En France, l'e-sport reste un pari risqué

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En France, l'e-sport reste un pari risqué

Comme on parie sur du foot ou du rugby, on peut désormais miser de l'argent sur des compétitions de jeux vidéo. Une manière pour les fans d'e-sport de pimenter les matches qu'ils regardent. Mais entre les sites louches et la triche, l'aventure demeure...

Au centre de la Mercedes-Benz Arena, à Berlin, sept sud-coréens soulèvent sous les applaudissements du public une énorme coupe argentée aux airs de calice médiéval. Ils viennent de remporter la finale du championnat du monde du jeu vidéo League of Legends, et son premier prix d'un million de dollars. Les compères ont également enrichi les plus clairvoyants qui avaient misé sur leur victoire. Car sur Internet, de nombreux sites proposaient de parier sur le match.

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Les compétions d'e-sport, ou sport électronique, dans lesquelles s'affrontent des joueurs professionnels de jeux vidéo multijoueur tels que FIFA (simulation de football), Starcraft II (stratégie) ou Counter-Strike: Global Offensive (tir), sont devenues des monstres d'audience sur Internet.La finale de l'édition 2014 du championnat du monde de League of Legends a par exemple réuni 27 millions de visiteurs uniques. De quoi attirer l'attention des bookmakers.

De gros sites de paris sportifs internationaux comme Pinnacle, Bet 365, ou Betway se sont mis à proposer des cotes sur les matches d'e-sport. Chez Pinnacle, qui a commencé à s'intéresser au secteur en 2010, on n'est pas déçu. "C'est l'un de nos marchés qui croît le plus vite, affirme Harry Lang, directeur marketing du bookmaker. L'e-sport a dépassé le handball, le volley et le golf pour devenir notre 7e plus gros sport en volume cette année. Nous avons enregistré plus de deux million de paris depuis 2010, dont un million en 2015." Des startups ont aussi lancé des sites dédiés aux paris "e-sportifs". Comme l'Américain Unikrn, qui propose des paris sur les compétitions de huit jeux vidéo en Australie, au Royaume-Uni et en Irlande. Des sites prédisant le résultat des matches sont même apparus. Contre un abonnement mensuel, csgohub.gg conseille les parieurs sur les compétitions du jeu Counter-Strike: Global Offensive (CS:GO). Pour chaque match, le site fait son pronostic, analyse argumentée à l'appui, et indique le niveau de risque du pari.

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Plutôt que de parier sur un match de foot ou de rugby, certains préfèrent donc miser sur des équipes dont les joueurs professionnels, au lieu de suer sur le terrain, sont retranchés derrière un écran. Ils sont moins médiatisés, moins bien payés, mais tout aussi scrutés par les communautés qui se sont formées autour de ces jeux dans lesquels ils excellent. Pour les joueurs lambda, regarder "un stream" (un match diffusé en direct et en streaming sur Internet) est une autre manière de se divertir quand ils n'ont pas envie de jouer. C'est aussi l'occasion d'apprendre en observant les meilleurs.

A force de suivre les compétitions, le sentiment d'être un connaisseur capable de pronostiquer l'issue d'un match s'installe. C'est-ce qui a poussé Arthur, un étudiant de 21 ans en école d'ingénieur, à s'essayer aux paris. "Je regarde beaucoup de matches de Hearthstone [un jeu de cartes à collectionner basé sur l'univers de Warcaft] car je veux m'améliorer pour jouer en compétition, explique-t-il. Un jour, j'ai vu une pub pour des paris en regardant un stream. Je n'y avais jamais pensé avant, mais je me suis dit que ce serait une bonne manière de me faire de l'argent grâce à mes connaissances."

Mais pourquoi dépenser son argent là-dedans ? Où est le plaisir ? "C'est les gains", répond Valentin sans même y réfléchir. Cet apprenti de 19 ans affirme gagner "80% du temps". Son plus gros butin: 210 euros sur un match de Counter-Strike. "Je parie à chaque fois qu'il y a un match sur lequel je suis sûr de gagner. Selon les périodes, je peux parier tous les jours ou pas du tout pendant un mois", explique-t-il. Valentin reconnaît cependant qu'il ne fait pas ça seulement pour l'argent. Il aime aussi "le stress et l'excitation pendant le match", des sentiments ambivalents qui représentent à la fois l'inquiétude de perdre sa mise et le fantasme de s'enrichir. "C'est clair que je suis beaucoup plus dans le match quand j'ai parié dessus," abonde Arthur.

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Tous les parieurs interrogés mettent en avant leur connaissance poussée du jeu. Chacun pense pourvoir être plus malin que les autres et ainsi remporter la mise. Mais à ce jeu-là, c'est Jared, un Australien de 23 ans, qui sort du lot. Lui ne parle pas de paris, mais d'"investissements". Il s'est découvert une passion pour les économies virtuelles et numériques par un malheureux hasard. "Il y a trois ans, je suis tombé malade et j'ai failli en mourir, raconte-t-il. Je ne pouvais plus marcher pendant des mois." Ne pouvant rien faire d'autre, il se met à World of Wacraft, un jeu de rôle en ligne chronophage, sans fin, et donc parfaitement adapté à sa situation. Il comprend rapidement comment devenir richissime dans ce jeu qui reprend des mécanismes économiques comme le travail, la production, l'offre et la demande ou l'investissement. Puis il bascule dans l'économie réelle, mais toujours numérique, en lançant des magasins eBay. Pour arrondir ses fins de mois, il commence aussi à s'intéresser aux paris. "Je cherchais un jeu avec une économie détraquée dont je pourrais profiter," reconnaît Jared sans détour.

Il découvre alors l'adresse qui fera son bonheur: csgolounge.com, un site dédié aux paris sur les matches du jeu de tir Counter-Strike, l'un des titres sur lesquels les joueurs parient le plus. "C'est le meilleur endroit pour faire des profits", assure-t-il. Sur CSGO Lounge, on ne parie pas d'argent. Mais cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas s'y ruiner ou s'y enrichir. Depuis 2012, Steam, une plateforme de jeux vidéo pour PC, permet aux joueurs d'acheter et vendre entre eux des objets virtuels issus des jeux contre de l'argent bien réel. Sur Counter-Strike, il s'agit de "skins", des objets purement esthétiques qui modifient l'apparence des armes. On en trouve pour moins d'un dollar, mais les plus rares s'échangent autour de 400 dollars. Sur CSGO Lounge, les paris se font donc avec ces skins, dont la grande palette de valeurs permet de miser quelques centimes ou plusieurs centaines d'euros. Lorsque le joueur remporte un pari, il récupère un skin de meilleure qualité que celui qu'il a misé, en fonction de la cote de son pari: plus elle est élevée, plus il dégotera un skin rare. Il pourra ensuite le revendre sur le "Marché de la communauté" de Steam, directement à un joueur qui lui transfèrera de l'argent sur PayPal, ou via l'intermédiaire OPSkins pour éviter les arnaques.

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CSGO Lounge permet de gagner des skins en misant sur des matches. Capture d'écran de l'auteur.

Le principal avantage de ce système est que CSGO Lounge n'est astreint à aucune régulation sur les paris en ligne, puisqu'on n'y joue pas de l'argent. "Sur les sites de paris sportifs classiques, il faut prouver son âge. Là il n'y a rien de tout ça, il suffit de se connecter avec son compte Steam, explique Jared. Du coup, il y a beaucoup de gosses qui ont moins de 18 ans, ne comprennent pas le fonctionnement des paris et ne connaissent rien à la scène compétitive e-sport. Ils appliquent la loi des séries : si une équipe a enchaîné les défaites, elle va sûrement perdre le prochain match. Mais une équipe très forte peut se faire laminer par une autre équipe de même niveau, puis rencontrer un adversaire beaucoup plus faible. C'est comme si au football, Manchester United jouait contre une équipe de troisième division."

Pierre, un développeur web de 23 ans, a aussi parié sur CSGO Lounge, jusqu'à perdre en trois matches 700 euros de gains accumulés avec une mise de départ de 10 euros seulement. "Ca m'a un peu vacciné," affirme-t-il. Depuis, il a pris du recul et s'interroge sur le fonctionnement du site. "Ils ont un quasi monopole des paris sur Counter-Strike, ils font ce qu'ils veulent. Ce n'est pas transparent, on ne comprend pas comment ils se font de l'argent." Et en cas de litige, les parieurs ont peu de moyens pour se retourner contre ce site basé en Afrique du Sud. "Ce serait cool qu'il y ait des sites français légaux. Au moins on serait sûrs de ne pas se faire arnaquer," estime Valentin.

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Les sites de paris sportifs français sont pourtant au courant du phénomène, qu'ils ont vu se développer chez leurs homologues internationaux. Pour Hervé Cacheur, président de l'opérateur JOA online, le sport électronique est "une diversification qui ne pourrait être que bénéfique". "Mais nous sommes dépendants du cadre légal français, qui nous interdit de proposer des paris sur de l'e-sport," explique un porte-parole de Betclic. Seuls les paris sportifs sont autorisés, et uniquement sur les sites ayant reçu l'agrément de l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL). L'e-sport n'étant pas reconnu comme une discipline sportive, parier dessus est interdit. "Pour nous, faire un pari sur une compétition de jeux vidéo ou sur qui va gagner Miss France, c'est la même chose", résume Clément Martin Saint-Léon, directeur des marchés et de la prospective à l'ARJEL.

Les joueurs français risquent-ils des poursuites en utilisant des sites étrangers illégaux ? "Pénalement, ils ne risquent rien mais ce sont des sites sur lesquels leur avoirs et données personnelles ne sont pas sécurisés, répond Clément Martin Saint-Léon. S'ils ont un contentieux avec un site, ils ne peuvent pas se retourner vers l'ARJEL et faire valoir leurs droits." D'autant que les gros opérateurs de paris sportifs étrangers relativement sûrs et qui proposent de l'e-sport sont inaccessibles depuis la France. Les joueurs doivent donc se rabattre sur des sites pas toujours fiables et qui peuvent disparaître à tout moment, comme l'ont fait datbet.net ou esportsventure.com récemment, flouant de nombreux utilisateurs qui n'ont pas pu récupérer leurs gains.

Même si une offre légale apparait en France, les parieurs devront toujours composer avec un autre type d'arnaque: la triche. De nombreux scandales ont éclaté suite à des matches arrangés. Par exemple en Corée du Sud, où neuf personnes ont été arrêtées en octobre suite à des soupçons autour de cinq matches de Starcraft II. L'entraîneur et l'un des joueurs de l'équipe Prime auraient été payés entre 4000 et 17 000 euros par deux membres d'une organisation criminelle sud-coréenne pour perdre volontairement les rencontres, leur permettant ainsi de parier en ligne en connaissant l'issue du match. Même scénario aux Etats-Unis en août 2014, le crime organisé en moins. Les joueurs de l'équipe iBUYPOWER auraient parié d'importantes sommes sur leur propre défaite en créant plusieurs comptes sur CSGO Lounge, afin de contourner le règlement du site limitant la valeur des mises.

Pour Gob, joueur de l'équipeMillenium sur League of Legends, les paris provoquent ce genre de situation en particulier dans les petites compétitions peu rémunératrices. "Si tu fais un tournoi avec 500 euros de récompenses, et que tu peux gagner 2000 euros en pariant, ca va forcément poser problème. Pourquoi s'entraîner autant si les parieurs peuvent gagner plus que toi ?" D'autant qu'il est assez facile de tricher lorsque les compétitions se déroulent sur Internet, plutôt que dans un lieu physique. "Pendant les gros évènements, il y a des personnes derrière nous qui vérifient qu'on ne triche pas, explique le joueur. Mais quand on est sur Internet, on peut faire ce qu'on veut. Il serait très facile de demander à un ami de parier sur l'équipe adverse et de se coucher."

Pour se faire pardonner cette influence néfaste sur les compétitions, les sites de paris ont su se rendre indispensables à l'économie de l'e-sport. Ils parrainent des équipes et financent les tournois, qui vivent principalement du sponsoring. Antoine Frankart, fondateur d'Oxent, la société qui organise la compétition ESWC, a changé d'avis sur ces bookmakers. En 2014, il parlait encore de "parasitisme de nos compétitions". Mais la situation aurait changé depuis. "Avant, les problèmes venaient des sites de paris avec des skins sur les matches de Counter-Strike, mais ce n'est plus d'actualité, croît-il savoir. En un an, le marché s'est énormément développé, avec des startups américaines qui ont pignon sur rue. C'est plus rassurant. Et ces acteurs-là sont les bienvenus car ils permettent de financer nos évènements." Parasites ou bienfaiteurs, les paris sont en tout cas promis à un bel avenir dans l'e-sport, dont la montée en puissance ne fait que commencer.