Katawa Shoujo : le jour où 4chan a eu du cœur
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Katawa Shoujo : le jour où 4chan a eu du cœur

En 2012, une poignée d’anons sortaient un jeu où l’on vivait un amour naissant avec des ados handicapées. Des auteurs de ce phénomène de niche racontent.

Croyez-le : il y a dix ans, 4chan, la bouche des enfers du web, a fait preuve de sensibilité. Le site, surtout connu pour faire montre de créativité quand il s’agit d’insulter son prochain ou de réveiller des fétiches improbables, a été la source d’un objet ayant marqué une génération d’otakus.

Katawa Shoujo (verbatim « filles estropiées ») est un visual novel, un livre interactif. Ça va de l’histoire enrichie en sons et images au jeu culte rempli de choix et d’embranchements — dont la promesse est, comme tout eroge, des scènes de sexe. Elles concluent un long parcours avec une waifu vers qui on se sera organiquement dirigé après une série de décisions. Intervient alors ce qui « vend » le jeu, disponible gratuitement, à tout le monde.

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Le gros des illustrations a été réalisé par Raide, subitement décédé en 2020. 

Le gros des illustrations a été réalisé par Raide, subitement décédé en 2020. 

Dans l’intro de Katawa Shoujo, vous incarnez Hisao, un lycéen neuneu et générique comme un héros de visual novel - et faites une crise cardiaque. Après ce moment bizarroïde de jeu vidéo, vous voilà diagnostiqué d’une arythmie et expédié dans un simili-Sendai, à Yamaku (ça ne veut rien dire), l’académie pour jeunes personnes handicapées. Vous allez rencontrer, tour à tour : Shizune la sourde-muette, Lilly l’aveugle, Hanako la grande brûlée et traumatisée, Rin l’amputée des bras et Emi, des jambes. Chacune correspond à un archétype de japanime de l’époque, et après quelques entrechats et une intro d’une poignée  d’heures, vous finirez par débloquer votre histoire d’amour avec votre nouvelle cyberchérie.

Venez pour le sexe, restez pour les sentiments

C’est nettement moins racoleur que ça en a l’air. Pour un projet occidental et amateur mené par une bande de vingtenaires, Katawa Shoujo est léché (illustrations, décors, écriture, musique) et assez averti sur son sujet. Cette intro voit le jour en anglais en 2009, et devient rapidement un petit phénomène international, traduit en plusieurs langues et repéré par une blogosphère affutée. Tout début 2012, Four Leaf Studios (le logo de 4chan est un trèfle à quatre feuilles) sort la version complète du jeu, dont la durée de vie est multipliée et enrichie de pastilles d’animation de Mike Inel, future star du hentai.

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Une portion d’internet implose - c’est parfois maladroit, naïf, ou déséquilibré entre les histoires qui ont toutes un auteur préposé, mais l’ensemble est assez mignon, souvent touchant et parle à des otakus qui vivent ou vont vivre leurs premiers émois. Nombreux sont les joueurs et joueuses qui n’osent pas effleurer les autres « routes » pour ne pas tromper leur waifu. J’en garde un souvenir assez ému et épaté par l’intertextualité entre les arcs et la capacité du truc à subvertir quelques clichés du genre et de l’époque.

Retour en arrière, vers l’Internet circa 2007. delta (tout en minuscules), media designer allemand et codeur du jeu, nous rappelle que tantôt, « /a/ était bien différent qu’en 2012 (…) c’était bien plus petit, et la diaspora de weebs vers /jp/ n’était pas faite, ce dernier n’existant pas encore ». Il se faisait déjà les dents sur d’autres visual novel qu’il traduisait à la dure.

De temps en temps, sur l’imageboard, la même illustration d’un certain Raita ressurgit. C’est un « doujin », une création originale amatrice et pas nécessairement sexualisée, qui montre l’ébauche de cinq personnages handicapés qui deviendra la pierre angulaire du projet.

« En 2007, l’un des fils a attiré l’attention, au point qu’une poignée d’internautes a décidé de déplacer le chantier sur un forum dédié. J’étais dans ce fil, ai quitté le forum après quelques mois de flottement, comme plein de projets de cette échelle — beaucoup plus d’idées que de travail » se souvient delta. Puis il se rend compte plus tard que la chose décolle, revient et devient programmeur, designer de l’interface et directeur; un titre honorifique, tous les concernés m’ont attesté de l’horizontalité chez Four Leaf. Dans les faits, delta a reçu tout le matériel artistique et a bâti le jeu avec le logiciel gratuit Ren’Py.

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Concept art de Raide.

Concept art de Raide.

Suriko, producteur et auteur des routes Lilly et Hanako, a vu un petit miracle créatif naître sur ce forum et son channel IRC dédié. Des internautes arrivent, repartent, mais « le cœur de l’équipe a fini par se former. Nous avions tous des profils et hobbys variés, mais étions unis par l’amour du Japon pop et des visual novel, à la Tsukihime et Fate Stay Night (des titres de Type-Moon, boîte particulièrement influente). » En référence alpha, Suriko cite To Heart, du studio Leaf.

Le projet est parfaitement ingénu. « Le concept de Katawa Shoujo était de raconter des histoires sur des personnes, pas de mettre l’emphase sur les handicaps ou les scènes de sexe. Garder cet objectif très tôt a aidé à former le cœur du jeu ». Les auteurs, tous amateurs, écrivent et écrivent, sont sans pitié envers leurs premières versions. « La haine était le moteur de Katawa Shoujo, c’était notre blague à nous », ironise Suriko.

Les traducteurs adorent Rin. 

Les traducteurs adorent Rin. 

Mais la sauce prend et chacun fait ses devoirs. Les auteurs musclent leur jeu, se coordonnent et équilibrent les situations, les codes de fiction invoqués et même les scènes de sexe - l’une d’entre elles est devenue un mème. Un infirmier, silentcook, permet de crédibiliser la représentation du handicap, qui touche aussi certains membres de l’équipe. Quelques recherches, témoignages et échos personnels solidifient l’ensemble, qui, s’il n’est pas d’une rigueur documentaire, est notable pour sa bonne volonté et sa sensibilité.

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De 4chan à Japan Expo

Le succès d’estime est tangible sur le web - en témoignent l’immense page TvTropes, les illustrations de fans, le tombereau de conneries dédiées sur Know Your Meme, et la création d’équipes de traductions, dont une japonaise pour boucler la boucle. L’association Kawa Soft a rédigé la version française. Mereck, son président, n’en était pas à son coup d’essai, après la traduction d’œuvres assez connues dans ces cercles telles que Narcissu et World’s End Economica. Pour lui, comme pour n’importe quelle personne ayant traité de droits de propriété intellectuelle avec des Japonais, c’est aussi parce que l’équipe était occidentale que le projet, déjà fameux en 2009, a été choisi. « C’était difficile de ne pas le voir passer sous notre radar, ça a été une évidence », assure-t-il. On doit à un certain Jisa l’intégralité du travail, qui a été relu par les autres membres.

Le stand où a été vendu Katawa Shoujo pour la première fois, en 2013. Photo de Kawa Soft.

Le stand où a été vendu Katawa Shoujo pour la première fois, en 2013. Photo de Kawa Soft.

« Dans mes souvenirs, l’acte un était tiré à 50 ou 100 exemplaires, mais ils partaient comme des petits pains à Japan Expo. » Mais trois ans plus tard, en 2013, le bouche-à-oreille est redoutable, et une vraie sortie est envisageable pour la version complète, attendue au tournant. Les Français sont les premiers à faire une édition physique. Ils préparent quand même 400 boîtes d’une édition collector, et la précommande en ligne permet de truander le maximum de vente autorisé pour les stands amateurs de Japan Expo. Avec le coût de production, Kawa Soft a pu garder une centaine d’euros symboliques dans l’opération.

Dix ans plus tard, pour Mereck, en tant que genre, « le visual novel s’est effondré, c’est un média qui n’a pas su prendre le tournant du jeu mobile ». Il admet que tout n’a pas très bien vieilli dans Katawa Shoujo mais reste très fier de son bébé. Suriko pense que la manœuvre aura élargi les niches, au moins en dehors du Japon, et à « prouver qu’il y a un marché ». Aujourd’hui, il sort des VN sur Steam. delta est passé à autre chose. Les exégètes du visual novel diront que ce jeu n’a pas non plus inventé l’eau chaude, et ils ont sans doute raison. Un certain Doki Doki Literature Club, en 2017, a eu une trajectoire similaire, mais lui est édité sur Steam dans la catégorie « horreur psychologique ».

Katawa Shoujo n’est plus qu’un joli souvenir nostalgique. 4chan, /a/ et /jp/ demeurent parmi les pires coins du web, mais on attend le prochain phénomène du genre. À vos plumes, tous sur Ren’Py ou Visual Novel Maker.

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