Parasites Nicolas Framont ultra-riches
ILLUSTRATION : LÉO GILLET
Société

Les ultra-riches se gavent grâce à nous : qui sont les vrais parasites ?

Obscènes et dangereux, les ultra-riches se gavent comme des porcs et renforcent les inégalités. On a parlé avec Nicolas Framont de sensibilité de classe, de langage et des raisons pour lesquelles les grandes fortunes de ce monde sont des nuisibles.
Gen Ueda
Brussels, BE
LG
illustrations Léo Gillet
Brussels, BE

C’était l’une des grosses stats à retenir des deux premières années Covid : alors que pour beaucoup les revenus ont baissé à cause de la pandémie, la fortune des dix hommes les plus riches au monde avait plus que doublé. Autres observations, pour le plaisir : les riches polluent évidemment plus que les pauvres et les personnes qui subissent le plus les conséquences de la crise climatique en sont les moins responsables. Alors qu’on ne sait pas quoi faire de notre impuissance climatique et que l’augmentation du coût de la vie nous amène à bouffer moins (ou se soigner moins, se chauffer moins, s’amuser moins, la liste peut être longue), on voit les ultra-riches se gaver comme des porcs, plus que jamais. 

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La course à la rentabilité et la vision court-termiste des grosses fortunes et de leurs multinationales continuent de dérégler le monde. La balance est éclatée. Les privilèges des uns renforcent les inégalités que subissent d’autres. Pourtant, on s’évertue à justifier l’existence de ces inégalités et la domination de leur classe, à coups de discours prônant la méritocratie, pour ne citer que l’un des concepts les plus bancaux du monde moderne. Leur confort se construit pourtant sur un mode de production dont ils sont les seuls bénéficiaires, ainsi que sur le labeur d’une classe travailleuse dont les droits ne cessent d’être dégradés par leurs logiques néolibérales. 

La notion de « réussite » est galvaudée, pervertie. On célèbre les mauvaises personnes, comme on fustige ceux qu’il ne faudrait pas. Qu’est ce que coûte la fraude aux prestations sociales à côté de l’évasion fiscale ? Pourtant, on ne parle jamais des évadés fiscaux comme des parasites. Au contraire, il est plutôt d’usage de pointer du doigt – pour leur prétendu « coût pour la société » – les personnes qui subissent le plus les mécanismes de domination : sans-papiers, sans-abri, chômeur·ses, etc. 

Nicolas Framont (34 ans) est un sociologue français. En 2013, il a fondé la revue Frustration, un média d’opinion engagé, qui parle notamment de luttes sociales. Il a aussi publié plusieurs livres, et son quatrième vient de sortir. Parasites (Éditions Les Liens qui Libèrent) pose d’entrée : « Les parasites ne sont pas ceux que l’on croit. » Dans le viseur : la classe bourgeoise, possédante, celle située au sommet du corps social, celle qui domine la classe travailleuse et la société en général. L’auteur développe en près de 300 pages pourquoi « cette classe ne nous apporte rien, nous coûte bien plus cher qu’elle ne nous rapporte et nous mène au désastre écologique. » Comme tout brûlot qui appelle à la révolte, Parasites donne envie de fracasser des crânes, mais il offre aussi des clés pour transformer la colère en action.

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On a parlé avec lui de sensibilité de classe, de langage et des raisons pour lesquelles les grandes fortunes de ce monde sont les vrais nuisibles.

VICE : On parle souvent des riches comme des « créateurs d’emploi », « faiseurs d'économie », « preneurs de risques »...
Nicolas Framont :
Je ne sais pas si vous avez remarqué mais ces formules ne sont généralement jamais suivies de démonstrations ou d’exemples concrets. Ce sont des évidences rarement interrogées. C’est pourquoi je l’ai fait dans Parasites. Quand on regarde le parcours et l’influence des grandes fortunes françaises actuelles, on se rend compte que ce sont des gens qui ont détruit des emplois – par exemple, la grande distribution qui a tué le petit commerce – ou les ont transformés, comme Amazon, Uber etc. Le bilan sur l’emploi est négatif : ou bien il s’est réduit – d’où l’existence d’un chômage de masse structurel – ou bien il s’est précarisé. 

Quant à l’investissement ou la « création de richesse », ce sont des fantasmes complets. Pour commencer, il n’y a que le travail qui crée de la richesse, et c’est parce que la bourgeoisie, depuis des générations, vole le fruit de notre travail qu’elle peut « investir » dans l’économie. Et quand on regarde ce qu’elle a réellement investi, on se rend compte que ce qu’elle gagne, elle se le verse d’abord sous la forme de dividendes. Depuis 2000, les actionnaires français se sont davantage rémunérés qu’ils n’ont émis d’actions nouvelles : ils nous coûtent plus cher qu’ils nous rapportent.

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Et la formule « On n’aime pas les gens qui réussissent » ?
Ben justement, non : on n’aime pas les gens qui échouent. Car précisément, entre les prétentions de la classe bourgeoise – à créer des richesses, de l’emploi, investir – et son action réelle, il y a un gouffre. Comment peut-on parler de réussite ? Son bilan social et écologique est calamiteux. On a bel et bien affaire à une classe de losers, qui plus est mythomanes.

« Les productions médiatiques et culturelles n’évoquent que très peu la lutte des classes, qui est pourtant l’éléphant au milieu du couloir de nos vies. »

Tu penses qu’on n’a pas assez d’outils pour déjouer les « manipulations rhétoriques » des classes dominantes ? 
Je pense qu’on en a de plus en plus. Elles sont loin les années 1980 et 1990 où la mondialisation était vue comme un truc positif, les patrons loués comme des « entrepreneurs » innovants et l’espoir d’un monde meilleur grâce au capitalisme. Maintenant, on a tout testé et on voit les limites de ce système et des personnes qui en bénéficient. Pour autant, quand la majeure partie des médias sont possédés par des milliardaires et que l’écrasante majorité des journalistes – généralement issu·es de la petite bourgeoisie, il suffit de regarder les stats des écoles de journalisme – sont peu critiques de la société de classe, ou inconscient·es de son existence, on peut s’inquiéter. Les productions médiatiques et culturelles n’évoquent que très peu la lutte des classes, qui est pourtant l’éléphant au milieu du couloir de nos vies. Ce qui fait que notre légitime colère rencontre peu d’échos et que l’on se sent souvent bien seul. C’est pour ça que j’ai créé Frustration avec des amis : pour que celles et ceux qui détestent la société capitaliste se sentent moins seul·es et plus fort·es.

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Pourquoi les ultra-riches, la classe bourgeoise, sont les vrais parasites ?
La bourgeoisie est une classe qui s’est formée sur la division entre le capital et le travail – principe fondamental du capitalisme : ce sont celles et ceux qui possèdent qui encaissent le fruit du travail de celles et ceux qui bossent. Chaque année, ça représente un coût qu’il est possible de mesurer : le coût du capital, c’est-à-dire tout l’argent qui ne va ni dans les salaires ni dans l’investissement. Or, ce coût s’est particulièrement accentué depuis 20 ans, au détriment de la rémunération du travail. Il est donc plus que jamais nécessaire de parler de ce parasitisme bourgeois. Il y a cependant une particularité française à ce parasitisme bourgeois : non seulement il se nourrit de notre travail mais aussi de nos impôts et de nos cotisations sociales. Désormais, l’État dépense plus de 150 milliards – bien plus que le budget de l’éducation nationale ou de l’hôpital – pour compenser les impôts et cotisations que les entreprises ne payent plus, car elles en sont exonérées, et payer des subventions et des aides pour compenser les bas salaires que le patronat nous octroie. 

Enfin, troisième parasitisme et pas des moindres : les possédants se font énormément d’argent sur ce qui est en train de détruire notre habitat. L’extraction d’énergies fossiles, qui font le beurre des actionnaires de Total ou de la BNP, se porte très bien, ainsi que toutes les industries et services polluants. Les bourgeois n’ont pas d’intérêt financier à faire bifurquer notre économie pour limiter – on sait qu’il est trop tard pour le stopper – le réchauffement climatique, et s’organiser pour y faire face. 

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Selon toi, on a tendance à oublier que la question du climat est avant tout une question d’ordre politique ?
Oui, même si ça va mieux. Je pense que tout le monde sent bien que faire des petits gestes au quotidien, alors que l’on apprend que cette année est l’année record en termes de subventions des États aux énergies fossiles, est un peu vain. On sait désormais que les plus riches sont les plus gros pollueurs, tant par leur mode de vie que par ce qui les enrichit. Ce sont eux qui prennent les décisions qui nous conduisent dans le mur, avec la complicité des gouvernements. Si on ignore cet aspect-là du problème, on ne s’en sortira jamais. 

C’est ça, politiser la question du climat : avoir en tête que tout le monde n’a pas le même niveau de responsabilité et que certains doivent faire plus d’efforts que d’autres. À l’opposé des grands poncifs abstraits de type « l’Homme se conduit à sa propre perte » : ce genre de grande généralisation est particulièrement violente pour les habitant·es des pays du Sud qui subissent bien plus le réchauffement climatique que nous alors qu’ils en sont nettement moins responsables. Il faut sortir du tragique environnementaliste omniprésent dans les productions culturelles et médiatiques et mettre de la lutte des classes dans l’écologie. Sinon, on est vraiment foutu.

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Est-ce que la conscience de classe a tendance à disparaître ? Les notions existent mais ils ne sont pas super incarnés, en tous cas en dehors des milieux militants. 
Oui c’est vrai, il y a beaucoup de travail pour réinvestir du sens dans la lutte des classes. Je m’y emploie dans Parasites et dans Frustration. Et le constat que l’on fait c’est qu’on gagne du terrain : il y a dix ans, parler de bourgeoisie et de capitalisme était impossible, on passait pour des fous. Désormais, ces termes deviennent plus acceptables. En 2016, 69% des Français·es sondé·es estimaient que la société était caractérisée par la lutte des classes. En 2013, cette proportion s’élevait à 64%. C’est nettement supérieur à celle des Français·es acquis·es à l’idée de lutte des classes en 1967, époque que l’on associe pourtant à l’apogée du conflit social en France, où seul·es 44% des sondé·es estimaient que « la lutte des classes [était] une réalité ».

« À croire que contempler le malheur des prolos permet aux bourgeois de se sentir bien. »

Alors concrètement, comment transformer la frustration en pouvoir collectif ? 
Il y a deux volets : un volet culturel et idéologique, et c’est à ça que sert un livre ou un magazine. Il s’agit de documenter la lutte des classes dans ses manifestations les plus concrètes, dégommer les justifications que la bourgeoisie donne à sa domination et décomplexer les gens sur leurs sentiments de révolte ou de colère, etc. Mais il y a aussi un volet organisationnel : comment faire pour que tous ces individus en colère puissent agir ensemble et renverser la table ? Là, il y a un gros manque. Je crois qu’on est coincé entre une gauche très légaliste, républicaine, qui croit d’abord dans l’importance des élections et la possibilité de changer le système à travers les institutions existantes, sans avoir fait le bilan des échecs précédents – Mitterrand en France, Tsipras en Grèce, pour ne citer qu’eux. Et de l’autre une extrême-gauche révolutionnaire très groupusculaire, un poil folklorique, assez intello. Et parallèlement à tout ça, des organisations syndicales souvent trop bureaucratiques, converties à l’idée d’un possible dialogue avec le patronat… 

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Heureusement, dans des périodes de mouvements sociaux, ces limites sont provisoirement abolies. Il est possible d’agir hors de ces cadres préétablis, de faire corps, de s’organiser avec ses collègues, ses ami·es, dans un objectif commun. Il y a donc beaucoup à attendre des phases de conflictualité sociale fortes. Mais il demeure quand même un gros progrès à faire : comment trouver une forme d’organisation politique capable d’agglomérer des gens qui ont moins de temps, sont plus précaires, parfois un peu désespérés ? C’est un gros point à résoudre si l’on veut avancer, je pense. Le livre propose différentes pistes.

Pourquoi c’est nécessaire de se foutre de la gueule des milliardaires, macronistes, néolibéraux et autres éditorialistes qui les défendent ?
Déjà, parce qu’il y a de quoi ! Ils défendent un système complètement injuste et insoutenable sur le plan écologique et ils le font avec une prétention délirante. Je trouve toujours cela un peu ridicule de voir ces éditorialistes défendre des milliardaires : pourquoi faire ? Espèrent-ils être un jour invité·es à leurs tables ? Il faut se foutre de leur gueule car leur règne est bâti sur un gros paquet de mensonges. Et aussi parce que c’est leur mépris pour nous qui les maintient soudés et sûrs de leur bon droit à nous dominer. Si nous, on les méprise à notre tour, on se sentira plus uni et plus légitime à espérer un jour vivre hors de leur joug.

C’est quoi les torts du cinéma, au niveau du « bourgeois gaze » et du prétendu « cinéma social » ?
C’est un gros travail mené par Rob Grams, rédacteur en chef adjoint de Frustration, dans une série d’articles sur le cinéma. Le bourgeois gaze désigne la façon dont le cinéma, monopole quasi intégral de bourgeois et d’enfants de bourgeois, est largement produit avec le regard des classes supérieures. Ça se traduit de plusieurs manières : d’abord, elles se filment et se racontent elles-mêmes, d’où le sentiment qu’on peut avoir, parfois, que la plupart des films se passent dans de gros appartements parisiens ou new-yorkais, comme si c’était normal et répandu. Mais aussi, elles filment les autres de son point de vue. Et quand il s’agit de montrer les classes laborieuses, c’est souvent catastrophique. La lumière est grise, les gens parlent mal, sont ridicules ou pathétiques et surtout, surtout, ils perdent tout le temps. À croire que contempler le malheur des prolos permet aux bourgeois de se sentir bien. Il a eu son quart d’heure d’empathie sociale qui lui permet de se considérer comme un type bien, et en plus il s’est rassuré sur l’incapacité des ouvrier·es et employé·es à se révolter contre l’ordre injuste dont lui bénéficie. 

Ce serait quoi ton scénario idéal, celui qui serait vraiment du cinéma social ?
Un film qui montre une révolution sociale victorieuse. Ou bien des salarié·es qui s’unissent et gagnent dans leur entreprise, la réappropriation de tout un quartier bourgeois par des précaires… Le tout avec un casting de folie, des scènes de sexe réussies et une B.O. incroyable. Rien de moins.

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