Ce que le traitement de l’attentat de Nice nous dit des médias

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Ce que le traitement de l’attentat de Nice nous dit des médias

OK, les chaînes d'information en continu sont profondément glauques – mais les spectateurs auraient leur part de responsabilité.

Photo via l'utilisateur Flickr Thierry Ehrmann

Gros plans sur des corps inanimés, images du camion fonçant dans la foule, interviews des proches des victimes : hier soir, le traitement médiatique de l'attentat du 14 juillet sur la promenade des Anglais à Nice a été vivement critiqué. En ligne de mire, les chaînes d'information en continu et les éditions spéciales des médias «classiques» – à l'instar de France 2, fustigée pour avoir diffusé des images du camion en pleine course et des réactions de survivants à chaud. Ce vendredi matin, la direction de France Télévisions présentait ses plates excuses dans un communiqué, prétextant « une erreur de jugement […] commise en raison de circonstances particulières ».

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Considérant tantôt les chaînes d'info comme trop rapides ou pas assez, les critiques se multiplient et se contredisent. Aujourd'hui, reprocher aux médias leur traitement des drames est devenu un sport national, qui permet sans doute à certains spectateurs de s'absoudre de leur nuit passée à contempler BFM ou iTélé. Quoi qu'on en dise, les images semblent répondre à un véritable besoin de la part de certains téléspectateurs – celui de voir pour y croire. On a cherché à en savoir plus en posant quelques questions à Arnaud Mercier, chercheur en sociologie des médias et communication politique, spécialiste du traitement de la guerre par les médias, de l'usage des réseaux sociaux, et enseignant à l'Institut français de presse.

VICE : Que peut-on dire pour le moment du traitement des attentats de Nice par les chaînes d'information en continu ?
Arnaud Mercier : On retrouve les réflexes professionnels habituels dans ce type de situation. Il y a priorité au direct, même s'il leur a été reproché de n'avoir pas arrêté la diffusion du feu d'artifice de Paris assez rapidement. Il y avait un puissant contraste entre les images de fête à l'écran et la gravité des faits relayés par les réseaux sociaux.

Ensuite, il y a eu le passage en boucle d'images extraites de ces mêmes réseaux, ce qui est désormais un trait marquant. Quand vous n'êtes pas sur place, la seule chose que vous avez à disposition, ce sont des images que des internautes sur les lieux ont bien voulu poster. Et pourtant, ces chaînes ont plutôt fait attention cette fois-ci, les journalistes ont marché sur des œufs. Par exemple, ils ont mis un certain temps avant de révéler l'identité du terroriste. On voit bien que les avertissements du CSA ont été entendus par la plupart d'entre elles.

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Aux yeux du public, les chaînes d'info n'ont-elles pas toujours tout faux ?
Vous avez raison, et c'est loin d'être une situation facile. Si on prend les réseaux sociaux comme un pouls, il y aura toujours des messages critiques – quoi que vous fassiez. Un coup, on reproche à ces chaînes de réagir sans réfléchir, la fois d'après de ne pas aller assez vite.

En même temps, ce type de critiques prouvent qu'il y a une forte attente vis-à-vis des chaînes d'info. Une partie des gens sont déçus quand, via les alertes mobiles ou les réseaux sociaux, ils sont informés d'un événement et qu'il n'a pas encore été relayé sur ces chaînes. Pour des choses aussi graves, il se trouve que leur premier réflexe reste d'allumer la télé.

Dès lors, peut-on parler de véritable « nécessité informative » pour ces chaînes ?
Bien sûr ! Les gens ne sont pas des voyeurs. Ils ont simplement besoin de voir pour y croire. Dans ces cas-là, il ne s'agit pas d'un moment d'information mais aussi d'un moment d'émotion. Ajouter des images à l'information, afin de mieux savoir ce qui s'est passé, devient une nécessité pour commencer à réaliser. La quête d'images afin de rendre les choses concrètes fait partie d'une démarche psychologique classique. Est-ce pour cela que les gens regardent ces médias ?
C'est quelque chose de l'ordre de ce que les psychologues appellent la pulsion scopique. Ça n'a aucune logique, cela ne fait pas partie de notre imaginaire. Comment se figurer qu'un camion puisse foncer volontairement dans la foule pour faire le maximum de morts ? Cela paraît inconcevable.

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C'était la même expérience au moment des attentats du 11 septembre. On avait beau voir trois fois la même image des tours qui s'effondraient, on n'arrivait pas à y croire. Il faut l'avoir vu à de nombreuses reprises afin que le cerveau accepte la réalité des choses.

Chacun a sa part de responsabilité dans tout ça. Le téléspectateur n'a pas à être captif, et les chaines d'info doivent éviter de diffuser des images choquantes sous prétexte qu'elles n'ont pas encore été révélées.

Ça explique pourquoi les chaînes d'information interrogent des victimes et des témoins directs ?
Du point de vue de la mission d'information, cela ne parait pas incongru. On peut se demander s'il est bon pour les témoins de raconter si vite ce qu'ils ont vu, mais il faut rappeler que pour une personne qui parle à l'antenne, il y en a probablement trois autres qui ont refusé. Après, il est évident que les témoins sont souvent sous le choc – les prendre à l'antenne est un risque lié à l'information en direct.

Ce qui pose vraiment problème, c'est de commencer à poser des questions qui sont hors de propos, de sortir du prisme du témoignage pour aller vers une analyse – alors que les gens interrogés ne sont pas des experts.

À partir de quel moment peut-on parler de sur-information ?
C'est un vrai problème pour les éditions spéciales – qui durent des heures et des heures. Cela veut dire que les journalistes deviennent prisonniers d'un dispositif qui les conduit à devoir garder l'antenne coûte que coûte. Fatalement, il faut meubler, et il y a des redites.

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L'argument des chaînes d'info en continu est de dire qu'elles permettent d'être un point d'entrée dans l'information à n'importe quel moment. Afin d'éviter l'overdose, le premier responsable est le téléspectateur lui-même. Quand il a l'impression qu'il sature, c'est à lui d'éteindre. Chacun a sa part de responsabilité dans tout ça. Le téléspectateur n'a pas à être captif, et les chaines d'info doivent éviter de diffuser des images choquantes sous prétexte qu'elles n'ont pas encore été révélées.

Il faut tout de même préciser que les images partagées sur les réseaux sociaux étaient souvent plus choquantes que celles diffusées à la télévision.

Quel est le rapport des chaînes d'info continu avec les réseaux sociaux ?
Les réseaux sociaux sont une source pour ces chaînes. C'est vrai en temps normal, et ça l'est encore plus en temps de crise. Elles s'en servent pour trouver des témoins, des images, et parfois des vidéos – qu'il faut choisir de diffuser ou non.

Il y a également la dimension « solidaire », avec des médias qui relaient des hashtags, etc. Si, pour certains, c'est une façon pour ces chaînes de se racheter une conscience, il faut noter qu'il y a un véritable relais d'appels à témoins par exemple. Les médias se font chambre d'écho de ces mouvements.

On entend également de nombreuses personnes critiquer le caractère cynique des chaînes d'info, qui profiteraient financièrement de ces tragédies. Qu'en pensez-vous ?
C'est un contresens. Avec les éditions spéciales, ces chaînes bouleversent leurs programmes. De fait, elles perdent les pastilles publicitaires prévues, alors même qu'elles mobilisent des moyens supplémentaires. Dans les 24 heures postérieures à un tel événement, ces chaînes perdent de l'argent.

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Par la suite, il est vrai que la demande d'information est plus forte – mais c'est la même chose pour tous les médias. Cyniquement, on pourrait dire que Nice Matin effectue une très bonne opération aujourd'hui – cela fait sans doute longtemps qu'ils n'ont pas vendu autant de journaux. En même temps, un certain nombre d'annonceurs se retirent de peur d'être associés à un tel événement.

Ce qui se joue là n'est pas tant un raisonnement « marketing » qu'un problème de crédibilité. Les chaines qui n'auront pas su bien gérer leur couverture médiatique ont beaucoup à perdre, tandis que celles qui se distingueront peuvent espérer se positionner comme un vecteur fiable de l'information. Il s'agit d'une bataille autour de la notion de confiance.

Un événement de la sorte est-il l'occasion de s'interroger sur le traitement de l'information ? Les chaînes d'information doivent-elles modifier leurs pratiques ?
C'est déjà le cas. Après les dernières vagues d'attentats, le CSA avait rappelé à l'ordre nombre de chaînes – pas seulement les chaînes d'information en continu. Face à un tel événement, les chaînes généralistes cassent leurs antennes et passent de plus en plus souvent en édition spéciale – les critiques n'étaient donc pas seulement dirigées à l'encontre des chaînes spécialisées. Cela a parfois donné lieu à des mea-culpa de la part de certains journalistes. C'est la preuve que la profession est capable d'avoir un regard critique sur elle-même. Pour ces médias, le plus important est d'avoir un recul critique et de regarder vers l'avenir – puisque ce n'est sans doute malheureusement pas la dernière fois que ces questions se posent.

Un acte terroriste met forcément en cause l'attitude des médias. Il s'agit d'instaurer un climat de peur permanent. Le terrorisme sans relais médiatique n'est quasiment rien. Cela ne veut absolument pas dire qu'il ne faut pas en parler, mais qu'il faut être vigilant quant à la façon dont on le fait, et ne pas relayer les discours les plus populistes, racistes et xénophobes, qui émergent très vite. Il faut avoir un esprit de responsabilité.

Je vois. Merci beaucoup M. Mercier.