Bienvenue à Los Alamos, la ville la plus normale du monde

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Bienvenue à Los Alamos, la ville la plus normale du monde

Un rapport de 1954 retraçant la genèse de la bombe atomique tente de convaincre ses lecteurs que tout est « parfaitement normal » dans la petite bourgade de Los Alamos, au Nouveau-Mexique.

Au début des années 40, les États-Unis ont fait de leur programme de développement de l'arme nucléaire une priorité. Ils ont alors lancé le Projet Manhattan, un projet de recherche top secret qui permettra de mettre au monde la première bombe atomique. En dépit de son surnom, le projet Manhattan n'a pas été mené à New York, mais au sein de plusieurs pôles de recherche top secrets disséminés sur le territoire américain. Le plus célèbre d'entre eux est le Los Alamos National Laboratory, un complexe niché dans les montagnes Jemez au nord du Nouveau-Mexique. Là, Robert Oppenheimer et son équipe ont travaillé sans relâche avec des physiciens triés sur le volet, dans le secret et l'isolement absolu, afin de mettre au point l'arme la plus puissante de l'histoire humaine.

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En dépit de cet arrière-plan politique, scientifique et technique un peu trouble, Los Alamos a publié en 1987 un rapport de relations publiques pour le moins singulier. Celui-ci était destiné à convaincre son monde que Los Alamos représentait bien plus que le berceau de l'arme atomique. Telle une brochure de voyages vantant les mérites d'une destination exotique, ce document fascinant tente de nous convaincre en une vingtaine de pages que Los Alamos est un endroit tout à fait « normal », et que prétendre le contraire n'a rigoureusement aucun sens.

L'emplacement du laboratoire de recherche a été recommandé par Oppenheimer lui-même. D'abord parce le site était situé à proximité de son ranch du Nouveau-Mexique, et ensuite parce qu'il bénéficiait d'un isolement remarquable. Le gouvernement américain a suivi l'avis de l'éminent physicien, et confisqué une école locale. Cette dernière a alors été transformée en laboratoire afin de mettre au monde une bombe dévastatrice… ainsi qu'une communauté pour le moins singulière.

La naissance de Los Alamos, et ses maisons tout fait normales. Image : LANL

Comme indiqué dans le rapport, « en 1942, il a été jugé indispensable de créer un laboratoire de recherche sur les armes nucléaires [à Los Alamos]. Par là, il est apparu tout aussi essentiel de fournir des habitations et des cantines aux équipes, afin qu'elles puissent résider sur le site de manière permanente. » Le gouvernement américain avait l'intention de démolir le laboratoire après la guerre, de sorte que toutes les installations étaient considérées comme temporaires. Elles ont donc été construites en bois de moindre qualité. Le gouvernement avait prédit qu'au plus fort de sa fréquentation, 150 personnes (scientifiques, militaires et leurs familles) résideraient à Los Alamos. Pourtant, à la fin de sa première année d'activités, plus de 1500 personnes habitaient dans cette ville-bidonville surgie du néant. En 1945, Los Alamos se vantait de posséder une population de plus de 8000 habitants.

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Heureusement pour les nouveaux émigrés de la pittoresque Los Alamos (et malheureusement pour le reste du monde), le gouvernement américain a décidé qu'il aimait vraiment fabriquer des armes nucléaires, et qu'il avait bien l'intention de continuer dans sa lancée. Ainsi, plutôt que démolir les installations de Los Alamos après la guerre, il a décider de développer la communauté organisée autour du laboratoire en construisant des « maisons, des écoles, des magasins, des bâtiments du service public, des entrepôts et des églises » de 14 confessions différentes.

Il ne se passe rien de louche à Soda Fountain, à Los Alamos. Image : LANL

D'après le rapport, ce projet d'urbanisme a eu des débuts pour le moins difficiles. « À la fin de la guerre, plusieurs infrastructures sont tombées en panne pendant l'hiver, ajoutant à la morosité d'une existence faite d'isolement, de boue, de caillebotis et de mobile homes », explique l'auteur du rapport. Mais eh, la ligne de chemin de fer n'était qu'à 50 kilomètres de là. Les habitants de Los Alamos n'avaient qu'à fermer les yeux et se concentrer un peu pour se rappeler qu'ils étaient encore liés au reste de la civilisation et que la vie était belle.

Vue aérienne de la ville de Los Alamos, où ne subsiste pas la moindre bizarrerie, 1950. Image : LANL

Au moment où le rapport a été écrit, en 1953, Los Alamos était devenue autosuffisante. Cette année-là, pour la première fois, la ville a réussi à générer plus d'argent qu'il n'en coûtait au gouvernement pour l'entretenir par l'intermédiaire de la Zia Company, l'entreprise responsable des services publics de la ville. C'est vrai, Los Alamos pouvait presque passer pour une ville normale.

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Le rapport précise qu'on y trouvait alors plusieurs salons de coiffure, des salles de cinéma, des bijouteries, un magasin de photo, des pâtisseries et même un fleuriste. Des services de police ainsi qu'une caserne de pompiers, directement subventionnés par le Conseil fédéral de l'énergie atomique, étaient également présents et formés aux techniques de lutte contre les incendies impliquant des matières radioactives. Un vol quotidien Los Alamos – Albuquerque était à portée de tous les habitants, de même qu'une bibliothèque riche de 18 000 ouvrages ainsi que de nombreux espaces de vie commune. On pouvait y louer une chambre pour 22 $ par mois seulement, tandis que les loyers des logements plus vastes plafonnaient à 135 $ par mois. Les résidents de Los Alamos pouvaient même écouter la radio, un luxe qui ne leur était pas accessible en temps de guerre. L'auteur ajoute que la station de radio locale KRSN était dirigée par un certain Robert Porton, dont la « grande collection de disques avait de quoi faire pâlir de jalousie tous les DJ de la planète. » Dans ces conditions, pourquoi s'installer à Hawaii quand on peut vivre à Los Alamos ?

Bien sûr, il y avait une ombre au tableau. Par exemple, la majeure partie des 12 000 citoyens travaillaient au développement d'armes de destruction massive. Mais à part ça, Los Alamos était, sans contexte, un modèle de vie américaine idyllique des années 50.

« Les visiteurs qui se rendent à Los Alamos pour la première fois ont généralement des idées toutes faites sur la ville ; ils imaginent y voir des choses extraordinaires, anormales », insiste le rapport. « Pourtant, ils repartiront un peu déçus après avoir constaté que les gens d'ici sont parfaitement normaux et qu'ils se comportent comme n'importe qui. »

En 2017 Los Alamos est plus normale que jamais, comme le montre le clip ci-dessus.

Au cours des 60 années écoulées depuis l'écriture de ce rapport, peu de choses ont changé à Los Alamos. La population oscille toujours autour des 12 000 habitants, le Laboratoire national de Los Alamos est encore inscrit comme un « établissement scientifique dédié à la sécurité nationale », et les magasins et des restaurants au nom kitsch – tels qu'Atomic City Quilts ou Atomic Eyecare, foisonnent. Décidément, rien n'est moins étrange que Los Alamos, sauf un champignon nucléaire.