Le meilleur endroit pour mourir

FYI.

This story is over 5 years old.

Tech

Le meilleur endroit pour mourir

À Toraja, les habitants conservent souvent les cadavres de leurs proches chez eux pendant des années.

C'est la saison des enterrements à Tana Toraja, une province de Sulawesi du Sud, en Indonésie, où des toits en forme de U surmontent les Tongkonan, les maisons traditionnelles locales. Elles se dressent vers le ciel, telles des proues de bateaux terrestres, tournées vers les esprits des ancêtres.

"Vous ne devriez pas avoir peur des morts, me dit Agustinus Galugu, mon guide, pour me rassurer. L'âme s'élève. Le corps n'est qu'un vêtement."

Publicité

Je dépose mes valises chez Indo Lai, la dame pour qui j'ai parcouru 17.000 kilomètres.

Bien sûr, elle est morte.

Le cadavre de mon hôtesse, morte il y a trois ans, est allongé sur un lit de bois, tout habillé, et un bol de riz est posé à proximité de sa main embaumée. Je laisse échapper un cri aussi involontaire qu'effroyable, le genre de cri qu'on n'entend que dans les films d'horreur.

Le cadavre n'est ni bleu, ni blanc, ni décomposé. Il ne sent pas. Il est brillant et plutôt vert, embaumé avec du thé et de la formaline. Indo Lai est entouré de ses objets préférés : un sac à perles (en hommage à sa passion pour le tissage), une planche en bois sculptée ornée de têtards (qui rappelle ses neuf enfants), un kriss (issu de sa collection), et de la vanille séchée (elle adorait jouer dans les champs de vanille avoisinants quand elle était enfant). Elle n'avait que 73 ans à sa mort, mais elle en paraît plus de mille aujourd'hui.

"Remerciez Indo Lai pour son accueil", me dit Mr. Galugu.

"Merci", dis-je, à l'intention du cadavre.

"Tabek motok komi kumande, dit Mr. Galugu en langue indigène au corps sans vie, tout en lui offrant un verre d'eau. Prière de vous réveiller pour le dîner."

Heureusement, elle n'en fait rien.

***

Je connais bien la mort. Mes deux parents sont morts quand j'étais jeune, et j'ai alors créé mes propres rituels pour ne pas les oublier ; à ce jour, je transporte encore avec moi les cendres de mon père, en permanence. Je ne pars jamais sans embarquer des photos de mes parents.

Publicité

J'ai très peur de la mort. Les films d'horreur me terrifient. J'avais peur de venir ici. Mais je travaille actuellement sur un livre consacré à ma famille, et j'ai pensé qu'il fallait d'abord que j'affronte ma peut de la mort en m'y confrontant directement.

À Toraja, la tradition veut que l'on nourrisse les proches décédés chaque jour, et que l'on conserve le corps embaumé dans la chambre du défunt - parfois pendant dix ans après sa mort. Les cadavres sont traités comme s'ils étaient "malades" ou "endormis" - et non pas morts - jusqu'à ce que la famille ait les moyens de leur offrir un enterrement en bonne et due forme.

Des cadavres dans des tombes creusées dans des falaises. Photo: Aaron Purkey

Pour on occidental, ce degré d'intimité avec les morts peut sembler pervers ou tabou, mais Paul Koudounaris, qui a étudié de près les rites funéraires de Toraja pour son livre Momento Mori, m'explique que "si l'on regarde à travers l'histoire et les cultures, on trouve de nombreux exemples de pratiques similaires… La façon dont nous traitons les morts aujourd'hui en Occident, en les ghettoïsant ou en les traitant comme un groupe abject, est beaucoup plus étrange, historiquement parlant, que la façon dont ils sont traités à Tana Toraja."

J'espère que ce voyage va me permettre de mieux comprendre comment certaines cultures célèbrent la mort et vivent avec elle, d'une manière qui rompt totalement avec la peur que les cadavres inspirent aux occidentaux.

***

Les proches d'Indo Lai arrivent chez elle et la saluent. La maison est vite remplie. Mr. Galugu s'en va. Des geckos escaladent les murs. Le ventilateur tourne à plein régime. Je m'allonge ; le corps d'Indo Lai est dans la pièce voisine. Je ferme les yeux, et je me dis que je vais au moins rester pour la nuit.

Publicité

Je me demande comment mes amis auraient réagi si j'avais décidé de conserver le cadavre de mon père dans notre appartement de Manhattan, embaumé et confortablement installé sous sa couette. Je lui donnerais à manger, je lui parlerais, et je lui donnerais un bain tous les jours. On m'aurait enfermée dans un asile. Et contrairement aux habitants de Toraja, nous autres newyorkais n'avons même pas le temps de nous occuper de nos proches quand ils sont vivants, alors les morts…

***

Le premier jour de l'enterrement d'Indo Lai, des foules de personnes en deuil se rassemblent dans un immense champ dédié aux cérémonies, précédées dans la procession par des femmes proches de la défunte en tenue d'apparat qui sourient et agitent collectivement un long voile rouge au-dessus de leurs têtes.

Des hommes ivres, égayés par du balok, un vin de palme qui ressemble à de l'absinthe, jouent des coudes au milieu de la foule et soulèvent le cercueil d'Indo Lai tout en dansant. On entend des flûtes et des tambours. Des hommes aux pieds nus forment un cercle et dansent une sorte de valse funéraire. Les chants monotones ralentissent petit à petit.

Quatre-vingt dix-sept buffle et soixante-et-un porcs seront sacrifiés en l'honneur d'Indo Lai au cours de la cérémonie funéraire, qui porte le nom de Rambu Solo et dure six jours.

Plus le défunt était riche et apprécie, plus son enterrement est fastueux. Le nombre d'animaux sacrifiés est supposé déterminer à quelle vitesse l'âme voyagera du village jusqu'à l'autre monde. Pour les nobles, on sacrifie toujours au moins 24 buffles.

Publicité

Ces cérémonies funéraires coûtent une fortune, jusqu'à 500.000$, selon la caste. Toraja n'est pas l'un des endroits où la vie coûte le plus cher, mais il y a peu d'endroits où la mort est aussi coûteuse.

Photo: Aaron Purkey

"J'ai déjà acheté les vêtements dans lesquels je serai enterré, m'affirme Rizal, l'un des petits-fils d'Indo Lai, qui doit avoir 25 ans. À Toraja, nous vivons pour mourir. Nous devons mettre beaucoup d'argent de côté. Pas pour la retraite. Pour la mort."

Je vais trouver Ibu Berta, la fille d'Indo Lai, pour lui donner des noix d'arec, une cartouche de cigarettes, et un peu de cash - selon la tradition. Je lui demande comment elle va, si elle est triste.

Ibu Berta me répond : "Je suis trop occupée pour être triste. Demain, je pleurerai pour la première fois quand les buffles seront abattus. Je pleurerai quand maman mourra pour de vrai."

Les larmes que j'aperçois dans ses yeux montrent bien qu'elle sait que sa mère est déjà morte, mais je la comprends. Il m'a fallu deux ans pour pleurer après la mort de ma mère, puis celle de mon père. Il est facile de se réfugier dans le déni, mais cela a parfois des effets cruels. Ibu Berta et moi sommes des étrangères, mais nous descendons toutes les deux de la noblesse indonésienne et nous sommes liées par le chagrin.

Ici, la mort n'a rien de macabre. Elle est vibrante, éclatante : rien à voir avec ces images de gens vêtus de noir qui pleurent derrière leurs lunettes de soleil, cachés sous des parapluies. La nuit, des hordes de visiteurs viennent rendre hommage au défunt. Des cartouches de cigarettes au clou de girofle, les kreteks, et des animaux sauvages entourent le cercueil à l'extérieur.

Publicité

***

Le lendemain après-midi, des centaines de gens entourent un homme. Il frappe la gorge du premier buffle d'un coup de machette, marquant ainsi le début du sacrifice et la mort officielle d'Indo Lai. Ce rituel, qui est au coeur de la croyance Aluk To Dolo - ou "respect des anciens" - des Toraja, vise à s'assurer que le défunt sera heureux dans l'après-vie.

L'une des petites-filles d'Indo Lai. Photo: Aaron Purkey

Le christianisme est la religion dominante à Toraja, mais, à l'image de l'Indonésie tout entière, de nombreuses religions et visions de la mort coexistent avec une vieille tradition d'animisme. Le buffle - symbole de succès, de statut social et de fertilité - grogne et s'ébroue. Mais très vite, il n'est plus que de la nourriture, abattu et rôti sous nos yeux, couvert d'épices exotiques.

De jeunes garçons recueillent le sang qui jaillit dans des tiges de bambou et le boivent. La foule acclame. Le festin funéraire est un vaste carnage enjoué. L'abattage cérémoniel suscite des rires et des élans de joie. Du sang de buffle atterrit sur ma lèvre ; il a un goût métallique. Sept buffles ont déjà été abattus. Il reste encore quatre jours de fête et 90 buffles à égorger avant que la famille d'Indo Lai ait apaisé Dieu et la société, jusqu'à ce que son esprit s'élève jusqu'à Puya, le pays des âmes.

***

Le dernier jour de l'enterrement d'Indo Lai, on promène son cercueil, rempli de possessions de la défunte, partout dans le village. Une femme s'évanouit. Une demi-douzaine d'autres proches pleurent à chaudes larmes, comme si la mort d'Indo Lai venait de les frapper, alors que son dernier souffle remonte à trois ans déjà.

Publicité

Nous, les occidentaux, avons tendance à voir la mort comme soudaine et abrupte, mais ici, je m'interroge : n'est-il pas plus sain d'accepter le corps du défunt, d'interagir avec lui, de l'aimer ? J'ai des flashs du lit de mort de mon père au Mount Sinai Hospital. Ma tante Mary lui avait rendu hommage en portant un masque mortuaire après sa mort, et elle avait tout filmé. J'aurais pu passer du temps avec le cadavre de mon père, étudier ses contours, mais - à l'époque - la simple idée de son corps me terrifiait.

Photo: Paul Koudounaris

"Je ne pourrai plus jamais lui parler, se lamente Ibu Berta, qui sanglote. Elle s'en va." Nous regardons le cercueil d'Indo Lai être transporté jusqu'à une tombe creusée dans une falaise à quelques dizaines de mètres du sol.

Chaque ville a son propre "cimetière" où, après l'enterrement, les corps sont entreposés dans des tombes ou des cercueils suspendus. Certains cercueils sont si vieux qu'ils se sont ouverts, laissant ainsi des piles de crânes humains, de bâtons, de pierres et d'ossements se déverser dans des grottes humides. Les squelettes sont enterrés dans les montagnes et les falaises environnantes. Les bébés sont placés dans des arbres.

Il reste encore quatre jours de fête et 90 buffles à égorger avant que la famille d'Indo Lai ait apaisé Dieu et la société, jusqu'à ce que son esprit s'élève jusqu'à Puya, le pays des âmes

Une sculpture tau tau - une réplique réaliste du visage et du corps d'Indo Lai, vêtu d'une version miniature de sa robe en ikat préférée - est placée dans la grotte pour veiller sur le village.

Publicité

"Ce n'est pas la dernière fois qu'ils la voient, m'explique Mr. Galugu. En signe de respect, la famille exhumera le corps d'Indo Lai toutes les quelques années et le baignera dans la rivière. Ça s'appelle le Ma'Nane." Tous les ans, au mois d'août, on voit les morts parader dans les villages autonomes de Toraja. Ici, les morts ne reposent pas en paix.

Même si cette pratique n'est pas obligatoire, ceux qui désirent voir leurs proches disparus prennent part au nettoyage cérémoniel. La famille d'Indo Lai lui donnera un coup de neuf en l'habillant d'un nouveau costume magnifique. On l'emmènera là où elle est morte, et son corps sera baladé dans son village natal, comme un zombie. Les corps qui ne sont pas bien préservés, ceux dont la peau noire est gluante tombe en lambeaux répugnants seront câlinés et embrassés par leurs proches ; l'amour est aveugle à la laideur de la mort à Toraja.

Dans les villages animistes reculés comme Mamasa, les chamanes sont réputés pouvoir ressusciter temporairement les morts grâce à la magie noire, et les faire marcher sans l'aide de quiconque. Ces cadavres ambulants sont sans expression et ne répondent à aucun stimulus ; ils se contentent de marcher comme des robots vers leurs villages.

"Vous croyez qu'ils sont vraiment capables de marcher par eux-mêmes ?", demande-je à Mr. Galugu.

Il répond : "Je ne crois pas que des cadavres puissent marcher - pas sans l'aide de la magie."

***

Photo: Paul Koudounaris

Serais-je capable de déterrer le squelette de ma mère pour passer quelques instants de plus avec elle ? J'ai eu le privilège, étonnamment cathartique, d'être témoin de la mort de mon père. Mais avec ma mère, c'est différent. Je ne sais pas exactement comment maman est morte, ni ce qu'ont été ses derniers mots, ni à quoi ressemblait son visage. J'ai seulement entendu ses cris. Je ne lui ai jamais dit au revoir. Je ne suis même pas allée à son enterrement. Personne ne m'a jamais dit qu'elle était morte (nos proches craignaient d'en informer mon père qui venait de sortir du coma, de peur que le respirateur ne suffise plus et qu'il en meure). Je me demande donc si voir maman une fois de plus me réconforterait. Devrais-je me rendre sur sa tombe à Yogjakarta pour serrer ses os dans mes bras une dernière fois ?

Et en même temps, je me dis que j'aimerais que mes dernières images de ma mère demeurent intactes et sacrées. Son orchidée violette est attachée derrière son oreille gauche. Elle me tient dans ses bras. Il est tôt, mais elle porte déjà du rouge à lèvres et une robe de soie. Son grand sourire - presque un rire - élargit son nez. La pluie délicate qui tombait doucement sur le toit de la voiture se transforme soudain en orage, illuminant le paysage tropical. Le brouillard enveloppe les vitres. Maman y passe son doigt et dessine trois figures, notre famille. Nous nous endormons la main dans la main.

Ce souvenir tourne en boucle dans mon esprit. Mais dans mon imagination, notre voiture n'a pas d'accident et nous parvenons à destination. Dans ces moments brefs mais intenses, nous sommes ensemble et c'est plus vrai que nature. Je le revis encore et encore et encore et ainsi, nous passons du temps ensemble. La vérité, c'est que la mort n'est jamais vraiment une fin.