Comment les architectes travaillent à l'ère des tueries de masse

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Comment les architectes travaillent à l'ère des tueries de masse

Face à la multiplication des tueries et des attaques, et à l'impuissance des pouvoirs publics, les architectes s'emploient à imaginer des bâtiments capables de protéger leurs occupants.

L'architecte Aaron Betsky n'est pas franchement fan de la Freedom Tower.

Le bâtiment de 541 mètres de haut, officiellement baptisé One World Trade Center, fait figure de mastodonte ultramoderne dans le ciel de New York, et pour cause : c'est la plus haute structure de tout le monde occidental. David Childs, l'architecte principal du projet, a conçu le bâtiment de manière à ce qu'il soit « emblématique et solennel », et qu'il incarne la mémoire des victimes des attaques du 11 septembre 2001, quand les deux tours du World Trade Center s'étaient effondrées à deux pas de là.

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Mais Aaaron Betsky, directeur de la Frank Lloyd Wright School of Architecture, voit la tour d'une autre manière. Selon lui, le bâtiment ne dégage pas une impression de sécurité. Au contraire, il évoque plutôt la violence. « Dans mon esprit, c'est ce qui ressort de la zone d'exclusion, des bornes, des guérites des gardes, et des murs de béton qui se cachent sous le verre réfléchissant de Ground Zero », dit-il.

La culture de la peur a transformé le rôle de l'architecture aux Etats-Unis. Rien qu'en 2016, le pays a déjà été confronté à 221 tueries de masse, sans compter le risque très concret d'attaques terroristes de grande ampleur menées par des groupes comme l'État islamique ou Boko Haram. Si vous écoutez les infos un peu trop longtemps, vous aurez rapidement l'impression que tous les bâtiments sont des tombeaux en puissance : centres commerciaux, cinémas, écoles… Alors, puisque les autorités refusent de prendre des mesures concrètes en matière de contrôle des armes, les architectes sont en première ligne pour concevoir des bâtiments aussi sûrs que possible.

Après qu'un tueur solitaire âgé de 20 ans ait abattu 20 enfants à l'école primaire Sandy Hook, dans la ville de Newtown (Connecticut), en 2012, la mairie a décidé de construire une nouvelle école, qui a officiellement ouvert ses portes cette semaine. Alana Konefal, architecte chez Svigals+Partners, le cabinet à qui le projet a été confié, a insisté sur le fait que celui-ci ait été mené en collaboration permanente avec la communauté. « Ils ont partagé leurs souvenirs de l'ancienne école avec nous, leurs expériences, les aspects les plus mémorables du bâtiment, etc. », a-t-elle déclaré.

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La nouvelle école comporte une zone ouverte et dégagée devant l'entrée, afin que les personnes qui se trouvent à l'intérieur puissent voir qui approche. Un petit jardin fait office de tampon naturel entre le bâtiment et le parking des bus. Des passerelles ont été installées pour constituer des points d'entrée clairement identifiés, permettant de contrôler qui entre dans le bâtiment. « Nous voulons que les élèves et les professeurs se sentent à l'aise et en sécurité, comme à la maison », assure Konefal.

Se sentir bienvenu, appartenir à la communauté, est plus qu'un sentiment : c'est un aspect important dans le domaine de la sécurité, affirme Betsky. La plupart des tireurs isolés responsables des tueries sont avant tout des gens très seuls : « Il nous faut avant tout trouver un moyen de rapprocher les gens les uns des autres. »

Et cette approche n'est pas réservée aux bâtiments de taille modeste. Même les édifices haute-sécurité du gouvernement modifient peu à peu leur design, et imitent en quelque sorte à plus grande échelle les passerelles de la nouvelle école Sandy Hook. Alors que les caméras de surveillance, les vitres pare-balles et les détecteurs de métaux se sont banalisés depuis des années, l'installation de « douves » remplies d'eau pour protéger les bâtiments « fait un retour en grâce », affirme Richard Paradis, ingénieur et expert en sécurité au National Institue of Building Sciences.

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Selon lui, quand il travaille auprès du gouvernement pour s'assurer que les bâtiments fédéraux répondent aux standards en matière de sécurité, le plus difficile est de trouver le bon équilibre entre l'ouverture et l'aspect menaçant. Il confirme que la sécurité est au centre des conversations depuis quelques années, et que chaque nouvelle attaque vient rappeler aux architectes et aux ingénieurs qu'il y a encore des progrès à faire.

Mais même les bâtiments qui sont peu fréquentés par le grand public, ou qui sont protégés par des barrières naturelles ou artificielles, doivent donner l'impression d'être ouverts et accueillants. « Nous ne voulons pas que les bâtiments aient l'air de forteresses », explique Paradis.

Les architectes comme Betsky n'ont aucune intention de transformer les espaces que nous fréquentons au quotidien en forteresses. Le flot constant de violence gratuite qui inonde les médias et les communautés peut susciter des réactions viscérales au sin de la société, qui réclame alors des murs plus épais et une surveillance de tous les instants. Évidemment, personne ne peut imaginer ce que cela fait d'être confronté à une tragédie comme celle de Sandy Hook, qui se déroule dans un espace éminemment familier.

Betsky insiste : trop de protection mène à l'isolement. Et il est illusoire de croire que l'on peut mettre un terme à la violence en modifiant le design des bâtiments ou les plans d'urbanisme (quand j'avoue à Betsky que j'ai encore du mal à aller au cinéma sans penser à la fusillade qui avait eu lieu dans une salle du Colorado, sa réponse est sans ambigüité : « Là, l'architecture est impuissante. Seul le contrôle des armes peut changer les choses. »)

Et si jamais quelque chose de terrible se produit, nous ferions bien de bâtir une culture de la force plutôt qu'une culture de la peur. « Le terme de résilience vient à l'esprit, dit Paradis. On construit des infrastructures de telle manière qu'elles puissent rapidement répondre à un événement, et s'en remettre. »