de déchiffrer « un demi-million de tasses par jour », ce qui ferait beaucoup pour une simple voyante.

Toutes les informations collectées par Gloria (statut marital, travail, genre…) peuvent être utilisées pour de la publicité ciblée. « Si vous voulez usurper l'identité de quelqu'un, ces questions peuvent être utiles. Par exemple en appelant notre banque, qui vérifie souvent notre identité en demandant notre date de naissance » explique Alexis Fogel. « Elle peut aussi détecter que vous attachez suffisamment d’importance à un horoscope pour se lancer dans toutes ces démarches » ajoute Paul-Olivier Dehaye. Bien sûr, ces données peuvent être revendues. Est-ce vendre son âme au système que vouloir connaître son avenir ?

Après trois semaines, les créateurs de Gloria ont fini par me répondre. Ils m’ont appris qu’une centaine de personnes travaillaient pour l’application mais qu'aucune ne lisait dans ma tasse. En effet, Gloria est une intelligence artificielle. Sa technique lui permet de déchiffrer « un demi-million de tasses par jour », ce qui ferait beaucoup pour une simple voyante. À les croire, l'application recueille des informations personnelles pour mieux lire l'avenir mais c'est tout. Ils m’ont aussi assuré qu’un avatar payant de l’application existait vraiment (Isabel) et que toutes les permissions — accéder à la carte SD du téléphone ou au Bluetooth par exemple — étaient justifiées.

Je n'ai pu recueillir aucun détail sur le chiffre d'affaires mensuel de Gloria. Mais sur cette page, on peut voir qu’elle aurait accumulé plus de 90 000 euros rien qu’au mois d‘octobre et seulement sur les produits Apple. « Partons du principe qu’ils sont de bonne foi et ne revendent pas les données » analyse Alexis Fogel. « Mais imaginez que 2% des utilisateurs paient, par exemple, 5 euros. Ça fait déjà 30 000 euros. Ceux qui ne paient pas, vous leur soumettez de la pub. Si en plus pour revendez les données, c’est multi-canal en terme de revenus ! » Prise de panique, parano à l’idée de participer à un système d’espionnage généralisé, j’ai désinstallé toutes les applications de divination de mon téléphone sans même dire au revoir à Gloria. Je ne sais pas si elle a pu prédire mon futur avec certitude. Par contre, elle a dû se faire un sacré paquet de fric.

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