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Petite histoire de la lobotomie au pic à glace

Ou comment le médecin américain Walter Freeman a enfoncé une tige de métal dans le cerveau de milliers de patients sans leur ouvrir le crâne.
Lobotomie transorbitale. Image : Youtube.

En 2006, elle a été taxée de "pire méprise de l'histoire des sciences de l'esprit" au cours d'un débat public organisé par la Royal Institution, une grande société savante britannique. Jadis, l'idée semblait pourtant si bonne qu'elle a valu un prix Nobel à son inventeur. Le neurochirurgien portugais Antonio Egas Moniz, dont le visage ravagé par la goutte est longtemps apparu sur les billets de 10 000 Escudo, a remporté la prestigieuse récompense en 1949 pour avoir développé la "leucotomie".

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Plus connue sous le nom de "lobotomie", un nouveau nom imaginé par les psychiatres américains, cette technique révolutionnaire a d'abord été perçue comme la première méthode capable de soulager la folie et la souffrance de patients considérées comme irrémédiablement dérangés, violents et psychotiques. Extrême mais efficace à sa manière, elle consistait à découper de petites parties du lobe frontal en enfonçant des instruments dans des trous pratiqués au sommet du crâne.

Décrite ainsi, la lobotomie semble atroce. Mais avant l'invention des antipsychotiques et des sédatifs, les psychiatres disposaient de peu d'options pour traiter les maladies mentales graves. Moniz pensait que les comportements obsessionnels, dépressifs et délirants étaient causés par une trop grande proximité entre certains circuits neuronaux, et que le problème pouvait être traité en taillant dans le tissu blanc, profond et "mou comme du beurre chaud" du cortex frontal.

Aujourd'hui, le mot "lobotomie" est synonyme de "boucherie". On perçoit l'opération qu'il désigne une comme une forme d'oppression neurologique que les médecins dégainent pour abrutir et immobiliser les malades et les remuants. Vol au-dessus d'un nid de coucou l'a rendue célèbre en la faisant passer pour une forme extrême de punition.

La vérité est plus complexe, comme toujours. La lobotomie a été considérée comme révolutionnaire par une grande partie du public pendant plusieurs années. Dans un article publié par le New York Times en 1937, le journaliste William Laurence la présente comme une "opération chirurgicale pour l'âme". Au total, près de 40 000 Américains ont été lobotomisés. Au plus fort de la mode, en 1949, ils ont été 5 000. La procédure était si populaire que des centaines d'individus se sont portés volontaires pour la subir une deuxième fois. Certains sont même passés trois fois sur le billard.

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Jack-El Hai est l'auteur de The Lobotomist, une biographie de Walter Freeman, un médecin qui a pratiqué 3 500 lobotomies et fait la promotion active de la procédure tout autour du monde. Il explique : "La plupart des gens ne connaissent pas ce chapitre de notre histoire parce qu'il est laid. Et aussi, pour être honnête, parce que les psychiatres ont tout intérêt à ce que le public n'en sache pas à trop à son sujet."

Walter Freedman a révélé les détails de sa "lobotomie préfrontale" dans un papier publié en 1942 par le Bulletin of the New York Academy of Medicine. En bon fan numéro un d'Antonio Egas Moniz, il s'était acharné à réinventer sa procédure : grâce à sa méthode, il était désormais possible d'accéder au cerveau par le dessous plutôt que par un trou foré sur le dessus du crâne. Après tout, pourquoi s'embêter avec une intervention coûteuse, intrusive et dangereuse lorsqu'on peut obtenir le même résultat en dix minutes en optant pour une tactique différente ?

L'alternative imaginée par Freeman devait être plus sûre et délicate, mais elle était surtout plus radicale. Le médecin recommandait d'enfoncer un instrument chirurgical dans le cerveau en passant par le plafond de l'orbite, juste sous la paupière. Son outil de choix : un pic à glace emprunté dans les tiroirs de la cuisine familiale. À la place de l'anesthésie locale ou générale, il immobilisait ses patients avec des électrochocs.

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Freeman était fier de voir ses patients quitter son cabinet sur leurs deux jambes (mais avec des yeux au beurre noir) quelques heures après l'opération. Au total, environ un tiers des lobotomies pratiquées aux États-Unis se sont déroulées selon sa procédure.

Dans l'esprit de Freeman, une large gamme de pathologies mentales étaient causées par un trop grand nombre de connexions entre le thalamus (l'un des composants du centre émotionnel du cerveau) et le cortex frontal (alors perçu comme le siège de la conscience) : dépression, schizophrénie, mais aussi des troubles qui seraient désormais considérés comme autistiques. L'émotion et l'animalité débordaient la raison et la rationalité. En agitant un pic à glace dans le cerveau comme si l'on battait un oeuf, pensait-il, il était possible de couper ces connexions et libérer le patient de sa misère.

Freeman s'est peu à peu transformé en véritable apôtre de la lobotomie. Il parcourait les États-Unis et pratiquait jusqu'à 25 opérations par jour dans des institutions psychiatriques surpeuplées, souvent sans gants. Ce qu'il avait d'abord présenté comme une intervention de dernier recours s'était transformé en traitement de première intention. Très enthousiaste, il affirmait que la lobotomie pouvait traiter la dépression post-partum et la tristesse des patients en phase terminale. Dix-neuf personnes de moins de 18 ans ont subi l'opération de sa main, dont un enfant de quatre ans.

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L'un de ces jeunes malheureux était Howard Dully. En 1960, alors qu'il était âgé de 12 ans, il a été lobotomisé par le docteur Freeman à la demande de sa belle-mère, qui trouvait son comportement étrange. Le jeune garçon était souvent dans la Lune et n'aimait pas se mettre au lit. Coût de l'opération : 200 dollars.

Howard Dully a écrit un ouvrage pour raconter son histoire, My Lobotomy. Il a également créé une organisation caritative contre la maltraitance infantile et recherche les anciens patients de Freeman pour la National Public Radio (NPR) des États-Unis.

"Je me suis toujours senti différent, explique Dully sur la NPR. Je me demandais si quelque chose manquait à mon âme." Il n'a pas de souvenir de l'opération.

"Je me suis lancé dans le projet en me disant qu'il [Freeman] était probablement un monstre, mais j'ai changé d'avis en découvrant la correspondance qu'il entretenait avec ses patients, explique El-Hai, le biographe de Freeman. Il entassait des cartons et des cartons de lettres qu'eux et leurs familles lui faisaient parvenir pour le remercier, l'inviter à dîner. Certains le considéraient vraiment comme un proche. Apparemment, il se passait quelque chose de très profond."

Freeman a passé la majeure partie de 20 dernières années de sa vie à voyager aux quatre coins des États-Unis dans une vieille Ford verte. Il rendait visite à ses anciens patients pour consigner leur histoire, leurs progrès, leurs difficultés, les morts.

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L'intérêt de Freeman pour ses patients était personnel, mais aussi professionnel. Il avait envie de prouver que sa méthode produisait des résultats réels et durables. Qu'il n'avait pas mutilé ces faibles et ces malades, qu'il avait changé leur vie pour le mieux, qu'il leur avait permis de retourner à la maison, au travail, à une existence relativement normale. Si deux tiers des patients lobotomisés sont restés en institution après l'opération, le tiers restant a pu quitter l'hôpital. Freeman aimait évoquer quelques patients extraordinaires : un psychiatre, un violoniste d'orchestre symphonique, un médecin généraliste qui a pu reprendre le travail et décrocher sa licence de pilote.

Freeman s'intéressait particulièrement à la vie sexuelle de ses patients. L'un d'entre eux, qui n'avait exprimé aucun intérêt sexuel pendant deux décennies, avait développé un tel appétit après l'opération qu'il s'était plaint que "les filles lui coûtait plus qu'il ne pouvait payer". Freeman a également noté que 28 de ses anciens patients s'étaient mariés (sur 2 454, c'est peu) et que 62 enfants étaient nés.

Bien loin d'être un boucher sanguinaire et ivre d'hubris, Freeman était persuadé de faire ce qui était bon pour ses patients. Pour les plus désespérés et les plus pauvres, il pratiquait son intervention pour 25$. Dans son esprit, la lobotomie était une bénédiction sociale : il pensait qu'un petit coup de pic à glace dans le cerveau valait bien mieux qu'une vie misérable dans l'un des hôpitaux psychiatriques surpeuplés de l'époque, quitte à ce que l'intelligence ou la personnalité du patient s'en trouve diminuée. Avant la Seconde Guerre mondiale, plus de 400 000 Américains vivaient dans 477 asiles. La moitié des lits d'hôpital du pays étaient occupés par des patients atteints de troubles mentaux.

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"Je n'en veux pas à Freeman pour avoir exploré le potentiel de la lobotomie à une époque où les asiles psychiatriques étaient un problème aux États-Unis, explique El-Hai. Par contre, je lui en veux d'avoir refusé d'explorer les traitements médicamenteux lorsqu'ils sont devenus disponibles dans les années 50 et 60."

Freeman a continué à prêcher les vertus de la lobotomie jusqu'au bout, bien après qu'elle soit passée de mode. Il a fallu qu'une patiente décidée à subir une troisième lobotomie, Helen Mortensen, reste sur la table pour que sa licence de médecine lui soit retirée. C'était en 1967.

L'enfer est pavé de bonnes intentions : une poignée de cas spectaculaires ne doit pas faire oublier les milliers de patients mutilés par la procédure. Paralysie, diminution des facultés intellectuelles, morts prématurées. Il y a une dizaine d'années, un petit nombre de proches de victimes de la lobotomie ont lancé une campagne pour faire retirer le prix Nobel d'Egas Moniz. Leurs efforts ont été faibles, brefs et vains.

La lobotomie a tout de même apportés quelques bonnes choses à la médecine. D'abord, elle a accéléré la création de règles éthiques standardisées, des lignes de conduite qui manquaient cruellement à l'époque de Freeman. Ensuite, elle a permis d'attirer l'attention sur la biologie du cerveau et sa place dans la maladie mentale.

Le plus frappant, c'est que la lobotomie a illustré malgré elle ce que nous appelons désormais la neuroplasticité, c'est-à-dire l'incroyable résistance du cerveau. Notre organe-maître est capable de survivre à un coup de pic à glace ; même gravement blessé, il préserve nos capacités mathématiques, communicationnelles, émotionnelles et créatives. Egas Moriz, Freeman et leurs confrères ne pouvaient pas laisser un héritage plus remarquable.