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Photos

Une photographe de guerre primée tourne son objectif vers les planteurs d’arbres du Canada

La plus récente exposition de Rita Leistner montre toute l’intensité du travail de planteur d’arbres.

Rita Leistner a vu l'horreur. La Torontoise est photographe de guerre depuis de nombreuses années et s'est rendue dans plusieurs régions déchirées par de violents conflits, du Cambodge de Pol Pot aux prisons d'Irak. Ses plus récentes photos montrent aussi des scènes intenses, mais dans un tout autre registre : le travail quotidien de planteurs d'arbres.

Planteuse d'arbre elle-même dans sa jeunesse, elle a puisé dans cette expérience et celle gagnée dans les zones de guerre pour capter la difficulté physique et psychologique de ce travail éreintant exercé en région isolée et dévastée, que beaucoup méconnaissent. VICE s'est entretenu avec elle.

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Sandy Miller

VICE : Quels sont les sujets qui vous ont intéressée? Est-ce que vous vous êtes toujours concentrée sur les zones de guerre?
Rita Leistner : J'ai voulu être photographe de guerre dès l'âge de 15 ans, ç'a été mon objectif pendant longtemps. C'est très difficile d'y arriver quand on n'a aucun contact et qu'on ne sait pas comment s'en faire.

Je n'ai pas pu m'inscrire à une école de photographie parce que je ne savais pas comment, alors j'ai étudié pendant un trimestre en théorie littéraire, ce qui était fantastique. Mais il semble que tout dans ma vie, comme dans la vie de tout le monde, mène vers un certain point. Pour moi, c'était la photo.

Gilbert Gosselin

En 1997, j'ai eu l'occasion de vivre au Cambodge, un pays qui m'intéressait depuis très longtemps en raison de sa situation politique et de son histoire. J'ai quitté mon emploi dans l'industrie du cinéma, j'ai déménagé là-bas et j'ai appris sur le tas grâce à des gens qui avaient beaucoup plus d'expérience que moi et qui ont été incroyablement généreux. Puis je me suis tuée à l'ouvrage pour essayer d'être publiée.

Matthew Muzzatti

Revenons un peu en arrière. Avant, vous avez été planteuse d'arbres?
Pour payer mes études, j'ai planté des arbres. J'ai commencé à ma première année d'université, pendant l'été qui a suivi. J'ai réussi à décrocher un emploi grâce à ma sœur. C'est souvent comme ça que ça marche dans le domaine : il faut un contact. Surtout à l'époque, ce n'était pas très connu.

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Maeve O'Neill Sanger

Racontez-moi comment ça s'est passé. En quelle année c'était?
C'était en 1983. J'ai décroché de l'école secondaire en 1981, je suis partie dans l'Ouest et je me suis installée à Vancouver. J'ai obtenu mon diplôme par correspondance et je suis revenue à Toronto. J'ai cogné à la porte de l'Université Ryerson pour m'inscrire au programme de photographie. Bien sûr, la réponse a été : « Vous devez soumettre votre candidature à l'avance et vous devez avoir un portfolio. » Je n'en savais rien.

Plus tard, je me suis retrouvée à l'Université de Toronto; j'ai été acceptée dans le programme à temps partiel. Le reste du temps, je travaillais comme courrier à vélo. Je me cherchais aussi un emploi pour l'été suivant. Ma sœur avait été planteuse d'arbres et c'était quelque chose que je voulais vraiment faire.

Cleo Carpenter

Je me suis retrouvée près de Prince George, en Colombie-Britannique, et ma première saison à planter des arbres a été terrible! C'était une aventure. Il y avait moi et 11 gars. À l'époque, on partait pour 21 jours à la fois, dès le début. C'était une région assez éloignée pour que ce soit impensable de rentrer en ville. Le déplacement aurait été trop long. On a donc passé 21 jours en forêt, sans eau courante. C'était rude. Je me suis dit que c'était le pire emploi sur Terre et que je ne reviendrais pas l'été suivant.

Maria Agueci

Cependant, au cours de l'année, j'ai rencontré des gens qui aimaient ce travail. Je me suis dit que soit ils étaient fous, soit j'étais passée à côté de quelque chose et il fallait que j'essaie plus fort. Mais j'ai aimé être dans un endroit isolé, respirer l'air pur, travailler dur physiquement, et il y a la camaraderie. Bien sûr, on y va pour aussi faire de l'argent en peu de temps.

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Russell Robertson

Donc, j'y suis retournée l'été d'après, et puis les huit suivants. J'ai donc planté des arbres longtemps : dix saisons au total. Bien après la fin de mes études, pendant mes années de voyages. J'ai arrêté quand j'ai décidé de travailler à temps plein dans le cinéma.

Mouhamadou Sady

Qu'est-ce qu'il faut pour être un bon planteur d'arbres? C'est un emploi difficile, éreintant.
Oui, mais il y a la camaraderie. Par contre, 25 ans plus tard, ce que j'en ai vraiment gardé, ce sont des outils acquis comme la persévérance qu'il faut pour passer huit, neuf, dix heures complètement seul à planter arbre après arbre. Comme on est payés pour les arbres plantés, on ne gagne rien du tout si on ne travaille pas. Et il n'y a nulle part où aller. On te dépose pour la journée.

Jose Kaze

En quoi ça vous a préparée à devenir photographe de guerre?
Quand je travaille en zone de guerre, les gens me demandent souvent ce qui m'y a préparée, ce qui dans ma vie m'a préparée à ce travail. Je leur réponds que c'est entre autres d'avoir été planteuse d'arbres au Canada. La plupart des gens n'ont aucune idée de ce que c'est. De plus en plus de Canadiens le savent, mais la plupart, non. Et si vous êtes à Bagdad, c'est certain que personne n'en a la moindre idée.

Franco Benti

Et à New York, personne n'en a la moindre idée non plus. Les gens me répondent donc : « Je ne comprends pas, ça n'a pas l'air si difficile, comment ça a pu te préparer? » Un jour, un ami à New York m'a recommandé de retirer cet emploi de mon CV. Il a dit : « C'est banal comparativement à tes autres accomplissements. » Je me suis dit : « Oh, mon Dieu, les gens ne savent pas du tout à quel point c'est dur et éprouvant. »

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Andrew Dallas Blackstone

Quelles sont les similitudes entre le travail de planteur d'arbres et celui de photographe de guerre?
On avait l'habitude de se dire qu'on était en zone de guerre parce que le paysage était dévasté, parce que c'était tellement isolé et salissant. Parce qu'on se sentait comme des guerriers. Bien entendu, plus tard, j'ai travaillé dans des zones de guerre, de la plus haute intensité, et ça n'a rien à voir. On ne craint pas pour sa vie quand on plante des arbres. Mais quand on travaille en région aussi isolée, sans le moindre confort, sans eau courante, ça prépare physiquement aux difficultés physiques de la vie en zone de guerre.

Océanne Bourque

Quand je me suis retrouvée avec l'armée américaine dans le désert irakien, sans confort et sans pouvoir prendre de bain pendant des semaines, ce n'était pas un problème pour moi parce que je l'avais vécu auparavant. En plus, physiquement, je suis plus forte parce que j'ai été planteuse d'arbres. On ne perd jamais ça et on est réellement content d'avoir cette force physique.

Jennifer Veitch

Comme j'ai passé beaucoup de temps avec de jeunes soldats, à peu près du même âge que les planteurs d'arbres, je vois des parallèles entre les deux. Quand ils partent pour la guerre, ils le font surtout pour l'argent. Oui, bien sûr, il y a aussi le patriotisme, entre autres, mais ça reste surtout un boulot.

Laurence Morin

Quand on part planter des arbres, c'est la même chose. On ne se dit pas : « Je pars créer une forêt », on n'y va pas pour des motifs environnementaux.

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Matt Holbrook

Quelle a été votre journée la plus difficile en zone de guerre? Est-ce qu'il y a des événements [de votre séjour en Irak] dont vous pouvez parler?
J'aime citer le Dr Anthony Feinstein, un psychiatre torontois qui a écrit davantage à propos du trouble de stress post-traumatique et du travail en zone de guerre que n'importe qui. Il m'a dit que, pour les journalistes, notre travail comprend une partie de la thérapie, parce qu'on doit se repasser les souvenirs. Même si on photographie l'explosion d'une bombe, on doit regarder les photos et écrire là-dessus. On doit l'assimiler, y réfléchir.

Cynthia Veitch

Je dois encore assimiler les violences dont j'ai été témoin en 2003 ou en 2015. On les assimile constamment, ce qui est sain, je pense. Et j'ai un psy. C'est toujours un peu difficile d'en parler, j'ai souvent les émotions à fleur de peau. Quand je rencontre un planteur d'arbres pour une entrevue, par exemple, les larmes me viennent facilement aux yeux. Parfois, au début d'une entrevue, la personne me demande : « Vas-tu pleurer, Rita, pendant l'entrevue? » Je réponds que oui, ça se pourrait.

L'exposition The Tree Planters de Rita Leister est présentée à la Stephen Bulger Gallery de Toronto jusqu'au 18 novembre.