Mais pourquoi sommes-nous si méchants avec les ordinateurs ?
Illustration : Pierre Thyss pour Motherboard

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Mais pourquoi sommes-nous si méchants avec les ordinateurs ?

Insultes, baffes et coups de katana : les ordinateurs sont si irritants que pour les punir, aucun châtiment ne paraît trop cruel. On a enquêté sur la violence si particulière que nous exerçons sur nos machines.

Il n’y a pas d’expérience numérique sans rage. Dans les jeux vidéo, les gamers qui quittent un serveur sur un coup de chaud sont appelés ragequitters ; en webdesign, les rafales de clics que déclenchent parfois les sites dysfonctionnels sont appelés rage clicks. Enfin, quand un ordinateur reçoit une insulte ou un coup parce qu’il a eu le malheur de frustrer son utilisateur, on parle de computer rage.

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Tous ceux qui ont déjà baffé une unité centrale, claqué une souris ou insulté un moniteur sont sujets à la computer rage. Ce n’est pas un comportement exceptionnel : les travaux de Kent Norman, l’expert en computer rage qui dirige le laboratoire de recherche en psychologie de l’automation de l’université du Maryland, indiquent qu’environ 75% d’entre nous avons déjà été violents avec nos machines. Même la rage au volant est moins répandue.

Bien sûr, tout le monde ne maltraite pas son ordinateur de la même façon. Certains se contentent de lui faire des doigts d’honneur en gémissant de frustration, d’autres l’emmènent dans une ruelle isolée pour lui tirer dessus (et assument complètement face à la police). Les possibilités semblent infinies : la quinzaine de computers ragers qui ont répondu à notre appel à témoins avaient tous une histoire différente à raconter.

L’écran du MacBook de Marc s’est transformé en "une sorte de glitch art génial" après qu’il l’a “violemment” jeté au sol. Laura a deux cicatrices sur la main droite depuis qu’elle a “vu rouge” et cassé sa tour à coups de poings. Un soir de grande colère, Xavier a mordu son ordinateur portable assez fort pour laisser une trace de dents sur le bord de l’écran. "S’il y avait eu un ours dans le coin, c'est sa face que j'aurais mordue", nous a-t-il confié par mail.

Toute cette violence paraît insensée. Même en plein accès de colère, impossible d’ignorer qu’on n’améliore pas les performances d’un ordinateur en lui cognant dessus ; un coup de poing dans un clavier ne peut être qu’irrationnel et impulsif. Ceci dit, difficile de croire que la computer rage est uniquement un problème de self-control. Les computers ragers sont trop nombreux et différents pour ça.

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"La computer rage existe parce que les ordinateurs provoquent des frustrations chez tous leurs utilisateurs, tout simplement, explique Kent Norman dans un mail adressé à Motherboard. Utilisateurs novices et développeurs vétérans, femmes et hommes.” Mais pourquoi ces frustrations nous touchent-elles tous, ou presque ? Pourquoi sont-elles si vives ? Et pourquoi aboutissent-elles si souvent des violences ?

Dans son article The Psychology of Computer Rage, la psychologue Stacy Shaw prend appui sur la Media Equation pour expliquer la computer rage. D’après cette théorie élaborée au milieu des années 90 par deux professeurs de communication de l’université de Stanford, Clifford Nass et Byron Reeves, les humains ont tendance à traiter les ordinateurs comme leurs semblables : souris en main, nous suivrions toutes les règles d’interaction interpersonnelle que la vie en société nous a inculquées.

Nous humanisons nos appareils, c’est vrai. Nous leur parlons, les genrons, leur prêtons un libre-arbitre. "Il fait un caprice", dit-on devant un ordinateur qui n’obéit pas. Nass et Reeves pensent que ce comportement est dû à la lenteur de l’évolution : le cerveau humain, "qui a évolué dans un monde où seuls les humains montraient des comportements sociaux complexes", n’a pas eu le temps de s’adapter à ces machines conçues pour interagir avec lui. En clair, il les traite comme des égales parce qu’il ne sait rien faire d’autre.

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Ce pis-aller a une conséquence grave : nous nous attendons à ce que des machines suivent nos règles en toutes circonstances. De fait, "quand les ordinateurs ne parviennent pas à accomplir les tâches que nous leur avons confiées (…), écrit Stacy Shaw, leur échec est perçu comme une violation des normes sociales, ce qui provoque colère et indignation. (…) Pire : quand nous ne pouvons pas comprendre pourquoi ces normes sociales ont été rompues, cet échec peut être vécu comme une trahison."

On s’énerve vite quand on se sent floué, surtout par un objet conçu pour nous servir au mieux. Par bonheur, se passer les nerfs sur une chose inanimée est à la portée de tous et souvent sans conséquences. Contrairement à un humain, "l'ordinateur ne réagira pas contre vous, il ne vous en voudra pas (…), explique le chercheur en informatique Gaëtan Rey dans un mail adressé à Motherboard. L’humain, même s’il entretient des relations avec sa machine, garde dans un coin de sa tête l'idée que ce n’est qu’un objet."

En dépit des affects qu’ils inspirent, les ordinateurs restent des machines sans âme ni douleur. Cette ambivalence les expose aux pires sévices : après tout, pourquoi se retenir de violenter l’objet le plus irritant du quotidien – ou même de se venger de lui en le détruisant froidement ?

La computer rage est une réponse explosive à un problème immédiat ; lorsqu’une machine énerve un humain sur le long terme, elle s’expose à des violences moins spontanées et plus sophistiquées. YouTube déborde de vidéos dans lesquelles de "vieux ordinateurs merdiques" sont réduits en bouillie par leur propriétaire : défoncés à coups de boule de billard, éparpillés à l’explosif ou tabassés dans la joie, ils payent pour toutes les fautes qu’ils ont commises pendant leur vie.

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L’un de ces rageurs à froid a répondu à notre appel à témoins. Après avoir acheté un nouvel ordinateur, Jean-Baptiste a massacré son vieux PC à coups de maillet pour se venger d’années de lenteurs et de plantages. "C’était une poubelle, nous a-t-il lancé. Je n’allais pas juste le mettre dans un sac, je l’ai défoncé et je l’ai jeté par la fenêtre. C'était un grand défouloir sur le moment. Je l'ai vite oublié." Aucun autre objet du quotidien ne s’attire une telle animosité.

Les violences contre les ordinateurs ne sont pas toujours des affaires personnelles. De Singapour au Caire, l’électronique est un incontournable des anger rooms : les ordinateurs portables, les moniteurs et les imprimantes sont les objets les plus demandés par les clients du Wrecking Club de Manhattan. En 2015, un conférencier canadien a même organisé un séminaire de destruction d’ordinateurs intitulé Luddite Smash Screen. Son concept : "Faire face à vos vrais problèmes, trouver vos vraies forces, planifier votre vrai futur et CASSER LA GUEULE D’ORDINATEURS VRAIMENT IRRITANTS !

C’est évident, les humains en veulent profondément aux ordinateurs. Qui n’a jamais eu envie de mettre un coup de pied à une unité centrale abandonnée sur le trottoir ? Pour Rob Corbett, l’organisateur du Luddite Smash Screen, cette haine est une affaire d’amour-propre : toujours plus nombreuses et perfectionnées, les machines seraient les symboles d’un monde qui évolue si vite qu’il nous fait nous sentir "obsolètes". Les démolir ne serait qu’une manière de rappeler que nous sommes plus importants qu’elles, et non l’inverse.

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Ce genre de comportement n’est pas une nouveauté. Au 19ème siècle, les ouvriers du textile anglais et français détruisaient leurs métiers à tisser pour protester contre les effets pervers de la mécanisation. En dépit de ce que raconte la légende, les luddites et les canuts n’en voulaient pas directement à leurs machines ; en s’attaquant à elles, ils cherchaient à protéger leur emploi, leur liberté et leur dignité contre des patrons avides. Sous leurs coups de masse, ces métiers à tisser étaient d’abord les avatars d’un système économique oppressif.

Le souci, c’est que les ordinateurs sont autrement plus pointus et envahissants que des métiers à tisser, même programmables. Rappelez-vous : l’époque est aux 10h-19h devant l’écran, à l’e-sport et aux GAFAM. Nous craignons toujours que nos machines ne nous rendent inutiles et nous savons qu’elles sont utilisées contre nous, mais nous acceptons d’être dépendants d’elles dans notre travail et nos loisirs. Massacrer l'une d'entre elles dans un accès de computer rage ou au fond d’une anger room, c’est se soulever comme on peut contre cette dépendance et tout ce qu'elle nous impose.

Au fond, nos ordinateurs sont dans une position bien inconfortable : ils sont conçus pour nous servir mais ils nous emplissent d’un sentiment d’impuissance. À la fois maîtres et esclaves, ils peuvent être punis pour leurs manquements comme pour les abus dont ils sont tenus responsables. Le fait qu'ils soient amusants à détruire ne fait qu'aggraver la situation.

Bien sûr, les choses s'arrangent. L'époque où la computer rage était un sujet d'inquiétude pour les chefs d'entreprise est révolue. Nous nous sommes habitués à la présence des ordinateurs et les interfaces qui nous permettent de communiquer avec eux sont toujours plus adaptées à notre cerveau capricieux. Depuis une dizaine d'années, nous sommes également distraits par un esclave-bourreau bien plus envahissant qu'un PC de bureau : le smartphone.

Jetés au sol sur un coup de tête, cassés par vengeance, pulvérisés dans des anger rooms, nos téléphones subissent les mêmes violences que nos ordinateurs – mais pas seulement. Contacté par mail, le chercheur en anthropologie des technologies numériques Nicolas Nova explique : "C'est moins la dimension rageuse qui apparait, et davantage les enjeux d'usages compulsifs ou frénétiquesMais il y a toujours chez les usagers cette façon de s'acharner sur l'appareil, qui passe moins par une destruction intentionnelle que par des actes manqués – le laisser tomber, casser l'écran, etc."

Même inconsciemment, les humains doivent montrer qu'ils ont le dessus sur la machine. On a hâte de voir ce qui se passera quand nous devrons prouver à nos implants connectés qu'ils ne sont pas nos patrons.