The Torist, le magazine des défenseurs du deep web, débarque en France

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The Torist, le magazine des défenseurs du deep web, débarque en France

Souvent accusé de n'héberger que des terroristes, des dealers et des pédophiles, le deep web est aussi un espace de liberté et de création à défendre.

La réputation du grand méchant deep web n'en finit plus de ternir. Suite aux attentats perpétrés le mardi 22 mars à Bruxelles par des membres du groupe État islamique, le ministre de l'Intérieur français Bernard Cazeneuve a affirmé face à l'Assemblée nationale qu'une "masse importante d'informations émises par des organisations criminelles, y compris jihadistes" circulait sur "la partie d'Internet qui n'est pas indexée par les moteurs de recherche classiques". A en croire l'actuel patron de la Place Beauvau, les terroristes sont des habitués des mauvais quartiers du web : "Ceux qui nous frappent utilisent le darknet, utilisent des messages chiffrés pour accéder à des armes qu'ils acquièrent en vue de nous frapper", a-t-il tambouriné.

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Numérama s'est dépêché de remarquer que les déclarations de Bernard Cazeneuve n'étaient étayées par aucune preuve. Il devrait pourtant être au courant : des enquêteurs affiliés à son propre ministère auraient cherché la trace d'échanges jihadistes dans les profondeurs de la toile, sans succès. En plus de frapper le mauvais adversaire, la charge du ministre entretient les malentendus qui règnent sur les différentes strates du web caché. Le terme "deep web" désigne toutes les pages qui ne sont pas immédiatement accessibles par le biais d'un moteur de recherche. On y trouve notamment d'énormes archives, des pages à accès limité ou orphelines car dépourvues de liens hypertextes, des bases de données. Bien que difficiles d'accès, ces zones du web peuvent être visitées à l'aide d'un navigateur classique. Ce que l'on appelle "dark web" est plus profondément enfoui : en plus d'échapper à Google et consorts, cet ensemble de réseaux anonymisants type Tor ou I2P n'est accessible que par le biais de navigateurs spéciaux. C'est dans ce coin du web que sont tapis les supermarchés de la drogue, les forums douteux et les grosses arnaques pour internautes crédules.

Avec leurs dealers et leurs cyberpédophiles, les bas-fonds du dark web magnétisent l'attention du public et des médias. Les outils qui permettent de naviguer dans ces profondeurs ont pourtant bien plus à offrir que des transactions louches ; c'est pour le prouver que The Torist a vu le jour. Le premier numéro de cette revue littéraire a été mis en ligne sur Tor en janvier dernier. Au fil de sa cinquantaine de pages de poésies, d'essais et de fictions plus ou moins inspirés par la crainte de la surveillance généralisée, The Torist affirme que le réseau dont il tire son nom est avant tout un formidable outil de protection de l'intimité. Le navigateur Tor peut en effet être utilisé pour se balader en toute discrétion sur le web dit "surfacique", celui que nous parcourons tous les jours depuis Google. "Je me suis lancé dans ce projet en espérant montrer qu'il est possible de faire appel à Tor pour des activités courantes, expliquait en janvier dernier le discret GMH, qui a co-fondé le magazine aux côtés de Robert W. Gehl, un professeur de l'Université de l'Utah. La différence est que cette fois-ci, vous utilisez Internet en préservant votre vie privée."

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La couverture du premier numéro de The Torist.

Les deux associés ne s'attendaient pas à ce que leur initiative remporte un tel succès. "C'était une très bonne surprise, nous a avoué GMH au cours d'un échange crypté. Je suis plutôt fier de notre lancement." En plus d'avoir suscité un certain engouement médiatique, la naissance de The Torist a déclenché des vocations : le premier numéro de l'édition française du magazine sera révélé dans quelques semaines. On doit cet élan international au journaliste Thomas Deslogis. Le jeune homme a découvert The Torist au détour d'un article publié par ActuaLitté, l'un de ses employeurs. Le concept lui a tout de suite plu : "Je trouve l'idée aussi puissante que futuriste, plus que contemporaine, nous a-t-il expliqué. C'est une sorte d'assurance pour l'avenir et l'art libre. Et puis en France on a la culture des revues littéraires, mais elles ont beaucoup de mal à s'adapter à l'époque et deviennent des objets de collection plus que des lieux de création."

Le rapprochement entre les deux parties s'est opéré en vitesse. GMH se souvient : "Le premier e-mail que j'ai reçu de Thomas date du 7 février, son objet était littéralement 'A French Torist'". L'initiative du journaliste a immédiatement séduit les pères du magazine original. Son goût prononcé pour la poésie a sans doute aidé : GMH a choisi son acro-pseudonyme en référence au grand poète anglais Gerard Manley Hopkins. Thomas Deslogis suspecte tout de même les deux fondateurs d'avoir mené une petite enquête à son sujet avant de le bombarder patron de la division française du titre. Au cours de nos échanges, GMH ne l'a pas évoquée : "Nous avons juste demandé à Thomas quels idéaux il apporterait au magazine et il est apparu tout à fait en accord avec les nôtres." A son sens, le plus important est là : "La seule chose dont je voulais m'assurer, a ensuite insisté l'américain, c'est que la version française serait élaborée dans le respect des idéaux de The Torist."

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"Le deep web est encore plus incompris en France. Entre les sorties politiques douteuses et l'opinion générale entre "Pourquoi faire ?" et les fameux "Que des criminels", il y a vraiment du boulot pour démocratiser et normaliser la chose."

Ces idéaux sont tous liés au même pôle : la protection de la vie privée. Si MM. Gehl et GMH y tiennent tant, c'est parce qu'ils considèrent que les réseaux anonymisants type Tor permettent aux internautes de s'exprimer, de débattre et de créer librement, loin de toutes les formes de surveillance qui pèsent sur le web "classique". The Torist est un journal de gauche, volontiers militant ; à notre contact, son co-créateur n'a pas hésité pas à revendiquer son orientation politique et sa méfiance vis-à-vis de ceux qui ne partagent pas sa définition de la libre expression. D'après GMH, "certains utilisateurs de Tor ont des idées réactionnaires sur la nature de la liberté d'expression, ils perçoivent ce réseau comme un outil de lutte contre les "Social Justice Warriors". Ils pensent que le combat contre le racisme et le sexisme menace ce droit. La position de The Torist est diamétralement opposée : lutter contre ces formes d'oppression est une condition de la liberté d'expression. C'est pour ça que nous détesterions voir notre nom attaché à n'importe quel projet orienté à droite".

Bien qu'ils portent beaucoup d'attention à la ligne éditoriale de leur magazine, les fondateurs de The Torist ont décidé d'accorder toute leur confiance à Thomas Deslogis. Seul maître à bord de la version hexagonale, le journaliste discute surtout des détails techniques du projet avec MM. Gehl et GMH : "Puisqu'ils ne parlent pas français, ils n'interviennent qu'à ce niveau-là, nous a-t-il affirmé. Une fois que j'aurai terminé la sélection des textes, je leur ferai un petit résumé en anglais, mais globalement c'est moi qui gère." Le jeune homme s'occupe de tout : "Je suis une sorte de rédacteur en chef. Je fais passer le message sur le net et via mon réseau, je réceptionne les textes proposés et les sélectionne." Comme son grand frère américain, le Torist français ne publiera que des travaux réalisés bénévolement. L'absence de rémunération n'a pas fait fuir les éventuels contributeurs, au contraire : depuis le lancement du projet, Thomas Deslogis a récupéré une vingtaine d'articles. Douze d'entre eux seront publiés dans l'une des trois parties du magazine, poésie, fiction ou essai. "Je pense que ça va être très bon", s'est enthousiasmé GMH.

Pour le moment, personne d'autre que Thomas Deslogis n'a contacté les fondateurs de The Torist pour lancer une version non-anglophone. Malgré son caractère inédit, l'initiative francophone rassemble peu : avec sa petite cinquantaine d'abonnés sur Twitter, la publication est presque vingt fois moins suivie que son modèle étasunien. Même sur le dark web, The Torist suscite peu d'engouement. A la fin du mois de février dernier, les quelques 40 000 membres du forum caché French Deep Web ont réservé un accueil plutôt froid à l'appel aux contributions du rédacteur en chef. Fidèles aux principes de précaution en vigueur dans ces coins de la toile, deux de ses administrateurs se sont même montrés très méfiants vis-à-vis de l'appel de Thomas Deslogis. Le premier lui a demandé de prouver son identité, le second a remis en cause le sérieux de son projet. Jusqu'à cet échange un peu raide, le titre n'avait tout bonnement pas été évoqué sur le forum.

Pour devenir la passerelle du web surfacique au web profond qu'il entend être, The Torist va devoir convaincre beaucoup d'internautes dubitatifs. A en croire le responsable de sa version francophone, la tâche sera encore plus ardue de ce côté de l'Atlantique : "Le deep web est encore plus incompris sur nos terres, nous a affirmé Thomas Deslogis. Entre les sorties politiques douteuses et l'opinion générale entre "Pourquoi faire ?" et les fameux "Que des criminels", il y a vraiment du boulot pour démocratiser - normaliser - la chose." Le dark web a pourtant de quoi séduire : des réseaux sociaux qui ne collectent pas vos informations, des services de messagerie qui ne contrôlent pas vos échanges, des bibliothèques gratuites, des forums libres. Le rédacteur en chef français nous l'a assuré : "On peut parfois être choqué mais globalement, c'est une grande leçon de liberté. On ne se rend compte de son autocensure qu'en regardant ceux qui n'ont aucune raison de s'autocensurer. Et là, le gouffre apparaît. Intellectuellement, sociologiquement, c'est fascinant."

Si vous souhaitez collaborer à la version française de The Torist et prouver que le dark web a bien plus à offrir que des supermarchés de la drogue, n'hésitez pas à faire parvenir votre contribution à Thomas Deslogis à l'adresse thetorist@riseup.net. Vous en avez encore le temps : le premier numéro paraîtra entre les mois de mai et de juin prochains et tout comme ses homologues américains, le rédacteur en chef a déjà prévu de publier un deuxième Torist. Depuis qu'il semble naturel que Facebook fasse la chasse aux pseudonymes et que la police française souhaite faire interdire Tor, il est grand temps de redorer le blason de l'anonymat sur le web.